Syndrome de la Schtroumpfette, Effet Matilda, Journée DES droits DES femmes, votre rubrique « Un concept à la loupe » cerne les éléments de langage pour creuser des notions essentielles à la réflexion du leadership au féminin.
Ce mois-ci, nous vous proposons d’explorer une expression très courante du discours sur l’égalité professionnelle : « le plafond de verre ». Métaphore parlante s’il en est, le « plafond de verre » est un concept si commun qu’il ne donne a priori pas de maux de tête… Sauf à qui s’y heurte, bien sûr!
Le blog EVE a mené l’enquête sur les origines et le destin de cette formule peut-être un peu plus complexe qu’elle en a l’air.
Aux origines du concept de « plafond de verre »
Quoique la coutume fasse souvent remonter le concept de « glass ceiling » à un célèbre article de Carol Hymowitz et Timothy D. Schellhardt paru dans le Wall Street Journal en 1986 (« The Glass Ceiling : Why Women Can’t Seem to Break The Invisible Barrier That Blocks Them From the Top Jobs« ), l’expression est déjà présente deux ans plus tôt dans un ouvrage co-signé par le patron de presse américain Gay Bryant (« The Working Woman Report : Succeeding in Business in the 1980s.« ). Mais il faut sans doute revenir encore un peu en arrière pour voir l’expression apparaître : c’est dans les couloirs des labos de sociologie américains des années 1970, en pleine période de féminisation de la population active, qu’elle aurait déjà commencé à faire la rumeur.
D’aucun-es attribuent aussi l’intuition sinon l’inspiration du « plafond de verre » à Elia Kazan, dont le film Le Mur Invisible, sorti sur les écrans en 1947, décrit tous les obstacles insidieux dressés sur le chemin d’un homme se faisant passer pour un jeune juif américain, par une société pourtant non ouvertement antisémite. L’argument est bien là : on parle de discriminations sournoises, qui ne portent pas leur nom mais font bel et bien barrage à l’égalité de traitement.
On retrouve aussi chez Kazan, les idées de la prise en compte du point de vue d’autrui (quand il faut, pour prendre conscience des mécanismes de l’injustice se mettre à la place de qui en est victime, sans quoi on serait tenté de le/la supposer paranoiaque ou victimaire) et de l’identité personnelle dénaturée par le contexte non inclusif (quand il faut, pour échapper aux injustices, cacher qui l’on est vraiment).
Cette idée du travestissement de soi, avec ce qu’il en coûte psychologiquement et socialement pour qui doit en passer par là pour se faire reconnaître, on la retrouve bien entendu dans les premiers mouvements de promotion des droits des femmes, comme par exemple chez les Vésuviennes de 1848 qui s’insurgeant contre « le dévouement obscur » des femmes privées de reconnaissance, jouèrent de l’image d’une virilité au féminin pour grossir en miroir le trait des inégalités en tous domaines. En d’autres termes, ces militantes radicales mirent en lumière ce dont les hommes bénéficiaient sans y voir des avantages à leur sexe, pour dire que n’en pas jouir de la même façon était un invisible désavantage au leur.
Si on résume cet aperçu historiographique de la notion de « plafond de verre », il apparait assez clairement que, même avant qu’elle soit forgée en métaphore puis en topos du discours sur les inégalités, l’idée de l’invisibilité des entraves qui président à l’invisibilité de certaines catégories sociales n’est pas si récente qu’elle peut en avoir l’air.
Le « plafond de verre », pour sortir des visions oppositionnelles de l’inégalité femmes/hommes
Voyons à présent comment le « plafond de verre », résultat d’une impalpable masse de perceptions socio-culturelles qui influencent inconsciemment notre regard sur nous-même comme sur autrui, est producteur de discriminations dans les faits et constitue notamment un vrai frein à l’accès des femmes aux plus hautes responsabilités.
C’est tout le mécanisme des prophéties auto-réalisatrices qui se met en branle, sans systématisme à l’échelle individuelle, mais avec de vrais grands ensembles statistiques qui se dégagent (il suffit pour s’en convaincre de constater l’hiatus entre la proportion majoritaire de femmes diplômées de l’enseignement supérieur et leur présence très minoritaire aux postes de dirigeant-es), quand les stéréotypes attribués au féminin et au masculin font que l’on « voit » mieux un homme incarner l’autorité ou la fermeté… Et que l’on voit par ailleurs peu les femmes, et pense du même coup moins immédiatement à elles, au moment des promotions. D’où l’intérêt d’une part de mettre en évidence ces stéréotypes influents, d’autre part d’encourager les femmes à se faire connaître et valoir et enfin de revisiter les critères de la légitimité et les process d’évolution de carrières.
Mais le « plafond de verre » n’est pas qu’affaire d’imaginaire collectif, c’est aussi la résultante de situations très concrètes pour les individus quand il est parfois difficile d’être in the right place at the right time pour saisir les opportunités qui se présentent : c’est ainsi qu’une maternité, de façon très classique, va, sans que personne n’ait délibérément voulu discriminer qui que ce soit, encore trop fréquemment entraîner un retard de carrière (Marlène Schiappa, la fondatrice de Maman Travaille n’hésitant pas à parler alors de « plafond de mère »). Mais là encore, pas de fatalité : une attention toute particulière et ouvertement volontaire des RH au développement professionnel des femmes à ce moment charnière de leur existence participe efficacement à corriger les effets de leur retrait somme toute très temporaire de l’activité ; des mesures d’articulation des temps de vie favorisant un meilleur partage des responsabilités au travail comme dans les foyers et, plus globalement, une prise en considération des parcours diversifiés des talents en tout genre (!) par les organisations oeuvrent à donner à chacun-e possibilités accrues de mener un parcours à la hauteur de ses ambitions, de ses compétences et qualités personnelles sans avoir à justifier incessamment de sa légitimité. Et le plafond de verre se fissure…
L’un des intérêts majeurs qu’il y a à penser les inégalités ces termes, c’est non seulement la possibilité de dépasser les logiques oppositionnelles qui renverraient les causes et les torts à chaque sexe stigmatisé (les hommes qui ne voudraient pas laisser la place, les femmes qui s’installeraient dans des postures victimaires, pour ne citer que deux vains clichés d’une prétendue « guerre » qui n’est valorisante pour personne) ; mais encore et surtout qu’il donne aux organisations et à chacun-e la possibilité d’agir pour plus d’égalité.
Le plancher de verre ou comment les hommes ont aussi intérêt à promouvoir l’égalité
Mieux que la seule possibilité d’agir, la prise de conscience des mécanismes invisibles des inégalités permet de mettre en exergue les bénéfices que chacun-e peut trouver à l’égalité. Les hommes aussi, en l’occurrence, qui, s’ils jouissent dans les faits et à l’échelle des grands ensembles d’un ascendant en matière de responsabilités comme de rémunérations sont de plus en plus nombreux à dire combien la prégnance des stéréotypes sexistes leur fait aussi violence, voire les fragilise, quand il leur est interdit de faillir, dit Antoine de Gabrielli, le fondateur de Mercredi-c-Papa, sauf à se voir considérés en « losers ».
Ainsi le créateur d’ « Happy Men » a-t-il forgé la notion de « plancher de verre » pour définir “tout ce qui empêche socialement ou professionnellement les hommes de prétendre à un épanouissement hors de la seule sphère professionnelle” tant il est acquis dans les esprits que leur reconnaissance sociale dépend de leur statut professionnel. La vie n’est pas qu’au travail pour les hommes! Ce sont ces lignes-là qu’il faut faire bouger en même temps que les frontières de la reconnaissance des femmes, pour faire progresser l’égalité.
En temps de redéfinition des critères de la légitimité et de la réussite, les inégalités et leur versant égalité se conçoivent plus que jamais hors déni des réalités mais fondamentalement en dynamiques. Celles qui font intéragir tout à la fois le tangible et l’invisible, les faits et les mentalités, les intentions et les perceptions, les sphères publiques et privées, les individus et les organisations, les femmes et les hommes… Plafond et plancher de verre sont bien l’affaire de toutes et tous et dans toutes dimensions de l’existence.
Marie Donzel, pour le blog EVE
Lire aussi :
– Notre entretien avec Olga Koening, directrice Open Sources & Career Path de Danone sur la prise en considération des parcours divers des femmes et des hommes, de toutes générations, de tous milieux, en toutes situations personnelle et professionnelle.
– Notre entretien avec Laurent Depond, directeur de la diversité d’Orange, sur les effets bénéfiques pour la performance d’une stratégie passant par la reconnaissance et la valorisation des parcours diversifiés.
– Notre entretien avec Jean-Claude Le Grand, directeur du développement international RH de L’Oréal, sur les grands enjeux de la mixité et de la diversité en entreprise et notre entretien avec Emmanuelle Lièvremont, directrice diversités et santé au travail de L’Oréal France sur toutes les mesures que l’entreprise met en place pour favoriser concrètement l’égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités.
– Notre entretien avec Armelle Sciberras, responsable diversité du groupe Crédit Agricole S.A., sur les leviers d’un management et d’un leadership plus équilibrés, pour les femmes comme pour les hommes.
– Notre portrait de Sylvie Bernard-Curie, directrice des ressources humaines KPMG audit et Présidente du Comité des Sages d’EVE qui promeut sans relâche une politique active de conciliation des temps de vie visant à lever les obstacles invisibles à l’égalité professionnelle effective.
– Nos entretiens avec Brigitte Grésy sur le poids des stéréotypes existes sur la vie professionnelle et personnelle des hommes de l’entreprise et sur les effets de la montée en puissance des femmes dans la sphère professionnelle et les changements qu’elle entraîne dans la société en général et les organisations en particulier.