EVE, c’est un séminaire annuel interentreprises de leadership au féminin : trois journées magiques par an pour se rencontrer, réfléchir, échanger, respirer et se laisser inspirer… Mais EVE, c’est aussi, toute l’année, un réseau animé qui se retrouve sur le web (ici sur le blog, mais aussi sur Twitter, Facebook et sur le groupe privé LinkedIn) comme IRL (lors de la garden party, des ateliers de créativité impulsé par le Comité des Sages…).
Et c’est, sur le temps plus long, année après année, des initiatives originales pour prolonger et approfondir le travail collectif sur un développement de soi visant à porter le changement en entreprise. Au titre de ces démarches innovantes, 2013 aura vu le lancement d’une expérience pilote particulièrement inspirante : le cross-mentoring.
Le principe : proposer à deux EVEsien-nes de deux entreprises différentes de se retrouver pour échanger sur leur leadership, leur vision, leurs aspirations…
Pour en parler, nous sommes allés à la rencontre d’un tandem de cross-mentors : Marie Guillemot, associée chez KPMG et Yasser Balawi,directeur Sourcing & Supplier Development pour l’Afrique du Nord chez Danone Dairy, tous deux participant-es à EVE 2010 et cross-mentors depuis presqu’un an.
Conversation à trois voix… Et à bâtons rompus!
Programme EVE : Bonjour Marie, Bonjour Yasser, vous avez tous les deux participé à EVE 2010. Vous souveniez-vous de vous y être rencontrés avant de vous retrouver pour cette expérience de cross-mentoring?
Marie Guillemot : Je me souvenais de Yasser, car il y avait moins d’hommes que de femmes à la première édition d’EVE… On les repérait plus facilement!
Yasser Balawi : Je me souvenais moins bien de Marie parce qu’il y avait beaucoup de femmes… (Rire partagé. Ces deux-là sont visiblement très complices…)
Marie Guillemot : Je ne crois pas que nous ayons fait de workshops ensemble…
Yasser Balawi : Non, mais quand même, il y a eu le jacuzzi…
Programme EVE : Le jacuzzi??
Yasser Balawi : Oui, EVE, vous savez, c’est une alternance de moments de réflexion et de moments d’inspiration pendant lesquelles c’est un peu « lâchez-vous »…
Marie Guillemot : Non! Yasser : « lâchez prise », pas « lâchez-vous »! (éclat de rire partagé) Bon, bref, on a effectivement fait une séance de jacuzzi avec d’autres participant-es. C’est un peu anecdotique, le jacuzzi, mais Yasser a raison de dire qu’EVE, c’est une vraie bulle d’oxygène avec une alternance de moments de réflexion et d’échanges spontanés très profonds, rendue possible par un esprit « lâchez prise » et par toutes ces situations diverses pour se rencontrer : les plénières, les ateliers, les repas, les moments de détente…
Programme EVE : C’était ce que vous étiez venu chercher, l’un et l’autre, au séminaire, cette alternance entre programmation exigeante et moments réservés à l’échange spontané?
Yasser Balawi : Moi, au moment où j’ai participé à EVE, j’étais justement dans une vraie réflexion sur la diversité dans l’équipe que je manage, je voulais approfondir la thématique femmes/hommes, comprendre comment on peut atteindre des équilibres nouveaux et comment interagir à la fois sur le plan professionnel et personnel pour réussir tout ça. Le séminaire m’a apporté des réponses, m’a donné des pistes mais là, où il m’a apporté quelque chose que je n’avais pas forcément imaginé au départ, c’est en me permettant de pleinement intégrer cette thématique tellement porteuse de « l’oser être soi-même ». Pour moi, il y a vraiment un avant et un après EVE.
Marie Guillemot : Je suis entièrement d’accord avec ça, Yasser. Il y a un avant et un après. Pour moi, l’après, ça a été, dans l’immédiat, une vraie bouffée d’énergie, un vrai booster d’enthousiasme. A plus long terme, c’est une prise de recul, un autre regard sur les interactions : j’aborde les situations de management avec une meilleure lucidité. Avec une confiance renforcée aussi. Plus d’audace aussi, ça découle de la confiance. J’ai pris conscience à EVE qu’en réalité, ça faisait très longtemps que j’aspirais à m’autoriser à être moi-même, à m’assumer, à ne pas devoir me comporter comme on l’attendait de moi mais à définir mon propre modèle. Cette prise de conscience a été transformante.
Yasser Balawi : Je partage tout ça. J’ajoute, je ne sais pas si Marie a le même ressenti que moi, que depuis EVE, j’ai aussi le sentiment d’appartenir à un network aux valeurs communes, celles d’une forme d’authenticité. Cette dimension « communauté » a beaucoup compté pour moi, car peu après le séminaire, je suis parti pour deux ans en Egypte et j’y ai vraiment emmené l’esprit EVE avec moi. J’étais par exemple très ému en recevant l’album dans mon hôtel au Caire, quelques semaines après mon départ et j’ai pensé au séminaire tout au long de ma mission là-bas.
Marie Guillemot : Oui, c’est un network qui fait vraiment du bien, EVE…
Programme EVE : L’après-EVE, pour vous, c’est aussi le moment où on vous contacte pour vous proposer de participer à l’expérience pilote du cross-mentoring… Comment ça s’est présenté? Et comment y avez-vous réagi?
Marie Guillemot : L’annonce de cette expérience est passée par les relais du Comité des Sages dans nos entreprises. Elle a retenu mon attention parce qu’après EVE, j’avais justement entamé un certain nombre de démarches pour prolonger ce que j’avais appris au séminaire, en particulier à travers un coaching personnel. Alors, quand j’ai eu des nouvelles d’EVE, j’étais dans cet état d’esprit et j’avais confiance en ce que ce programme de leadership au féminin pouvait me proposer, j’ai donc eu une réaction très enthousiaste, même si je ne voyais pas encore bien comment concrètement, ça allait se faire…
Yasser Balawi : Ah oui! Je ne voyais pas concrètement non plus. J’ai même rien compris sur le coup! (rire). Alors, j’avoue, j’ai un peu traîné des pieds… Mais Catherine Thibaux, qui est à l’origine de cette initiative, m’a embarqué pour prendre un café et m’expliquer un peu plus le principe. J’en ai compris : « ok! ok! on veut tenter un truc nouveau et on cherche des cobayes. Je vais dire oui et après, je vais tâcher de me faire oublier… » Avec le recul, je me dis que j’avais surtout des appréhensions, un peu peur. Alors, bon, après avoir essayé d’y échapper jusqu’à la dernière minute, je me suis posé un instant pour y réfléchir et je me suis dit : « Enfin, tu n’as rien à perdre. Si ça te plait pas, tu arrêtes et puis c’est tout« . Et c’est comme ça que j’ai pris la décision d’y aller. J’ai juste demandé à faire l’expérience avec quelqu’un qui soit dans des fonctions différentes des miennes, pour avoir une autre approche métier et aussi pour écarter tout ce qui pourrait introduire des biais dans la relation…
Marie Guillemot : Comme toi, Yasser, je voulais tenter l’expérience dans un contexte débarrassé des biais politiques, des enjeux de positionnement dans le milieu professionnel, de tout ce qui peut détourner une relation de la franchise. Mais, j’avais plus de confiance que d’appréhensions. Je savais que je m’exposais en partant dans cette aventure, mais j’étais prête à me jeter à l’eau. Et puis Catherine (Thibaux, ndlr) m’a aussi expliqué que je n’allais pas m’engager dans un truc de psychanalyse sauvage avec un inconnu mais qu’il s’agissait bien de mentoring, avec des objectifs fixés et des étapes de progression à définir ensemble.
Yasser Balawi : Voilà, et c’est comme ça qu’un jour, nous avons tous les deux reçu un mail nous invitant à entrer en contact l’un avec l’autre pour commencer notre cross-mentoring…
Programme EVE : Ah! Ah! Nous y voilà… Racontez nous l’histoire depuis les coulisses!
Yasser Balawi : je vois le nom de Marie et hop, deux minutes après je suis sur Google! Des Marie Guillemot, il y en a 4 rien que sur LinkedIn et pas une qui a mis sa photo. Marie n’a pas de page facebook… Elle est impossible à pister (rire).
Marie Guillemot : Moi, quand je vois le nom de Yasser, je me dis « Mais est-ce que ce ne serait pas la personne du jacuzzi? » (éclat de rire partagé).
Yasser Balawi : Bon, on ne se donne pas rendez-vous dans un jacuzzi, rassurez-vous!
Marie Guillemot : On se retrouve dans un bar d’hôtel, tout simplement. Et sans difficulté, même s’il n’avait pas ma photo (rire de Yasser)… Et comme on ne sait pas par quel bout commencer, on se raconte nos parcours.
Yasser Balawi : Rien qu’en faisant ça, se raconter nos vies, on s’aperçoit qu’on est déjà en train de prendre du recul…
Marie Guillemot : On prend la peine d’expliquer des tas de choses que notre environnement habituel considère comme acquises et que du coup, on ne questionne plus jamais.
Yasser Balawi : On met d’autres mots que ceux de l’organisation à laquelle on appartient utilise pour rendre les situations intelligibles à quelqu’un d’extérieur. Et du coup, on retrouve le sens des choses. Et on voit aussi mieux ce qui ne fait pas sens comme ça devrait…
Programme EVE : A la fin de cette première rencontre, comment vous sentez-vous?
Yasser Balawi : Nous n’avons pas vu l’heure tourner… Mes appréhensions de départ sont complètement dissipées. J’ai juste l’impression d’avoir rencontré quelqu’un de bien, avec qui je viens d’avoir un échange d’une rare sincérité.
Marie Guillemot : Moi qui ne me livre pas si facilement en temps ordinaire, je suis surprise d’avoir aussi facilement réussi à mettre cartes sur table. J’ai un naturel plutôt réservé…
Yasser Balawi : Je ne trouve pas que tu sois si réservée…
Marie Guillemot : C’est vrai que c’est comme ça que je me perçois, mais peut-être que je ne le suis pas tant que ça et qu’effectivement, une relation comme celle-là me permet de dévoiler des facettes de ma personnalité que j’ose moins souvent révéler…
Programme EVE : Justement, parlons de « révélations »… Vous avez tous les deux des fonctions élevées dans des entreprises importantes, la question de la confidentialité est un vrai sujet, quand vous parlez de vos jobs à l’extérieur. Comment l’avez-vous traitée ici?
Marie Guillemot : On a d’emblée posé le principe que cette relation était à nous et à nous seuls. Ce sont deux personnes qui se parlent, pas des représentants désignés de leurs entreprises respectives. On parle beaucoup de la culture de nos entreprises, de notre quotidien de managers, de cas concrets, mais le sujet, c’est nos perceptions et nos réactions en contexte, pas de juger ce qui se passe dans la boîte d’à côté.
Yasser Balawi : Ce n’est pas une relation qui vise à figer les choses, on ne cherche pas à récolter de l’information pour se faire un avis. C’est une relation dynamique, tournée vers l’avenir et le changement. D’ailleurs, très vite, une fois que nous avons eu évoqué nos parcours, nous avons abordé la suite, nous nous sommes projetés ensemble dans tout ce que nous pourrions faire pour exercer notre leadership autrement, en tentant des choses différentes.
Marie Guillemot : Oui, en se donnant des idées mutuellement et aussi en s’apportant du soutien pour tout ce qu’on allait oser qui n’était pas dans nos habitudes.
Programme EVE : Le soutien, c’est une notion essentielle… Joanna Barsh, lors de sa plénière à EVE, parle très bien de ce « supporting » bienveillant et exigeant à la fois qui permet de se lancer dans des projets ambitieux…
Yasser Balawi : Bienveillance et exigence, c’est précisément ça. Marie comme moi-même sommes des personnes très exigeantes, qui mettons plutôt la barre haut. C’est un pré-requis de notre relation de cross-mentors : on n’est pas là pour relâcher l’effort ; mais pour trouver une autre énergie, celle qui passe effectivement par le regard bienveillant et par le soutien.
Marie Guillemot : En effet, je suis volontiers taxée de perfectionniste et comme ça fait aussi partie de moi, de mon « oser être soi-même » que d’assumer cette exigence, je suis heureuse que Yasser partage ce besoin de stimulation. Et qu’on ait insufflé à notre relation elle-même de l’exigence.
Yasser Balawi : Cette exigence dans la relation, ce n’est pas de la recherche de performance, mais c’est une attitude très respectueuse, très authentique, sans jugement de valeur… C’est ce qui nous permet de créer un cercle vertueux qui tire nos conversations vers le haut.
Programme EVE : Une des particularités importantes du cross-mentoring, c’est l’échange de pair à pair, qui met en place une relation assez éloignée, finalement, du rapport mentor/mentoré-e traditionnel, avec un-e senior haut placé dans l’organisation et un-e junior qui a besoin de développer sa carrière. Ici, vous n’êtes pas en attente d’un coup de pouce de votre mentor pour progresser dans la hiérarchie…
Yasser Balawi : En effet, l’idée, c’est de progresser autrement, dans d’autres dimensions que la verticalité. Il n’y a rien d’intéressé dans le cross-mentoring, rien de politique.
Marie Guillemot : Je crois que toutes les propositions de ce type, le mentoring classique, le reverse-mentoring, le 360°, sont intéressantes. Mais elles n’ont pas la même pertinence selon les situations et les temps d’une vie et d’une carrière. Ce qui, selon moi, fait vraiment la différence, avec le cross-mentoring, c’est qu’il n’y a pas de modèle bâti, que c’est à nous de créer notre modèle ensemble. Et je pense que ce modèle n’est pas transposable, il est étroitement lié à la relation spécifique que deux individus mettent en place.
Programme EVE : Votre tandem a encore ceci de riche qu’il est mixte… C’était important pour vous d’engager cette relation avec quelqu’un de l’autre sexe?
Marie Guillemot : Je suis moi-même mentor de jeunes femmes dans le cadre du programme Emergence de KPMG. J’avoue que, généralement, j’ai plutôt tendance à évacuer la question de l’identité féminine au travail, je sais que le sexisme existe, mais je ne suis à l’aise ni avec les positions victimaires ni avec quoique ce soit qui ressemble à de la guerre des sexes. J’apprécie d’ailleurs qu’EVE soit dans cette posture de lucidité sans radicalité. Dans mon rôle de mentor de jeunes collaboratrices de KPMG, j’encourage plutôt les femmes à s’assumer, à faire sauter leurs propres freins plutôt qu’à rechercher l’entre-soi ou la complicité féminine. C’est vraiment une question de leadership, pas une question de sexisme ordinaire. « Oser être soi-même », c’est vraiment un bon leitmotiv, car ça n’a pas de genre, c’est pour les hommes comme pour les femmes. Donc, pour répondre à votre question, j’ai été ravie d’entamer ce cross-mentoring avec un homme, parce que nous avons, quelque soit notre sexe, des choses à dire et à partager sur le leadership.
Yasser Balawi : Je comprends ce que tu dis, Marie, que nous n’avons pas tant de différences que ça, hommes et femmes, en matière de leadership. Les femmes ont fait pas mal de chemin de ce point de vue, la mixité ne leur parait pas exotique (rire). En tant qu’homme, je crois que nous nous sommes encore curieux du leadership au féminin, on se demande comment ça se passe, comment l’autre fonctionne, on se pose la question des différences. Ce qui ressort finalement d’un échange comme celui que nous avons, toi et moi, c’est que l’enjeu n’est pas de définir un modèle féminin et un modèle masculin de leadership, mais de tendre vers un modèle commun de leadership équilibré.
Marie Guillemot : C’est exactement ça. Comme tu le dis, c’est parfait!
Propos recueillis par Marie Donzel & Marisa Guevara