En 1981, sortait le film « Sois belle et tais-toi » de Delphine Seyrig. 35 ans avant #MeToo, l’actrice et réalisatrice donnait la parole à une vingtaine de femmes de cinéma, depuis Maria Schneider jusqu’à Jane Fonda, en passant par Shirley McLaine, Patti d’Arbanville ou Anne Wiazemsky. Sans nommer le concept, ces femmes parlaient déjà du « male gaze » et de ses effets sur la condition des actrices sur les tournages et dans l’industrie du 7è art mais aussi sur l’image de la femme dans toute la société. Au cinéma, les hommes portent le regard et les femmes sont regardées, en somme. Et cela façonnerait nos imaginaires dans une répartition des rôles genrés.
Mais pourquoi ce « male gaze » suscite parfois la polémique ? On en parle !
Psychanalyse du 7è art
On doit le concept de « male gaze » à l’historienne de l’art Laura Mulvey. Cette universitaire spécialiste du cinéma intègre dans sa pensée les théories de Freud et de Lacan sur le phallocentrisme comme système imaginaire déterminé par la peur de la castration, le sentiment de puissance associé au pénis, les fantasmes masculins de possession et les pulsions qui favorisent la conversion du désir sexuel en énergie transférable dans le travail, la conquête du pouvoir, la recherche de la vitesse, la quête de performance.
Pour Mulvey, le cinéma se fait le miroir de ce phallocentrisme en étant dépositaire de tous les fantasmes des réalisateurs, en même temps qu’il l’alimente dans la population générale en infusant toute la pop culture d’imageries stéréotypées et érotisées.
Concrètement, quand le cinéma présente les hommes en personnages agissants, sans les actions desquels l’intrigue ne peut pas avancer, les femmes sont elles, présentées en objets de désir, incarnation de trophée à conquérir, de foyer chaleureux que l’on quitte le temps de l’aventure pour le retrouver en l’état après, de faire-valoir de l’homme puissant ou bien de victime du méchant.
Et mon regard, tu l’aimes, mon regard ?
L’analyse de Mulvey portant sur le cinéma hollywoodien des années 1950 et 1960 semble ne survivre pleinement aujourd’hui que dans des genres très scriptés tels que le film d’action et d’espionnage assumant son autocaricature jusque dans la figure incontournable de la « James Bond girl » ou la comédie romantique classique et son lot d’héroïnes vulnérables que l’amour d’un homme stable et nanti sauve d’un destin de « fille perdue » (Pretty Woman, si tu nous regardes).
Mais le « male gaze » survivrait dans l’inconscient des réalisateurs et sur toute la chaîne de l’imaginaire cinématographique au travers de toute une série de signaux indiquant que le cinéma cherche à satisfaire le regard des hommes : la préférence à la beauté (et à la jeunesse) des actrices quand la beauté (et la jeunesse) des acteurs serait un critère moins important pour définir un personnage et donc décrocher un rôle ; la fréquence des scènes où les femmes sont dénudées ; mais aussi une moindre richesse de personnalité dans les personnages féminins que l’on voit volontiers ramenés à des fonctions ou des rôles (l’épouse, la maîtresse, la mère, la secrétaire, la femme tentatrice, la perverse…) et même des dialogues de moindre intérêt mis dans la bouche des femmes. Ainsi, la scénariste Alison Bechdel a-t-elle noté que le cinéma mainstream propose trop rarement des scènes où les femmes parlent entre elles d’autres choses que des hommes !…
Le « male gaze » s’exprimerait encore au travers de la fréquence des scènes de violence sexuelle et de leur valorisation au titre de l’audace subversive du réalisateur (depuis Le Dernier Tango à Paris jusqu’à Elle, en passant par Breaking the waves ou Irréversible, parmi ceux qui ont défrayé la chronique) et la récurrence du positionnement des personnages féminins en victimes sidérées ou terrifiées (le critique Frédéric de Manassein a estimé que 70% des cris de peur dans les films proviennent de personnages féminins).
Quand le héros est une héroïne
Oui, mais… Le cinéma compte de plus en plus d’héroïnes, figures au cœur de l’intrigue et personnages complexes, riches de nuances et dont la profondeur défie les stéréotypes. On pense à Ellen Ripley dans Alien, à Lara Croft, à Nikita, à Kill Bill, à Million Dollar Baby, à Erin Brokovich, à Wonder Woman et Captain Marvel entre autres superhéroïnes, ou dans un autre genre à Amélie Poulain ou à la Môme…
Être la tête d’affiche préserve-t-il du « male gaze » ? Oui et non, répondent celles et ceux qui traquent ce biais qui nous porte à apprécier la qualité d’un film et la force d’un personnage à travers les yeux des hommes. Car pour commencer, la femme puissante à l’écran devra être belle, et l’être au plus près des canons esthétiques qui renvoient au sexyness. Comme si la puissance au féminin n’était permise qu’à condition d’avoir satisfait aux normes de minceur, de jeunesse, de glamour. Et si la plastique n’y suffit pas, le scénario et le cadrage mettront volontiers en avant la sensualité d’une partie du corps, d’un déhanché, d’une tenue (même si celle-ci s’avère en incohérence avec les mouvements de l’héroïne. On vous met au défi de faire des acrobaties dans des combis moulantes en latex, tout en portant des cuissardes !). On érotisera volontiers l’effort (et le concours du tee-shirt mouillé redessine ses règles du jeu pour faire de la fille en sueur un objet de désir).
Et puis, ce qui arrive aux héroïnes va souvent les chercher du côté des stéréotypes de la féminité : leurs mouvements émotifs sont davantage mis en avant que ceux des hommes dans des situations similaires (l’expression de la peur, par exemple, est peu présente dans le jeu des acteurs de films d’aventure, alors qu’elle l’ait plus facilement quand c’est une femme qui affronte les dangers), leurs affects amoureux sont plus centraux (l’intrigue romantique sera relativement marginale dans le scénario dont un homme est le héros, tandis qu’elle prend une place plus important quand c’est une femme qui est au cœur de l’intrigue), leurs amitiés sont plus frivoles et bavardes que celle des hommes dont la camaraderie brave et loyale est louée comme une valeur morale.
Et le droit au fantasme, alors ?
Maintenant que l’on a un certain aperçu de ce « male gaze » qui imprimerait subrepticement la pellicule de sexisme inconscient, il faut s’intéresser à ce que la dénonciation de ce phénomène suscite de réactions. Primo, arrêtons-nous sur l’accusation de voyeurisme au centre du propos de Laura Mulvey quand elle décrypte le « plaisir visuel » à voir des femmes sexys sous toutes les coutures à l’écran et à les placer dans des positions qui rejouent des fantasmes masculins. D’aucun·e·s y répondent que le cinéma est précisément fait pour ça : pour se faire plaisir en regardant ! D’ailleurs, les acteurs masculins n’échappent pas à l’érotisation, même si cette érotisation des hommes convoque d’autres pans de l’imaginaire collectif. Reste que le cinéma est bien une industrie du fantasme : il serait, avec la littérature, la bande dessinée et les autres arts, le lieu-même du « rêve diurne » freudien et de la mise en récit des pulsions, disent les défenseurs de la vision la plus extensive de la liberté d’expression et de création. Aussi, contester le droit le plus complet de l’artiste à dire sa vision du monde et à transmettre ses projections fantasmatiques serait de l’ordre du contre-sens.
Les fantasmes de qui ?
Mais alors, deux questions se posent : d’une, est-ce que le cinéma n’est qu’expression d’une intention artistique sans que son impact sur les mentalités et les sociétés ne soit à prendre en compte ; de deux, est-ce que tous les fantasmes sont représentés ou bien seulement ceux d’une portion finalement assez restreinte de la population ?
Seule la mauvaise foi permettrait de répondre à la première question en affirmant que le cinéma ne porte pas d’intention d’influence culturelle. Plus que tout autre art, il est vecteur de soft power : c’est parfois concrètement assumé (les exemples sont légion, mais l’un des cas les plus documentés est celui de Top Gun) et c’est parfois plus indépendant de la volonté des réalisateurs, mais le cinéma est toujours l’expression d’une certaine vision du monde, porteuse d’idéologie, de valeurs, de points de vue, et l’extraordinaire capacité de diffusion de cette forme d’art place de fait le cinéma face à ses responsabilités quant au modelage des mentalités.
A la seconde question, la réponse est en large partie apportée par le mouvement #MeToo : une industrie entre les mains d’hommes puissants aux caractéristiques socio-démographiques communes véhicule systémiquement le point de vue et les fantasmes de cette portion de la population. Aussi , ce que raconte le mouvement #MeToo à ses origines, c’est que ce qui se passe à l’écran et ce qui se passe en coulisses s’inscrit dans un certain continuum qui va du désir des producteurs et réalisateurs de mettre en scène leurs fantasmes jusqu’à la banalisation de ces fantasmes dans les esprits des spectateurs et de toute la société, en passant par la rupture des frontières entre le jeu d’acteur (« pour de faux ») et le vécu des acteurs·rices sur le lieu de travail (réalisant « pour de vrai » les fantasmes du réalisateur dans le flou artistique ( !) entre travail et sacrifice, au nom du réalisme ici ou de la performance d’exception là). Plusieurs réalisateurs ont ainsi été épinglés pour avoir imposé des conditions de tournage relevant de la violence : Bertolucci soumettant Maria Schneider à un viol par surprise sur le tournage du Dernier Tango à Paris, Abdellatif Kechiche pour des méthodes de tournage des scènes de sexe controversées pour La vie d’Adèle ou les studios Disney pour les violences dénoncées par Demi Lovato.
Répondre par un « female gaze » ?
Le « male gaze » n’est cependant pas que le fait des réalisateurs hommes. Car s’il est en partie le reflet des fantasmes de ceux qui tiennent la caméra, il est aussi le résultat de l’intention de séduire et flatter le regard d’un public cible : pour la journaliste Clémence Edgard-Rosa, fondatrice de Gaze Magazine, l’inconscient du marketing considère par défaut l’homme hétérosexuel comme étalon de l’universel. Ce qui est vrai au cinéma l’est aussi dans de nombreux autres domaines : on a ainsi pu mettre en évidence que la majorité des médicaments étaient testés sur des panels d’hommes d’âge moyen ou que les normes d’équipements de sécurité dans les voitures étaient basées sur les caractéristiques des corps masculins. Du fait de cet inconscient collectif qui suppose le masculin comme la référence du normal, il n’est pas étonnant que des femmes réalisatrices portent aussi le « male gaze » sur les femmes qu’elles filment.
Mais la conscientisation croissante du « male gaze » amène nombre d’entre elles (et aussi des hommes) à faire l’effort du contrepoint en portant un « female gaze » dans leurs créations : la réalisatrice Reed Morano à qui l’on doit plusieurs épisodes de la série La servante écarlate assume ainsi avoir tout fait pour éviter que le « sexy » s’invite dans cette dystopie sur les violences faites aux femmes ; Lena Dunham, créatrice de Girls, ne cache pas non plus son intention de montrer des corps féminins imparfaits et désirants (avoir de la cellulite n’empêche pas de se montrer dénudée à la caméra, d’avoir du désir sexuel et d’en susciter… et se débarrasser de ses bourrelets n’est en rien un sujet pour l’héroïne) ; Céline Sciamma entend avec Portrait de la jeune fille en feu faire pleinement œuvre de cinéaste en produisant la même émotion face à l’amour passionnel entre femmes en suggérant seulement les scènes de sexe et en contournant savamment la tentation du fantasme masculin autour des lesbiennes ; Jane Campion s’attache depuis au moins trois décennies à donner à voir le point de vue des femmes sur tous les thèmes qu’elle aborde. Mais le « female gaze » n’est pas une nouveauté nous rappelle Iris Brey, dont l’indispensable conférence TedX permet de tout comprendre en quelques minutes ce qu’est le « male gaze » : le tout premier film portant un regard de femme date de 1906, il s’appelle Madame a des envies et sa réalisatrice Alice Guy gagne à être re-découverte.
Le « female gaze » n’est cependant pas à prendre seulement comme une riposte féministe : c’est avant tout un élargissement de l’horizon du regard, par-delà les attendus stéréotypés et les biais qui nous font regarder le monde depuis des lucarnes trop étroites. Et finalement, diversifier les « gaze », en termes de genre mais aussi d’autres marqueurs d’identité et de socialisation, c’est sans doute faire au cinéma (et à la vie) le meilleur des cadeaux : celui d’un champ toujours plus élargi de créativité.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE