Vous n’avez pas remarqué qu’à l’oreille, les mots de « manager » et de « ménagère » se ressemblent ? Ce n’est pas le fruit du hasard, mais d’une étymologie commune : l’italien maneggiare, auquel on doit aussi le nom « manège » et le verbe « manier ». Et si l’on remonte encore plus loin, tous ces termes sont des dérivés du latin manus : la main. Eh oui, manager, c’est littéralement conduire avec la main. C’est ce que fait le chef d’orchestre quand il dirige les musiciens ; ce que fait le parent avec l’enfant qu’il fait grandir ; ce que fait la personne qui tient la maison.
Pourquoi un anglicisme si bien toléré dans la langue de Molière ?
Quelque chose nous turlupine quand même. Pourquoi la France, si attachée à la langue de Molière et si soucieuse d’écarter les anglicismes du vocabulaire courant, a-t-elle si facilement adopté le mot « manager » pour désigner l’individu qui pilote une équipe ? Et pourquoi pas ménager·e ?
Allons voir ce que d’en dit le Dictionnaire de l’Académie française, à la page de ses recommandations pour remplacer les imports anglosaxons par des terminologies francophones. Eh bien, rien ! Sauf qu’à la rigueur, on peut écrire manageur et, en encadré que « La féminisation des noms de métiers et de fonctions se développant dans l’usage, comme l’a constaté le rapport de l’Académie française rendu public le 1er mars 2019, il est à noter que la forme féminine manageuse se rencontre également. »
Le « cadre », un legs militaire
Poursuivons nos investigations en consultant d’autres dicos. Et là, on nous propose « cadre supérieur ou cadre dirigeant ». « Cadre », donc, aurait été préféré à ménager·e, quand dans les années 1930, la fonction s’est installée dans les entreprises.
Mais d’où sort ce « cadre » qui n’a linguistiquement rien en partage avec son cousin anglosaxon le « manager », quoi qu’ils fassent peu ou prou le même boulot ? Le « cadre » vient de la grammaire militaire : c’est le nom que l’on donne au tableau sur lequel sont indiqués les gradés de l’armée au XIXè siècle. Managers français, sachez-le, vos ancêtres ne sont pas de braves ménager·e·s, mais des officiers et généraux qui commandent aux troupes.
Si la connotation était flatteuse au temps des capitaines d’industrie, est-elle toujours si adaptée au management d’aujourd’hui ?
Une foule de soft-skills chez le/la ménager·e historique
Si ce n’est le cas, est-ce que le manager aurait intérêt à renouer avec la ménagère, à l’heure où elle n’est plus cette caricature de cible publicitaire aux allures de femme au foyer un peu gourde voire franchement soumise ?
Pour éclaircir cette question, replongeons-nous dans un livre historique, le tout premier traité de morale et d’économie domestique écrit au XIVè siècle : Le grand ménagier de Paris.
On oublie la dimension très datée des bons conseils à la jeune épouse pour se rendre agréable à son mari de toutes sortes de façon. Mais on retient les « soft-skills » avant la lettre que l’ouvrage met en évidence : le sens de la gratitude (savoir complimenter et remercier), la capacité à bien s’entourer, l’humilité, la curiosité, la bienveillance, le respect du droit à l’erreur, l’art de savoir dire à l’autre ce qui ne va pas (le feedback, en somme), la persévérance, les clés pour se faire comprendre quand on commande des tâches aux autres…
Pas de doute, le manager d’aujourd’hui a beaucoup de choses à apprendre de la ménagère !
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE