Ce principe, théorisé par l'anthropologue Marcel Mauss en 1925, fait de nos échanges autre chose qu’un troc d’intérêts. C’est même la clé de notre « grammaire » relationnelle. Mais quand cette grammaire se dérègle, les collaborateurs se replient, la confiance s’érode, la coopération s’éteint. Comment alors retrouver le tempo juste, celui où donner ne rime pas avec s’épuiser, ni recevoir avec s’obliger au-delà du raisonnable ?
Avec Jean-Édouard Grésy , intervenant au Programme EVE et coauteur avec et Alain Caillé, de Œil pour œil, don pour don, cette approche prend des accents contemporains : comprendre le don, c’est mieux discerner sur quoi repose le “vivre et travailler ensemble”. Décortiquons ensemble six idées reçues pour redonner du souffle à nos liens de travail.
Le don est purement gratuit
Faux. Nous avons tendance à idéaliser le don, le voyant comme une générosité pure, sans attente de retour. C’est beau, mais incomplet. Comme le rappelle Jean-Édouard Grésy, « il y a souvent confusion entre gratuité et inconditionnalité ». Quand je donne quelque chose, je ne sais pas si je recevrai quelque chose en retour, c’est un pari de confiance. Et dans les plus belles relations, l’intensification des dons/contre-don peut conduire au fait que l’on n’a plus besoin de compter car il devient difficile de savoir qui est créditeur ou débiteur. C’est précisément ce qui est recherché et ce qui peut se rapprocher de l’impression d’une certaine « gratuité ».
Là où le contrat permet de clôturer une relation “on est quitte, donc on se quitte”, le don, lui, l’entretient. « Tant que l’on se doit quelque chose, on est censé se revoir pour se rendre ». Autrement dit : le contrat clôt, le don relie. Sans ce déséquilibre fécond, les équipes seraient constituées de gens « quittes », donc… séparés.
Le don est souvent invisibilisé
Vrai. Beaucoup donnent, mais peu se sentent reconnus. « Ce décalage s'explique par le fait que nous ne parlons pas tous le même langage de la générosité », comme l'explique Jean-Édouard Grésy.
Certains offrent leur temps, d’autres leurs idées, d’autres encore leur bonne humeur ou leur carnet d’adresses. Mais lorsque les dialectes ne s’accordent pas, la générosité devient inaudible et le don invisible. Notre expert distingue notamment quatre grands “langages du don ” :
- L’affection : les attentions, la convivialité, les gestes chaleureux
- La considération : le feedback, la reconnaissance explicite
- L’implication : les services rendus, les coups de main
- L’inspiration : les idées, la transmission, la mise en perspective
Dans le monde du travail, un manager inspirant peut ignorer les efforts d’un collègue affectif, provoquant un malentendu sémantique qui mène au désengagement. « On ne manque pas de dons dans les entreprises, mais plutôt de reconnaissance », rectifie Jean-Édouard Grésy.
Le don entraîne la dette
Vrai. « Mais la dette est un bienfait ! », nous apprend Jean-Édouard Grésy. Certes, le don engage à réciproquer, mais pas immédiatement et non pas dans une logique de remboursement. Être « en dette » d’un don, c’est être en lien. Dans cette logique, le temps joue un rôle clé : il n’y a pas d’échéance pour rendre. « Et entre un don et un contre-don, il peut se passer des semaines, des mois, voire jusqu’à deux ans si l’on en croit Marcel Mauss », poursuit notre expert. C’est justement ce délai qui maintient la relation vivante, cette envie de rendre. Seule dérive : le “don mafieux”, celui qu’on ne peut pas renvoyer. Comme le rappelle Jean-Édouard Grésy: « Le don est vertueux quand il laisse la liberté de rendre ».
La vraie toxicité n’est donc pas dans la dette, mais dans la domination déguisée en générosité. Lorsqu’un don enferme l’autre dans une position d’infériorité ou d’obligation, il cesse d’être un lien et devient un moyen de contrôle.
Le contre-don, c’est angoissant
Vrai, mais à tort. Si le don semble naturel, le contre-don, lui, suscite souvent malaise. Nous redoutons de ne pas rendre “à la hauteur”, de déséquilibrer la relation ou de paraître redevables. Pourtant, comme le souligne le spécialiste, cette gêne vient souvent d’une confusion : « le contre-don n’est pas une dette à solder, mais un mouvement relationnel qui entretient le lien ».
La peur du contre-don trahit notre culture du calcul : nous voulons que tout soit équitable, immédiat, quantifiable. « Cette angoisse dit beaucoup de notre époque, observe Jean-Édouard Grésy, où nous n’avons jamais autant communiqué et si peu partagé. Le sentiment de solitude touche désormais une personne sur quatre en France ». Or rien ne rend plus heureux que des relations de qualité. C’est aussi ce qui offre une certaine sécurité psychologique au travail quand on sait sur qui compter et pour qui on compte. S’il y a malaise dans une relation, maldonne, il faut pourvoir s’en parler pour se réajuster et préserver le lien.
Le contre-don, doit-être toujours à la hauteur du don
Faux. La symétrie parfaite n’existe pas, et encore moins dans nos relations humaines. Le contre-don n’a pas à être à la hauteur du don, car il ne s’agit pas de rendre autant, mais de faire vivre le lien. « Le don n’appelle pas l’équivalence, il appelle une forme de réciprocité, rappelle notre expert. Ce que l’on rend n’a pas besoin d’être proportionnel, il doit simplement être signifiant et entretenir la dynamique. Le lien importe plus que le bien. L’intention, le geste sont ce qui compte le plus ».
Il est possible d’avoir des relations sans don/contre-don
Faux. Le lien social se nourrit d’échanges, explicites ou non. À chaque interaction, une idée, un service ou une attention circule.
Imaginer un monde du travail purement contractuel, où chacun s’en tient à sa fiche de poste, paraît rassurant, mais conduit à l’épuisement du collectif. Comme le dit Jean-Édouard Grésy « une équipe qui ne sait plus donner, recevoir et rendre, finit par ne plus se parler. » Le don, même minime, crée la reconnaissance ; le contre-don, lui, entretient la coopération. Sans cette circulation, le lien se fige et avec lui, toute l’intelligence collective.
Selma Hammou pour le webmagazine EVE