Issue du lexique de la liberté d’expression, et notamment de la liberté de la presse, la notion d’autocensure désigne tout ce que l’on s’interdit de dire ou de faire, sans qu’aucun interdit explicite ne soit posé. Le terme a investi la réflexion et la discussion sur le parcours professionnel et on le retrouve comme une antienne dans l’argumentaire sur les causes du plafond de verre.
Est-il vrai que les femmes s’autocensurent plus que les hommes ? Si c’est le cas, pourquoi ? Et est-ce bien l’un des nœuds gordiens des inégalités professionnelles ? et alors, comment le trancher ? La rédaction du webmagazine EVE a enquêté.
Les femmes déclarent plus volontiers que les hommes s’autocensurer
L’idée que les femmes s’autocensurent davantage que les hommes est très répandue… Mais assez peu objectivée : rares sont les études qui ont pu en apporter une démonstration scientifique complète. On dispose néanmoins à l’heure qu’il est de quelques données reposant sur du déclaratif.
L’étude PWN 2018 indique que 88% des femmes ont de l’ambition mais que 77% la perçoivent comme un « tabou » : elles veulent ardemment quelque chose (en l’occurrence, progresser) mais se sentent mal à l’aise à la perspective de l’exprimer et de se positionner pour l’obtenir.
Le rapport Hays 2017 sur la mixité indique que 58% des femmes contre 63% des hommes disent faire valoir leurs compétences et faire part de leur souhait d’évoluer. Voilà qui conforte l’idée que les femmes s’autocensurent davantage que les hommes mais bat en brèche la perception d’un grand fossé de l’autocensure entre les sexes… Et pourrait aussi induire que les femmes parlent plus volontiers de leur tendance à s’autocensurer que les hommes (d’autant qu’on leur pose plus souvent la question de l’autocensure qu’on n’interroge leurs pairs masculins sur ce point).
Et les hommes ? Autocensureraient-ils leur autocensure ?
D’autres travaux de recherche mettent à mal l’idée que l’autocensure serait une seule affaire de femmes. Telle l’étude de l’Université Carnegie Mellon sur les mécanismes d’autocensure des utilisateurs/utilisatrices du réseau social facebook conduite à partir des données sur le renoncement de dernière minute à publier un contenu et sur les suppressions immédiates de contenus publiés… Surprise ! Les hommes sont près de 3 fois plus nombreux (33% vs 13%) que les femmes à s’autocensurer sur le réseau social…
Et leur réflexe d’autocensure est encore plus fort quand ils ont une large communauté, et plus encore si cette communauté est composée d’une majorité d’hommes !
Les hommes s’autocensurent donc aussi… Et peut-être plus encore quand il s’agit de reconnaître qu’ils n’osent pas parler ou pas agir. Pas conforme aux stéréotypes associés à la masculinité de s’autocensurer… Et de l’avouer ? L’autocensure en intéraction étroite avec la norme
Ce que l’étude Carnegie Mellon confirme, c’est que l’autocensure n’est pas une faille psychologique qui résulterait d’un déficit de confiance en soi, mais qu’elle est fondamentalement interactionnelle.
Cela, de nombreux travaux de psychosociologie l’ont mis en évidence depuis plus d’un demi-siècle. En 1951, le chercheur Solomon Asch veut étudier dans quelles circonstances des individus s’obligent à dire autre chose que ce qu’ils pensent, jusqu’à se ranger au contraire d’une évidence. Alors, il réunit un groupe de sujets « naïfs » au sein duquel se glissent des sujets « complices » qui vont donner avec autorité et en parlant les premiers une réponse fausse à une question extrêmement simple. Le reste du groupe va alors suivre leur opinion, en dépit du bon sens. Après Asch, l’un de ses anciens étudiants, Stanley Milgram lance une expérimentation qui va marquer les mémoires : des individus encouragés par un représentant de l’autorité scientifique vont se comporter en tortionnaires ! Deux mécanismes les y poussent : la soumission à l’autorité du sachant et l’effet de groupe. Bien qu’en désaccord avec le principe d’électrocuter sadiquement un autre être humain et éprouvés par le fait de se livrer à une telle cruauté, les individus n’osent pas faire connaître leur désapprobation ni agir de façon autonome, différemment de ce qu’on leur indique de faire.
Et cela, l’expérience de Milgram nous indique que ça n’a pas de genre : dans son expérience, les femmes se sont montrées ni plus ni moins cruelles que les hommes. Il n’y a donc pas d’essence féminine ou masculine de l’autocensure ou du libre-arbitre : quand la norme s’impose, chacun·e est aux prises avec la peur d’y déroger et les conséquences envisagées de sa subversion.
Le poids des normes de genre sur les mécanismes d’autocensure
Une fois entendu que l’autocensure est en lien étroit avec le poids de la norme, interrogeons-nous sur ce qu’il en est des effets sur la liberté de parler/d’agir des attendus sociaux à l’endroit des femmes et des hommes. On l’a vu avec l’étude Carnegie Mellon, les hommes s’autocensurent davantage quand ils sont entourés d’hommes. Les travaux de Fan & Quian sur le sentiment de sécurité et de bien-être au travail en fonction du niveau de mixité , a par ailleurs montré que les femmes ont davantage de réflexes d’autocensure et de sentiment de devoir faire leurs preuves quand elles sont dans des environnements masculinisés. En revanche, les environnements majoritairement féminisés sont plus propices au sentiment de confiance à la prise de parole et d’initiative, pour les femmes comme pour les hommes.
Voilà pointées du doigt les normes de masculinité « traditionnelle » (qui peuvent s’incarner dans des comportements d’hommes mais aussi de femmes, la figure repoussoir de la « reine des abeilles » en témoigne). « L’idéologie de la virilité », telle que la philosophe Olivia Gazalé désigne l’ensemble des croyances sur l’idéal masculin qui infusent l’organisation sociale et les valeurs culturelles, favorisait chez tou·te·s les réflexes d’autocensure.
Quels effets de l’autocensure sur la vie et le parcours des femmes et des hommes ?
Si l’autocensure n’a pas de sexe, est-ce à dire qu’elle a les mêmes effets sur la carrière et le parcours de vie pour les femmes et pour les hommes ?
Le fait qu’elle ait maille à partir avec les normes sociales et en particulier avec l’empreinte qu’y laissent un ensemble de stéréotypes de la masculinité laisse évidemment supposer que les femmes paient un plus lourd tribut socio-professionnel à l’autocensure. C’est en tout cas une hypothèse très largement partagée pour expliquer le plafond de verre : ce serait parce qu’elles ne demandent pas (les postes à responsabilité, les augmentations, les promotions, les mobilités..) que les femmes n’obtiennent pas ; ce serait parce qu’elles silencient leurs ambitions, renâclent à faire-savoir ce qu’elles valent (alors même que plusieurs études, depuis celle menée par Patrick Scharnitzky (ndlr : intervenant à EVE) et Inès Dauvergne pour l’IMS en 2012 jusqu’à la consultation Financi’Elles 2017 et l’étude PWN 2018 ont mis en évidence qu’elles ont confiance en leurs compétences) qu’elles ne sont pas repérées… Mais aussi parce que confrontées aux injonctions paradoxales (donner des gages de leadership classique tout en étant garantes d’un renouvellement des codes du leadership, par exemple), elles éviteraient de s’exposer et préfèreraient jouer les numéros 2 dans l’ombre, etc.
En même temps que l’autocensure des femmes contribue ainsi à freiner leur progression professionnelle, l’autocensure des hommes jouerait davantage sur le terrain de la conciliation des temps de vie. L’enquête 2016 de l’UNAF sur la paternité au XXIè siècle indique que 53% des pères voudraient passer plus de temps avec leurs enfants et pour trois-quarts d’entre ceux-là invoquent une charge de travail trop lourde, entre obligations de présence, déplacements domicile-travail (dont l’étude ONS 2018 sur le commuting gap a montré qu’ils sont plus longs en moyenne pour les hommes que pour les femmes), « charge mentale » liée aux responsabilités professionnelles (qu’ils sont effectivement statistiquement plus nombreux à exercer, représentant plus de 75% du senior management et près de 90% des dirigeant·e·s)… Mais les hommes osent-ils adresser à leur employeur tout ce que l’investissement dans la vie familiale implique concrètement de réputé trivial, de minuscules tâches (quotidiennes mais impérieuses) en contraintes horaires rigides et autres exigences mal reconnues socialement du « care » ordinaire ?
Pour le sociologue Alban Jacquemart, qui a consacré sa thèse à l’engagement des hommes en faveur de l’égalité, il y aurait une certaine ambiguïté dans cette affaire : s’il est devenu plus aisé pour les hommes d’exprimer leur souhait d’être un bon père autant qu’un bon manager, le déficit de concrétisation de ce désir trouverait en partie sa source dans une culture interdisant aux hommes d’aller sur les terrains classiquement attribués à la féminité, mais pourrait aussi procéder d’une forme d’économie de l’évitement qui ne dit pas son nom. Les hommes accuseraient-ils un peu trop vite les stéréotypes, les normes sociales et l’autocensure qui en découle, de les empêcher de participer à égalité aux tâches domestiques ?
Les mutations des modèles familiaux, et avec elles des figurations de la parentalité, concomitantes d’une meilleure assumation professionnelle des femmes pourraient cependant changer la donne : les un·e·s comme les autres n’auraient bientôt plus le choix d’adresser à l’employeur le besoin d’équilibre en même temps que celui de s’épanouir professionnellement ?
La culture de l’inclusion, voie de sortie de la culture de l’autocensure ?
Ce pronostic d’un rapprochement de la condition des femmes et des hommes aussi bien dans la sphère privée que dans l’environnement professionnel laisse entrevoir de bonnes perspectives pour la culture de l’inclusion. Celle-ci, qui met en mouvement la diversité, en permettant à chacun·e d’exprimer sa singularité et d’oser agir pour apporter le meilleur de soi au collectif, est indéniablement favorisée par l’empathie, le partage du vécu et des préoccupations, la mise en commun des idées et des énergies pour changer les règles du jeu (en finir une bonne fois pour toutes avec le présentéisme, repenser les parcours professionnels pour que chacun·e trouve sa place dans le monde du travail à chaque moment de sa vie, donner à tou·te·s de réelles opportunités de faire valoir et développer ses talents). A ce titre, on peut voir dans la lutte contre l’autocensure un moteur de l’inclusion (amplifier la voix de celles et ceux que l’on n’entend pas) mais aussi son carburant (démultiplier le champ des propositions pour transformer les organisations).
Comment lutter contre l’autocensure : (se) donner le pouvoir de dire & d’agir, d’être entendu·e et accepté·e
L’autocensure est au croisement de trois craintes intériorisées et interagissantes qui appellent chacune des réponses touchant au développement de l’individu et à la transformation de l’environnement :
- La crainte de ne pas pouvoir dire/faire (sentiment de manquer d’espace pour prendre la parole, peur de ne pas savoir s’exprimer, anticipation de sanctions formelles ou symboliques en cas de « faux-pas »…)
Face à cette crainte de ne pas pouvoir dire/faire, il est pertinent de former les individus à l’identification précise de leurs besoins et aspirations et à la prise de parole en public… Mais aussi de travailler sur les « règles du jeu » des espaces de prises de parole (entretiens, réunions…) pour que l’expression de tou·te·s soit réellement possible.
- La crainte de ne pas être entendu·e ou d’être mal entendu·e (découragement anticipé de prendre la parole si l’écoute ne semble pas au rendez-vous ou de prendre des initiatives si le cadre est insuffisamment agile pour les accueillir, peur de « déranger », de créer de la dispute, voire de provoquer des dégâts…)
Face à cela, il apparaît nécessaire de former les un·es et les autres à l’empathie, à l’écoute active, à la saine conflictualité… Mais aussi de créer et entretenir des environnements de confiance où le droit à l’erreur est garanti.
- La crainte de ne pas être accepté·e (sentiment d’être attendu·e au tournant, peur d’être caricaturé·e, disqualifié·e, stigmatisé·e…)
Ici, les individus ont leur carte à jouer pour apprendre à s’affirmer avec une juste assertivité… Mais les organisations et toute la société doit aussi supporter mieux l’expression des identités réputées non-conformes à la norme et s’ouvrir davantage aux idées nouvelles.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE