Rencontre avec Pascaline Le Berre, auteure de Femmes, Osez enfin votre valeur!
Pascaline Le Berre est conseillère en gestion de patrimoine et protection financière.
Elle accompagne en particulier des femmes dans leurs démarches d’investissement, d’optimisation et de prévoyance.
Son expérience, en tant que professionnelle de l’assurance comme en tant qu’intervenante auprès de réseaux (PWN, Supplément d’Elles…), lui a révélé de vraies failles dans le rapport des femmes à l’argent. Elle a décidé d’y consacrer un livre qui brise les tabous et invite les femmes à « oser enfin leur valeur ».
Rencontre.
Eve le blog : Bonjour Pascaline. Qu’est-ce exactement que le métier de conseiller en gestion de patrimoine et protection financière?
Pascaline Le Berre : Mon métier, je l’aborde sous l’angle de l’assureur, dans une approche de protection : il s’agit de mettre en place des solutions de prévoyance, retraite et optimisation patrimoniale qui permettent d’avancer sereinement dans l’existence, en se donnant les moyens de faire des choix de vie, de conduire ses projets.
La gestion de patrimoine telle que je la pratique a vraiment cette visée d’autonomisation : moins on a de craintes à l’égard de son propre avenir et de celui de ses proches, plus on est libre dans le présent, plus on peut formuler de vrais choix, s’autoriser l’audace pour accomplir ce qui compte vraiment pour soi.
Eve le blog : Vous avez une majorité de femmes dans votre portefeuille de client-es. Vous êtes-vous délibérément positionnée comme la conseillère en gestion de patrimoine des femmes?
Pascaline Le Berre : C’est le résultat de la convergence entre mes convictions, mon expérience personnelle et un vrai besoin. Mes convictions, je n’en fais pas mystère, c’est qu’il y a bien des inégalités femmes/hommes dans notre société et qu’il faut lutter contre, chacun-e dans son domaine. Il y a des inégalités femmes/hommes face au patrimoine : une étude Forbes de 2012 montre que 15% d’écart salarial tout au long d’une carrière aboutissent à 600 000 $ de différence de patrimoine entre un homme et une femme à l’échelle d’une vie. Je veux apporter mon expertise dans ce champ pour participer à changer la donne.
Le besoin, c’est que dans la mesure où les femmes gagnent leur vie, de façon quasi-généralisée aujourd’hui, de plus en plus souvent davantage que leur mari, elles ont en toute logique des questionnements sur l’emploi de leurs ressources et une vraie attente de conseils pour valoriser leur patrimoine.
Eve le blog : En l’occurrence, vous dites que les femmes ne se posent pas encore assez la question du patrimoine. Capitaliser et valoriser ses ressources, c’est toujours une affaire d’hommes?
Pascaline Le Berre : Il faut rappeler notre héritage historique : les femmes ont longtemps été écartées des questions d’argent et de gestion du patrimoine familial. Pas dans la réalité, où, pendant les guerres, notamment quand les hommes étaient partis, elles ont toujours géré, et plutôt bien, les ressources de leurs foyers, mais du point de vue légal et institutionnel.
On peut remonter à la loi salique qui a peut-être des rémanences dans les mentalités, mais sans aller jusqu’à faire de psychanalyse sociale, il faut se souvenir qu’il est très récent que les femmes ont l’autorisation de disposer en toute autonomie de leurs revenus (ndlr : en France, les femmes mariées ont acquis le droit d’ouvrir un compte bancaire à leur nom en 1965). Le droit civil n’a modifié la notion de « chef de famille » qu’en 1970 (en permettant à la femme d’être aussi considérée comme chef de famille) et on a accordé aux femmes le droit de cogérer le patrimoine familial seulement en 1985.
Aujourd’hui, il n’y a plus de raisons pour que ça reste une affaire d’hommes, mais d’une part les professionnel-les de la gestion du patrimoine n’ont pas encore complètement intégré cela dans leur pratique et d’autre part les femmes elles-mêmes ne se sont pas encore complètement débarrassées de stéréotypes dans leur rapport à l’argent et au patrimoine. C’est pour cela que pour écrire mon livre, je me suis associée à une experte des questions d’égalité professionnelle, Gisèle Szczyglak, pour identifier et lutter contre ces stéréotypes qui ont la vie dure.
Eve le blog : Commençons par parler des pratiques des professionnel-les de la gestion de patrimoine. En quoi vos façons de faire diffèrent?
Pascaline Le Berre : Le monde de la finance et de l’assurance est traditionnellement habitué à parler aux hommes. Beaucoup d’interlocuteurs financiers et patrimoniaux (assureurs, banquiers, notaires…) continuent à partir du principe, quand un couple vient les consulter, que les plus hauts revenus du foyer sont le fait de monsieur, alors même qu’on voit de plus en plus de femmes qui sont les « breadwinners ».
Et puis il y a une façon de présenter les produits d’assurance, que je compare souvent à la façon dont les constructeurs automobiles parlaient des voitures par le passé : pensant s’adresser à des hommes, ils leur vantaient un moteur puissant, une mécanique de pointe ; le jour où ils ont compris que les femmes étaient décisionnaires dans l’acte d’achat d’une automobile, ils se sont mis à parler de la taille du coffre, d’espace intérieur et du confort des passagers! C’est un même changement de point de vue qu’il faut opérer pour parler de produits financiers aux femmes.
J’écoute leurs préoccupations, sans a priori sur leurs besoins, évitant à tout prix de leur prêter des besoins liés à leur statut de femme, d’épouse ou de mère. Dans mes entretiens, j’essaie de comprendre ce qui les rendrait plus sereines face à leur avenir de femme : est-ce la retraite ? Aider un proche ? Je les entends aussi me dire qu’elles rêveraient par exemple d’un grand changement de vie, de créer une entreprise, d’avoir un atelier d’artiste, mais craignent de mettre en péril les ressources du foyer… Les femmes me font appel tout simplement parce que je les écoute et parce que je parle le même langage qu’elles.
Eve le blog : Cette approche pragmatique a le mérite d’emmener les femmes sur le terrain, peu conquis par elles jusqu’ici, de la valorisation de leurs ressources. Mais ne contient-elle pas le risque de les renvoyer à un rôle « care », en suggérant notamment que le problème d’une femme, ce n’est pas de s’enrichir pour elle-même, mais d’assurer l’avenir des enfants et du foyer?
Pascaline Le Berre : Vous avez raison de souligner ce possible écueil. Je parle souvent des 5 dimensions de la vie des femmes pour mettre en évidence qu’il y en 4 qu’elles ont bien en tête (être fille de leurs parents, mère de leurs enfants, épouse de leur mari et professionnelle au travail) et une dimension qu’elles ont tendance à oublier : être femme-femme, c’est à dire être soi et agir pour soi.
Faites le test de demander à des femmes ce qu’elles font pour s’occuper d’elles-mêmes : très souvent, elles vous répondent « aller chez le coiffeur » ou « faire un peu de shopping avec les copines ». C’est très bien de se faire plaisir de ces façons-là, mais c’est assez restrictif de l’idée de s’occuper de soi, de faire quelque chose pour soi, pour vouloir son bien au-delà de seulement se faire du bien.
Ma démarche vise à leur rappeler qu’elles n’ont pas seulement du temps (et peu, d’ailleurs) à se consacrer, mais aussi un patrimoine à valoriser, qu’elles ont de la valeur, au sens propre du terme. C’est pourquoi dans mon livre, je parle d’ « égoïsme positif » : penser à soi, savoir « qui je suis et combien je vaux » permet de mieux vivre, d’être sereine et de rayonner.
Eve le blog : D’ailleurs, dans votre livre, vous ne parlez pas tant de l’argent des femmes, que de la valeur des femmes. C’est de la pudeur sémantique?
Pascaline Le Berre : Ma première intention a été de contourner la notion d’argent, car le mot même met mal à l’aise beaucoup de personnes, dans notre culture. Peut-être plus les femmes que les hommes, mais de façon générale, c’est quelque chose qui fait à la fois l’objet de tabous et de fantasmes.
Mais parler de valeur plutôt que d’argent, ce n’est pas qu’une euphémisation, c’est pouvoir jouer sur toutes les dimensions de cette notion très riche, qui recouvre le capital matériel et immatériel, le prix des choses et celui de la vie, les intérêts individuels et partagés et bien sûr les convictions, bref tout ce qui compte pour soi.
Eve le blog : Ce travail d’enrichissement de la notion de « valeur », vous le faites aussi avec le concept de « patrimoine ». Pour vous, le patrimoine, ce n’est pas que les biens et actifs à valeur financière…
Pascaline Le Berre : On parle effectivement de patrimoine génétique, de capital santé ou de capital culturel. Le patrimoine, c’est tout ce que l’on possède, ce que l’on acquiert, ce que l’on veut protéger et faire fructifier tout au long d’une vie.
Les femmes sont très à l’aise avec l’idée de développer leurs compétences et elles ont une conscience accrue de l’importance de valoriser ce patrimoine professionnel, composé de leurs savoir-faire et de leurs expériences. Elles savent qu’il y va d’estime de soi et assument le besoin de reconnaissance de leur valeur. Je voudrais maintenant les aider à transformer toutes ces valeurs en capital financier, éventuellement, pour qu’elles puissent être vraiment indépendantes financièrement et réaliser leurs rêves, leurs « projets de vie « .
Eve le blog : Pour autant, vous dites dans votre livre qu’elles n’ont pas toutes la même aisance quand il faut faire le lien entre la valeur de leur travail et la rémunération de celui-ci…
Pascaline Le Berre : Les femmes ont pris la fâcheuse habitude de ne pas matérialiser toute une partie de leur travail. Une étude américaine révélait l’an passé qu’une femme au foyer produit un travail valorisable à hauteur de 67 000 $/an.
Le chiffre peut choquer, en donnant le sentiment que l’on voudrait tout monétiser, y compris le fait de prendre soin de ses enfants, de donner du temps pour la vie familiale. Mais je crois qu’il faut surtout en comprendre que toute une partie de la production de richesse n’est pas comptabilisée et qu’en l’occurrence, cette richesse procède majoritairement d’un travail effectué par des femmes. Un travail silencieux et non rémunéré. Cela permet à chacune de s’interroger sur la valeur de ce qu’elle donne et la façon dont elle est récompensée, dans les différents aspects de sa vie.
Eve le blog : Venons-en donc aux freins des femmes dans la valorisation de leur patrimoine. Quels sont-ils?
Pascaline Le Berre : Il y a des freins moraux, qui font dire à certaines, presqu’avec dégoût, que parler de ça, ce n’est « pas dans leur culture », on sent qu’elles trouvent cela trop matérialiste, voire carrément mesquin. Ca rejoint le complexe de la bonne élève, en partie, quand il faut se trouver des motifs plus nobles que la rémunération pour se faire récompenser de son travail, de ses efforts, de ses bonnes actions, au sens large.
Il y a aussi des freins psychologiques, la détestation de la paperasse et la peur de ne rien comprendre à ce que le conseiller en gestion de patrimoine va raconter, sans pouvoir oser lui demander d’expliquer mieux.
On constate encore des différences de visions en fonction de la culture familiale d’origine. Les filles de chef-fes d’entreprise, de commerçant-es, artisan-es, indépendant-es ont vu leurs parents se préoccuper de la protection du conjoint collaborateur, de leur retraite, de la transmission de l’entreprise familiale… Ou parler d’argent tout simplement. Il est inscrit dans leur logiciel de vie que ces problématiques existent et que tout cela se prévoit, s’organise. Celles qui ont été élevées par des parents salariés, qui plus est à une époque où l’on nourrissait une grande confiance à l’égard des systèmes de Sécurité sociale et de retraite, oublient un peu cette question voire entretiennent une vision assez négative de la gestion de patrimoine. Certaines voient même la question du patrimoine comme un problème en perspective, un sujet maussade qui pose la question du possible divorce, voire un sujet macabre qui renvoie à la question de la succession…
Eve le blog : Vous établissez dans votre livre une « matrice sémiotique » qui permet à chaque femme de se situer dans son rapport au patrimoine. Pouvez-vous nous expliquer cette grille d’analyse et pourquoi c’est là un outil pertinent pour accompagner les femmes dans leur démarche de valorisation de leur patrimoine?
Pascaline Le Berre : Cette matrice découle de mes recherches via des focus groupes et elle croise deux notions clés : la conscience/la non-conscience du patrimoine et le rapport actif/non actif à celui-ci.
Une femme « non consciente » de son patrimoine va avoir tendance à répartir les rôles dans son ménage : elle ne va pas s’occuper des rapports avec la banque, elle signera les papiers sans poser de questions, mais elle pourra en revanche être très active dans la transmission du capital immatériel (très investie dans l’éducation des enfants, par exemple) sans forcément se rendre compte de la valeur que cela a, de ce que ça apporte de très riche et précieux à sa famille.
Une femme consciente de son patrimoine va savoir, avec plus ou moins d’acuité, la valeur de ce qu’elle est et de ce qu’elle apporte au foyer. Mais elle n’est pas forcément active par rapport à cela : elle peut par exemple déléguer toutes les questions financières à son conjoint ou rêver d’un-e assistant-e personnel-le pour s’en occuper.
Une femme consciente et active connait son patrimoine, pense à sa retraite dès la trentaine, se pose systématiquement la question du financement de ses projets.
Cette matrice permet de voir où l’on en est, de se positionner en matière d’autonomisation financière et de travailler sur ce qui va permettre l’indépendance pleine et entière : indépendance intellectuelle, politique, économique ET financière.
Eve le blog : Vous rappelez qu’on entend l’étymologie « père » dans patrimoine. Et vous forgez le terme de « matrimoine », comme pour insister sur le fait que les femmes doivent s’emparer de tous leurs droits et obligations en matière de gestion des biens familiaux…
Pascaline Le Berre : Parler de matrimoine, c’est effectivement dire aux femmes qu’elles sont pleinement parties prenantes dans cette affaire qui fait se croiser leur ambitions professionnelles, leurs aspirations dans les projets de vie autres, leur vie familiale et leur accomplissement personnel.
Dans toutes ces dimensions, il y a du pacte : on se met d’accord sur ce que chacun-e apporte, sur les engagements réciproques, sur les conditions dans lesquelles on peut changer d’avis, renégocier les termes de la relation, franchir de nouvelles étapes sans s’oublier ni léser l’autre. Trop de personnes croient encore que mettre en place des règles du jeu claires, c’est rationaliser à l’excès le rapport affectif. J’ai la conviction contraire que c’est se donner les moyens de faire pleine place à celui-ci : faites un contrat de mariage, ça vous permettra d’écarter la crainte d’être spoliée en cas de séparation, ce qui vous laissera l’esprit et le coeur pleinement libres pour vivre la relation… Ce pacte doit exister vis-à-vis de son conjoint mais aussi vis-à-vis de ses enfants. Je souhaite que les femmes apprennent à déculpabiliser, ne se voient pas comme des superwomen et surtout ne décrochent pas, n’aient plus à choisir entre être une bonne mère ou une bonne professionnelle ou une bonne épouse. Parce qu’elles vont se laisser plus de temps en responsabilisant leur entourage, elles vont pouvoir se concentrer sur ce qu’elles aiment et doivent faire pour être bien !
D’ailleurs, mon livre ne s’adresse pas qu’aux femmes, il parle aussi aux hommes qui les entourent, il leur montre qu’ils ont avantage à partager cette responsabilité à l’égard du patrimoine, cela pour ne pas être seuls avec la pression que ça peut parfois représenter aussi… Et pour construire de vrais rapports de confiance dans lesquels chacun-e peut s’épanouir en menant ses projets en soi en même temps qu’un projet familial concerté.
Eve le blog : Pour finir, quels conseils pratiques donneriez-vous aux femmes qui voudraient enfin se lancer activement dans la gestion de leur patrimoine?
Pascaline Le Berre : La première démarche consiste à faire le point sur ses revenus, sur ses dettes, sur ses possessions, sur ses contrats en cours. On peut faire cet audit seule ou bien en s’accompagnant d’un-e professionnel-le, mais il faut alors le/la choisir avec la même exigeance que pour un médecin, par exemple. C’est quelqu’un-e qui va s’occuper de vous, de votre valeur, il faut donc être sûre de sa compétence et de son expertise, mais aussi que le courant passe, pour qu’une vraie relation de confiance, sans jugements, puisse s’installer.
Je dis souvent que mon métier, c’est aussi « coach financier » car je crois qu’un-e bon-ne conseiller-e en gestion de patrimoine, c’est quelqu’un-e qui ne fait pas à la place, mais qui pose les bonnes questions, donne les clés pour pouvoir affirmer « je vaux alors je veux! ».
Propos recueillis par Marie Donzel (pour le blog EVE). Avec la complicité de Sylvie Bernard-Curie.
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