Plutôt se taire que risquer de voir sa parole incomprise, mal reçue, mal interprétée et subir ensuite des représailles. C’est la définition générale que l’on pourrait donner de l’autocensure. Cependant, la notion revient dans des contextes aussi différents que les grands débats citoyens sur la liberté d’opinion et d’expression ou le politiquement correct ; la réflexion et la conversation sur l’inclusion ; l’analyse des freins à l’ambition et à l’audace ; la littérature sur la qualité de vie au travail et les conditions de la coopération dans un collectif ; les pages d’ouvrages de développement personnel consacrés à la confiance en soi…
La rédaction du webmagazine EVE a voulu y voir un peu plus clair et, comme toujours dans sa rubrique « concept à la loupe » a remonté l’histoire de la notion, les débats qu’elle suscite, les écrits théoriques qu’elle inspire et bien sûr sa réalité sur le terrain et les moyens d’y faire face.
Avant l’autocensure, la censure
Le mot « autocensure », aujourd’hui si courant dans notre lexique quotidien, est plutôt récent. C’est dans les années 1960 qu’il apparait, non sous la plume d’un auteur désigné qui aurait théorisé le concept, mais dans le langage commun, relayé par les médias. Néanmoins, ce que décrit l’autocensure n’a pas commencé au milieu du XXè siècle…
Pour remonter sa trace, il faut s’intéresser à l’histoire de sa cousine, « la censure ». Celle-ci apparait autour du Vè siècle avant JC. A cette époque, des censeurs sont nommés pour examiner la moralité des citoyens afin de les ranger dans des classes dites « censitaires » : selon celle à laquelle vous appartenez, vous bénéficiez d’un panel plus ou moins large de droits et libertés. Retenons déjà ce double point : la censure est d’ordre moral et elle a pouvoir d’exclure.
Le pouvoir religieux s’en empare ensuite pour vérifier la conformité à la doctrine orthodoxe des écrits évoquant Dieu. Un boulot qui prend une ampleur extravagante avec l’apparition de l’imprimerie, laquelle embarque dans son sillage la démultiplication du nombre d’auteurs. Débordée, l’Église remet la mission entre les mains de l’État à partir du milieu du Moyen-âge. Le pouvoir politique se réserve le droit d’interdire préventivement la publication de certains textes ou de les retirer de la circulation après publication.
C’est à peu près à cette époque que l’autocensure se développe : les auteurs intègrent le risque d’être censurés et ceux qui refusent de s’interdire d’exprimer le fond de leur pensée font usage de ruses pour éviter de voir leurs livres bannis. C’en devient même un genre à part entière au XVIIIè siècle : Voltaire, Montesquieu, Diderot ou Swift font du conte faussement naïf, éventuellement arrosé d’exotisme, un terrain de jeu de cache-cache avec les autorités. Mais leur audace a ses limites, surtout quand malgré leurs astucieuses figures de style, ils doivent faire l’expérience de la détention ? Pour y échapper, il leur arrive de publier sous pseudonyme et probablement de ne pas publier du tout, renonçant à se lancer dans l’écriture tant cela peut être difficile si l’on doit à chaque mot se surveiller et/ou payer cher la facture de ce que l’on exprime si cela n’a pas l’heur de plaire.
L’autocensure : une dynamique de parole ressentie comme empêchée et de stratégies d’évitement
Ce détour par l’histoire de la littérature, que nous pourrions compléter par celle de la presse à partir du XIXè siècle ou celle de la correspondance privée dans les régimes dictatoriaux ou en période de guerre, nous permet de comprendre ce qu’est la dynamique de l’autocensure : l’anticipation de voir sa parole empêchée qui produit diverses formes d’évitement. Parmi ces formes d’évitement : être et rester bouche cousue, prendre des voies détournées pour aborder les sujets (au risque du message brouillé, non-entendu, incompris), désolidariser sa voix de son identité (en prenant un pseudo, en s’abritant derrière un « on » incertain dont on se ferait le porte-parole en demandant à ce que l’on ne tire pas sur le messager), se resserrer sur un entre-soi que l’on estime en phase avec ses valeurs, en accord avec sa pensée, partageant le même humour etc.
On le voit, l’autocensure fait obstacle à la relation, ce qui par définition la rend incompatible avec l’inclusion. Mais avant d’employer les grands mots, rappelons que l’auocensure n’est pas sans conséquences sur la trajectoire socio-professionnelle des individus qui retiennent leur parole, par peur intériorisée (même si cette peur n’est pas forcément justifiée) de ne pas être écoutés, de ne pas être compris, voire d’être stigmatisés, exclus ou punis s’ils ne vont pas dans le sens qui leur semble la « ligne du parti ».
On garde pour soi son idée : c’est déjà frustrant quand on constate que celles et ceux qui s’expriment autour de la table ne sont pas forcément plus intelligent·e·s mais si en plus, au moment de l’entretien d’éval’, ça nous fait passer pour une moule passive qui n’a rien à raconter en réunion, c’est carrément rageant. On s’abstient de demander une promotion ou une augmentation, ce qui n’est pas la meilleure stratégie pour évoluer et c’est concrètement assez énervant de constater que de moins timides mais pas plus compétentes tracent la route sans avoir l’air de seulement être traversé·e·ss par le syndrome de l’imposteur.
Inutile de multiplier les illustrations : vous avez compris, l’autocensure dans le monde du travail freine le développement professionnel en même temps qu’elle atteint l’estime de soi et le sentiment de confiance. Et cela ne concerne pas que l’individu qui s’empêche de faire valoir l’étendue de ses talents mais aussi tout le collectif privé d’un potentiel enfoui sous la révérence soumise à l’autorité…
Qui s’autocensure et pourquoi ?
Une question reste en suspens. L’autocensure est-elle affaire de tempérament (plus ou moins timide, complexé, prudentiel, vacillant de la confiance en soi) ou y a-t-il des catégories de la population qui s’autocensurent davantage que d’autres ? Autrement formulé : est-ce que le genre, l’âge, l’origine réelle ou supposée, l’orientation sexuelle ou la position dans la hiérarchie entre autres variables encouragent ou bien désarment les réflexes d’autocensure ?
Une grande enquête conduite par le cabinet AlterNego, auprès de plus de 1500 salarié·e·s dans 4 secteurs d’activité différents apporte quelques éclairages : si de façon générale, 38% des salarié·e·s décalrent s’autocensurer au travail, les femmes, globalement, s’autocensurent davantage que les hommes… Mais avant le genre, c’est l’âge qui est le premier vecteur d’autocensure : les plus jeunes et les plus seniors osent moins s’exprimer. Plus intéressant encore est le lien entre autocensure et culture de la hiérarchie dans une organisation : plus l’entreprise est attachée aux grades et statuts avec tout ce qu’ils impliquent de privilèges assumés ou plus informels, plus les employé·e·s bénéficiant d’une faible latence décisionnelle gardent leur avis pour eux, mettent un mouchoir sur leurs besoins, taisent leurs frustrations…
Jusqu’à ce que ça craque ! Les mouvements hashtivistes de libération de la parole sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire hors cadre institutionnel et/ou processé, montrent que l’autocensure a ses limites… Un peu comme la cocotte-minute explose quand la soupape de sécurité défaille, quand les joints qui font lien social se détériorent et surtout quand la pression est trop élevée. Les entreprises ayant traversé le bad buzz d’une libération de la parole hors leurs murs témoignent du traumatisme que ce fut pour les collectifs de travail et des conséquences directes ou indirectes douloureuses sur leur marque employeur, sur leurs relations à leurs clients etc.
En finir avec l’autocensure (sans pour autant désarmer tous les sur-moi !)
Alors, comment en finir avec l’autocensure, ou à tout le moins, la faire reculer ? Il y va d’une approche mettant concomitamment en mouvement l’individu, le collectif, l’organisation et le système.
Concernant l’individu, on peut donner de bons conseils pour dépasser la peur de parler, de ne pas être entendu ou d’être « puni » pour avoir eu l’impertinence de s’être exprimé. Apprendre à dire non, négocier les conditions quand on dit oui, muscler sa confiance en soi et son assertivité, s’entourer d’allié·e·s (en évitant le piège du triangle dramatique)…
… Mais tout cela n’est possible que dans un environnement qui inspire confiance. Voilà qui interpelle le management sur son devoir de mettre en place les conditions d’une parole libre… Qui ne laisse pas non plus le collectif de travail devenir une zone de désinhibition des sur-moi divers et variés. Il s’agit donc de poser et de garantir le cadre d’un droit à l’expression de ce qui va et de ce qui va moins bien, de l’idée créative et de l’esprit d’initiative, de l’équilibre entre désir (d’évoluer, d’aller conquérir d’autres terrains d’expertise au sein de l’équipe ou de la boîte, de pouvoir « être soi »…) et faisabilité (besoins de l’entreprise, objectifs de performance, pertinence des propositions, respect des règles du vivre-ensemble).
Cette mission du management ne peut évidemment s’inscrire que dans une culture d’entreprise inclusive, c’est-à-dire soucieuse du respect des singularités, garante de l’équité et assumant la coopération comme une valeur fondamentale au cœur de sa stratégie RH comme dans ses relations à ses parties prenantes externes.
Alors, cette entreprise qui peut nous paraître aujourd’hui un idéal, sinon une utopie, a pouvoir d’essaimer une culture globale dans le monde du travail où l’on défairait les verticalités stériles au profit de structures managériales dopant les soft-skills de tou·te·s ; où l’on ferait des espaces de libre prise de parole des lieux de créativité de d’innovation ; où il serait parfaitement admis et banal que chacun·e sache dans quel espace et dans quel moment il est permis d’aborder aussi bien les manifestations d’optimisme que les sujets qui fâchent.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE