On parle de plus en plus de grossophobie. Le terme qualifie tout le spectre des discriminations et des formes d’exclusion dont font l’objet les personnes en surpoids. Au-delà de la grossophobie qui représente la plus évidente et la plus massive des discriminations à l’apparence, la norme de « beauté » exerce une influence non négligeable sur le traitement des individus… Alors même que la beauté est loin, très loin d’être objectivable et surtout fortement marquée par des considérations socio-culturelles. Parce qu’il s’agit d’une illustration extrême de la dynamique des stéréotypes, la compréhension de la discrimination à l’apparence permet de penser les enjeux de l’inclusion avec une nouvelle acuité.
Du « fat-shaming » au « lookism » : de l’exclusion de fait au stéréotype
De la même façon que les stéréotypes de genre attribuent des caractéristiques morales, sociales et/ou fonctionnelles aux femmes et aux hommes ; l’apparence donne lieu à toute une foule de croyances partagées sur la psychologie, le tempérament, le mode de vie et/ou la condition sociale des personnes.
C’est ce que l’éditorialiste du Washington Post Adrienne Cook a appelé le « lookism » dans un mémorable article de mai 1978. La journaliste décrit par le menu, témoignages à l’appui, toutes les discriminations et violences que subissent au quotidien les personnes en surpoids : depuis les insultes caractérisées (sans que cela ne suscite beaucoup d’indignation alentour) jusqu’aux exclusions de divers espaces de vie sociale, en passant par une accumulation d’humiliations quotidiennes quand rien (ni les vêtements, ni les équipements médicaux, ni les sièges des transports en commun, ni les bancs publics) n’est prévu pour que ces personnes se sentent à l’aise et que tout semble au contraire indiquer qu’elles prennent indûment « trop » de place.
Pis encore, ce qui est adressé aux individus en surpoids, c’est qu’ils sont responsables de leur condition : il « faut » manger moins, manger mieux, faire plus d’exercice… Et que diable, prendre un peu plus soin de soi ! Le stéréotype s’impose : le surpoids est considéré comme « une maladie de la volonté », ainsi que Daria Marx et Eva Perez-Bello, auteures de Gros n’est pas un gros mot (Librio, 2018) l’écrivent. La littérature scientifique peut bien démontrer que les causes du surpoids sont multiples (génétiques, métaboliques, endocrinologiques, socio-économiques, entre autres…), rien n’y fait : la figure du/de la gros·se qui ne se maîtrise pas, manque d’estime de soi et n’a pas le goût de l’effort imprègne en profondeur les esprits.
Toute la mécanique des stéréotypes se met en place : des stéréotypes « bienveillants » (les gros·ses seraient plus souvent drôles, bon·ne·s vivant·e·s, chaleureux.euses…) prétendent compenser les stéréotypes hostiles. Et tout comportement qui plait ou déplait est interprété à la lumière du vécu présumé de la personne (« elle est agressive parce qu’elle est complexée », « elle a besoin de faire valoir son intelligence pour faire oublier sa corpulence » etc.). Cela sans compter les effets d’intériorisation et d’autocensure de celles et ceux qui intègrent le mépris social ambiant dont elles et ils font l’objet.
Une forme de « valence différentielle » à l’œuvre
Mais ne sommes-nous pas tou·te·s soumis·es au regard, voire au jugement des autres sur notre physique ? Notre apparence, premier point de contact dans la relation, a de fait sa place dans la projection de soi et dans l’appréciation des autres sur notre personne. De nombreuses études, compilées notamment par Jean-François Amadieu dans son ouvrage La Société du Paraître – Les jeunes, les beaux et les autres… révèlent que toute apparence est associée à des attributions stéréotypées, positives comme négatives.
Ainsi, les personnes en situation d’ultra-minceur pourront faire l’objet de sentences désobligeantes, associant leur physique à la maladie, à l’austérité, voire dans de très douteuses assimilations douteuses, à la déportation. Les personnes correspondant par trop aux normes de beauté proposées par l’imagerie publicitaire seront éventuellement suspectées d’excès de narcissisme, de superficialité ou carrément de stupidité.
S’il est certes désagréable pour chacun·e de se voir ainsi préjugé·e sur la base d’une apparence, il est néanmoins indispensable de cerner le différentiel de valeur sociale des critères d’appréciation du physique, nous dit Amadieu. Etre gros·se ou svelte, jeune ou vieux/vieille, petit·e ou grand·e, ce n’est pas symétrique : pour les un·e·s, ça suscite des commentaires plus ou moins agréables à recevoir ; pour les autres, c’est facteur d’exclusion systémique.
Car l’apparence n’est pas que superficielle appréhension de l’autre : elle est sujette à (dé)valorisation sociale et à inégalités instituées. De la même façon que le genre n’est pas que répartition de l’humanité en deux sexes, mais fait catégorie de hiérarchisation, comme l’a conceptualisé Françoise Héritier avec la notion de « valence différentielle », l’apparence ne se contente pas de séparer les « beaux » des « laids » mais confère une valeur sociale supérieure aux premier·e·s et dégrade les second·e·s.
La valeur sociale de l’apparence : quand l’habit fait (malgré tout) le moine
L’historien Georges Vigarello a, dans son Histoire de la beauté (Le Seuil, 2013) mis en évidence les effets de valorisation sociale par l’apparence, variables en fonction des époques et de la géographie. Ses travaux permettent d’identifier que ce que notre apparence projette, c’est aussi (et peut-être avant tout) une position dans la société. Ainsi, si l’embonpoint fût un temps signe d’aisance matérielle et de pouvoir, c’est aujourd’hui la silhouette élancée (et le fait de la maintenir dans la durée) qui est perçue comme marqueur d’appartenance à une classe supérieure. Même punition pour les signes de l’âge : attributs de sagesse inspirant le respect dû aux anciens, ils deviennent à partir des années 1960 symbole d’une perte (de vigueur, de réactivité, d’aptitude à comprendre l’époque, d’agilité sociale voire mentale), distinguant dans la société celles et ceux qui les subissent de celles et ceux qui parviennent à en retarder l’expression. Savoir rester jeune, comme savoir rester mince, s’impose comme une qualité sociale et morale faite de volonté, d’efforts, de capacité à se donner les moyens de ses ambitions etc…
Au-delà des seules caractéristiques physiques, la valeur sociale de l’apparence va s’exprimer à travers une foultitude d’éléments de présentation : le style vestimentaire, le « look » (coiffure, accessoires, maquillage…), la posture et les « manières » font l’objet d’une reconnaissance hiérarchisante supposée indiquer non seulement un capital culturel, l’appartenance à une certaine classe sociale et une certaine aisance à maîtriser les codes mais encore, dynamique des stéréotypes oblige, toute une série de présomptions de tempérament et d’attendus comportementaux. Quoiqu’on se défende en brandissant notre capacité d’esprit critique et notre esprit de tolérance, il est un fait que pour le « système rapide » de notre cerveau (celui qui nous fait prendre des décisions biaisées par les stéréotypes), l’habit fait bel et bien le moine !
Discriminations à l’apparence et parcours professionnel : le grand déni ?
Mais quelles conséquences sur la destinée socio-économique des individus ? Les chiffres de la grande étude Défenseur des Droits/OIT de 2016 sont édifiants : 79% des chômeurs/chômeuses perçoivent que leur apparence physique est un frein pour les recruteurs ; 20% ont été questionné·es durant l’entretien d’embauche sur leur apparence et leur style vestimentaire, et 11% sur leur corpulence. 45% des sondé·e·s estiment qu’il est justifié de refuser un emploi à quelqu’un·e en raison de sa corpulence, 43% en raison de son attractivité physique, 39% en raison de sa taille ; 56,5% en raison de sa coiffure ; 71,5% en raison de sa tenue vestimentaire…
La discrimination à l’apparence fait plus que toute autre l’objet de post-rationalisations : on ne vous refuse pas le job parce que vous êtes réputé « moche » mais on y trouve toutes sortes d’autres justifications : votre surpoids serait signe de déficit d’estime de soi (et on cherche des leaders confiants en eux ! Des gens qui ont de la volonté !) ; votre style ne suscite pas de répulsion basée sur des préjugés mais indiquerait que vous n’êtes pas capable de comprendre les codes sociaux et de vous adapter à un environnement donné ; votre coiffure n’est pas en question mais comment peut-on attendre qu’avec cette coupe démodée que vous osez porter, vous ayez le sens des tendances que l’on attend dans ce métier ? Et puis, au contact de la clientèle, quelle image allez-vous donner de la boîte ?! L’image d’une société diverse, pourtant, qui n’est pas faite – tant s’en faut – que de top models retouché·e·s ni même de leurs approchantes apparitions !
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE