Imaginez que vous réalisiez un long-métrage. Un grand film d’aventure. Un futur blockbuster. Vous êtes conscient·e des inégalités de genre : pas question pour vous de présenter les personnages féminins comme des petites choses fragiles placées sous la protection de personnages masculins forts.
Non, vous avez créé un rôle de femme puissante, volontaire, forte en caractère et bien sûr dotée de compétences avérées sinon de superpouvoirs. Le film sort. La critique est dithyrambique. Mais quelques articles soulignent qu’hélas, vous êtes tombé·e dans le panneau du « syndrome Trinity ».
De quoi, de quoi ? On vous explique tout sur le syndrome de Trinity et sur sa transposition au « leadership féminin » en entreprises.
Comme une Trinity dans un Matrix
En 2014, la critique de cinéma Tasha Robinson fait paraitre un article intitulé « We’re losing all our strong female characters to Trinity Syndrom ». Elle se réfère ici au film Matrix pour mettre en évidence qu’il ne suffit pas de créer des personnages féminins forts pour donner un vrai rôle aux femmes.
Pour bien comprendre, souvenons-nous du premier opus de la saga Matrix. La première scène s’ouvre avec le personnage de Trinity. Elle est présentée comme une femme d’action. Redoutable en art martiaux et dévouée à sa cause, elle combat une dizaine d’agents de la matrice et parvient avec brio à s’en sortir indemne.
Dans la scène qui suit, c’est au tour du personnage de Néo d’être présenté. C’est un homme un peu perdu, se doutant de la farce dans laquelle il vit sans pour autant avoir les clés lui permettant de confirmer ses suspicions. Il mène une vie de marginal dans une société censée faire oublier aux humains qu’ils sont en réalité entassés dans des fermes et servent de source d’énergie aux entités supérieures ayant pris le contrôle de la terre. La trame de l’intrigue se dévoile : Néo est « l’Élu », l’homme qui parviendra à sauver le genre humain de cette réalité funeste.
Intéressons-nous maintenant à la troisième scène, centrée sur la rencontre entre Trinity et Néo. Alors qu’elle puissante, intelligente et compétente, on comprend assez rapidement qu’elle aura le « simple » rôle d’accompagner le héros dans sa quête. Elle est forte, mais secondaire.
Des Trinity, on en rencontre beaucoup…
Les personnages comme Trinity, puissantes et pourtant secondaires sont légion dans les films de ces vingt dernières années. On pense notamment à la saga Harry Potter dans laquelle Hermione Granger fait preuve d’une érudition sans équivalent. Elle est, à de nombreuses reprises, présentée comme une grande sorcière en devenir, intelligente, puissante… Pourtant, plus les films de la saga se succèdent plus cette sorcière, devenue adolescente puis jeune adulte, est cantonnée à des scènes plus secondaires, où ses compétences sont invisibilisées. Tout comme Trinity, la principale fonction d’Hermione est d’accompagner « l’Élu » – Harry Potter – dans son combat contre Celui dont on ne doit pas prononcer le nom.
Dans le blockbuster Edge of Tomorrow, où Tom Cruise et Emily Blunt se « partagent » l’affiche, on retrouve un personnage féminin fort, Rita Vrataski, présentée comme l’héroïne de guerre ayant grandement contribué à la reprise des terres occupées par les extraterrestres. Pour autant, elle est occultée par le personnage joué par Tom Cruise, initialement un froussard, et même un déserteur se retrouvant par malchance sur front. Il se fait former au combat par Rita. Mais à mesure que le « vrai héros » développe ses compétences, celles de Rita disparaissent de l’écran.
On peut encore citer le cas de Gamorra dans Les Gardiens de la Galaxie, La Guêpe dans Ant-Man, ou encore Astrid dans le film d’animation Dragon et Tigresse de la série Kung-fu Panda…
Le rôle de « parfaite seconde »
Le syndrome Trinity se caractérise par un double mouvement, d’éveil pour le personnage masculin, d’effacement pour le personnage féminin. Comme si, malgré ses compétences, une femme était appelée à prendre le second rôle tandis que le premier doit échoir à un homme, quand bien même il en saurait moins qu’elle au départ. Comme si c’était là le « sens de l’histoire ».
Ce constat résonne avec le male gaze définit ainsi dès 1975 par la cinéaste Laura Mulvey comme le regard masculin qui amène les personnages féminins de cinéma à n’être que des faire-valoir (objet à séduire, conquérir, élément mineur d’une intrigue secondaire amoureuse…). Ce qui change avec le syndrome Trinity, c’est que la femme est moins “objet”, elle a davantage de personnalité. Mais sa fonction de « seconde » demeure.
Dans Matrix, plus Néo se rapproche de la place d’Élu, plus Trinity est mobilisée dans les registres du soutien, de l’accompagnement (sans pour autant être son mentor – ce rôle étant réservé à Morpheus, un homme). Finalement, à travers ces films on observe une invisibilisation subtile et progressive des compétences “dures” de ces femmes, bientôt contingentées aux compétences “soft”… Et à la subsidiarisation de ces compétences de savoir-être (soutien, accompagnement…) à celles de savoir-faire, un peu comme si les Trinity occupaient des fonctions supports au sens propre comme figuré.
Le développement personnel des femmes, un bénéfice pour les hommes ?
Le syndrome Trinity nous interpelle alors forcément du côté du boom du développement personnel, dont on sait qu’il cible majoritairement les femmes (par exemple, elles sont deux fois plus nombreuses que les hommes à lire des ouvrages de cette catégorie). Souvent critiqué pour sa dimension dépolitisée jusqu’au déni des inégalités (voire à la promotion de l’avalement de couleuvres au nom de la pensée positive), le développement personnel des femmes pourrait-il être accusé de produire de nouveaux bénéfices pour les hommes ?
Le travail qui consiste à “mieux se connaître soi-même” est connu pour apporter de la valeur au-delà du seul bien-être individuel de la personne qui le mène. En développant sa connaissance de soi, sa congruence, son équilibre, on développe concomitamment son empathie, son intelligence émotionnelle, son écologie relationnelle… Mais ce n’est pas sans charge mentale additionnelle. Dur, dur, donc, si ce travail-là repose principalement sur les épaules des femmes.
D’autant que ce travail n’est pas récompensé à sa juste valeur, notamment dans la vie professionnelle où ce qui fait encore le statut, la rémunération et la promotion, c’est de tenir le premier rôle, au cœur de l’action. Pas d’exceller dans le second, même avec les plus belles qualités humaines du monde !
Changer le casting ou changer le scénario ?
Comment se sortir de cet imbroglio ?
On observe qu’au cinéma, comme dans l’organisation des entreprises, introduire des personnages féminins ne suffit pas à faire exister la parité. Introduire des personnages féminins forts n’est pas non plus une condition suffisante pour que ces femmes puissent exister, s’exprimer, prendre leur pleine place et pourquoi les premières places. Autrement dit, ce n’est pas (seulement) en diversifiant le casting que l’on change le scénario. Ou pour le dire dans la langue des entreprises, ce n’est pas (seulement) en atteignant son “quota-Rixain” que l’on produit (automatiquement) de l’égalité de genre.
Encore faut-il se pencher sur les dynamiques au cœur des espaces de pouvoir. Tout particulièrement sur les dynamiques qui établissent une hiérarchie des compétences et installent des ordres d’importance. La logique compétitive jusqu’au sommet des organisations n’est-elle en effet pas vouée à reproduire les inégalités qui traversent la société, à commencer par les inégalités de genre ? Peut-on vraiment espérer que les femmes deviennent des “hommes comme les autres” dans des modèles de pouvoir qui ont “naturellement” porté les hommes aux plus hautes responsabilités ? Faut-il d’ailleurs le souhaiter ? Ou bien n’est-il pas temps d’envisager d’autres scénarios, d’autres logiciels organisationnels dans lesquels il n’importera plus de tenir le premier rôle, ni même d’être un héros. Tout un travail à conduire sur nos imaginaires, tout un avenir enthousiasmant à inventer.
Romain Petit & Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.