L’audace, c’est l’un de nos maîtres-mots, au Programme EVE ! Voilà plus d’une décennie que nous encourageons chacun·e à OSER davantage. Si cet état d’esprit d’audace transpire dans tous les contenus de notre webmagazine, il est vrai que nous ne lui avons pas encore consacré un grand papier de notre rubrique-phare : « le concept à la loupe ». Alors, la voilà, cette enquête approfondie sur l’audace !
Nuances d’audace à travers l’histoire
L’audace en cousine du courage
Audace vient directement du latin audacia, dérivé du verbe audeo pour « oser ». Le terme d’audace apparaît pour la première fois en langue provençale au XIVè siècle. On le retrace dans les écrits de Christine de Pisan, poètesse italienne que sans peur de l’anachronisme, on qualifie souvent de pionnière du féminisme (on lui doit notamment l’ouvrage La cité des dames).
Chez Pisan, l’audace est un complément de la hardiesse : elle marche de conserve avec le courage… Elle en est la sœur, mais pas le synonyme : le courage est le tempérament, l’audace est l’élan ; le courage est la force d’âme, l’audace sa mise en mouvement.
L’audace en va-tout
Les grandes heures littéraires de l’audace arrivent au XVIIè siècle : Racine et Corneille la mettent à toutes les sauces ou presque ! En amour, en politique ou à la guerre, l’audace apporte assurément un supplément de tragédie : elle est ce mouvement d’âme qui méprise les dangers, se fiche des conséquences, tente le tout pour le tout.
L’audace permet d’accomplir des miracles… Mais peut aussi conduire à la perte sans merci.
L’audace en marque des esprits libres
Les Lumières en font une marque des esprits libres, de ceux qui bravent le conformisme, défient les autorités installées et mettent en jeu leur propre situation pour défendre quelque chose de plus grand qu’eux (l’intérêt général, la démocratie, la pensée critique…).
L’audacieux est aventurier : chez Crébillon, l’audace le trait des entrepreneurs (« Le succès fut toujours un enfant de l’audace ») ; chez Diderot, elle se conjugue avec l’ambition ; chez Voltaire, avec l’authenticité… Mais chez Rousseau, elle flirte avec le toupet, voire avec la crânerie !
Morales de l’audace
Une morale de l’audace est en effet en train de voir le jour, qui nous met encore aujourd’hui en tension : il y a l’audace comme principe de justice face à la paresse induite par le cours des choses subies (pour Kant, manquer d’audace c’est verser quasi illico dans la lâcheté), il y a l’audace créative, valorisée dans sa capacité à déranger, à innover, à prendre des initiatives (le théâtre engagé du XIXè siècle en fait l’argument principal de la voix des travailleurs revendiquant leur émancipation) ; et puis il y a l’audace arrogante, conquérante voire mégalomane, orgueilleuse et présomptueuse (le regard critique sur les empereurs et les empires jette cette ombre sur la notion).
Le tableau des caractères de l’audace est complété au XXè siècle par la figure de l’imprudent inconséquent, trop sûr de sa posture hardie pour se regarder avec lucidité (Audiard résumera avec acidité : « Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnait »).
Quand l’audace se fait compétence
Le cœur à entreprendre
Fi de morale ! Depuis la Révolution industrielle et jusqu’à nos jours, l’audace s’impose comme une orientation pragmatique. Il s’agit de croire en sa chance, de saisir les opportunités, de se donner les moyens d’atteindre ses objectifs. La littérature sur l’entrepreneuriat place l’audace en son centre : l’entrepreneur est un navigateur dans les mers d’incertitude chez Weber ; c’est un « révolutionnaire » (eh oui) pour Marx, car il doit incessamment innover ; l’innovation est aussi sa principale fonction chez Schumpeter ; et sortir du rang est de son devoir selon Keynes, sans quoi il s’expose à la défaillance programmée et entraînera tôt ou tard toute l’économie dans sa chute ! De l’audace, de l’audace et encore de l’audace, voilà ce dont doivent faire preuve les entrepreneurs.
Le sens de l’opportunité
La première des compétences contenues dans l’audace au sens entrepreneurial, c’est le sens de l’opportunité. Il s’agit de se rendre disponible pour l’occasion qui se présente, accueillir l’inattendu, les aléas, les imprévus, les hasards et l’air du temps avec l’esprit de sérendipité. Un peu visionnaire sur les bords, l’audacieux voit le potentiel d’enrichissement là où les autres passent leur chemin, aveugles ou réticents à ce qui n’est pas inscrit sur la feuille de route.
Une fois qu’il a vu l’opportunité, l’audacieux sait la saisir et la transformer. Il s’empare avec curiosité de la matière à disposition pour nourrir son imaginaire et déployer sa créativité. Il modèle ses idées à partir de l’argile brute du réel. Il fabrique de la vision.
Le pouvoir d’agir
L’audacieux se distingue du velléitaire (qui ne manque pas non plus d’idées, d’envies et d’ambitions) en ce qu’il se donne les moyens de la réalisation de sa vision. Pour atteindre ses objectifs, il prend un pouvoir qui en recouvre mille autres : le pouvoir d’agir. Il lui faut réunir les moyens de son projet : des moyens matériels (investissement financier, organisation logistique, gestion des ressources…) mais aussi des moyens immatériels (réseau de sponsors et d’alliés, conquête des espaces de visibilité, capacités de conviction, qualités de leadership…).
L’audace passe par l’acceptation et l’assumation du pouvoir : oser, c’est d’abord oser se positionner comme un sujet mû par une volonté… Celle de réunir les conditions nécessaires à l’atteinte de ses objectifs.
Le goût du risque
Si la volonté est nécessaire pour se donner toutes les chances du succès, elle ne suffit pas à le garantir. D’ailleurs, l’audace contient en elle l’acceptation d’une zone de risques. Pour tenter de gagner, il faut être préparé à la possibilité de perdre, ou en tout cas à celle de ne pas gagner à tous les coups. Avoir l’audace de demander (une augmentation, des financements, une promotion, un poste de leadership), c’est prendre le risque de se le voir refuser. C’est au moins s’exposer à la nécessité de négocier. Il y faut, sinon un tempérament joueur, une certaine flexibilité psychique, de bonnes ressources d’optimisme et de résilience.
Regards critiques sur les imaginaires de l’audace
Vivre son existence comme une entreprise de soi ?
La rhétorique de l’audace est questionnée dans ses fondements libéraux : peut-on vraiment conduire son existence individuelle comme un projet d’entreprise de soi ? La sociologue Sarah Abdelnour consacre une large partie de ses recherches depuis une quinzaine d’années aux ambiguïtés du « self-help » : entre valorisation du pouvoir d’autonomisation de chacun·e et injonctions culpabilisantes à l’audace, l’encouragement à être « entrepreneur de soi » (qui va notamment se matérialiser avec la figure de l’auto-entrepreneur) entraînerait selon elle une dilution du sentiment d’appartenance, du lien social et de la capacité à faire collectif solidaire… Reprenons dans l’ordre :
- Il ne faudrait pas confondre autonomisation et auto-démerde : prends ton audace sous le bras et donne-toi les moyens de t’en sortir, c’est un principe qui limite malgré tout le champ des possibles !
- Il ne faudrait pas confondre encouragement et injonction : l’audace implique de la prise de risques, avec des conséquences en cas d’échec. Si l’audace est exigible, elle rend de fait responsable celui/celle qui en fait preuve des conséquences fastes ou néfastes de ces actes audacieux.
- Il ne faudrait pas confondre audace d’être soi et d’agir avec individualisation des facteurs du succès. Tou·te·s autant que nous sommes devons probablement nos réussites à nos mérites, à notre courage, à notre tempérament et à nos élans, mais aussi en partie à la chance, à des conditions favorables, à du soutien d’autrui et de la collectivité.
Le prix de l’audace en fonction de la classe
Les travaux de sociologie des classes populaires enfoncent le clou en mettant en évidence que plus un groupe est économiquement et socialement défavorisé, plus les individus qui en sont issus et font preuve d’audace (l’entrepreneur aventureux, le comédien irrévérencieux, l’élu·e intrépide venant des « quartiers »…) sont valorisés par les groupes sociaux privilégiés. L’audace serait alors la marque de ceux qui sortent de leur rang pour s’élever dans la société ? Et le manque d’audace la raison première de l’enlisement dans la dèche ?
L’édification du profil de l’héroïque audacieux à qui sourit la chance fait un peu écran aux conditions socio-économiques de la prise de risque : tout le monde a peut-être à gagner à faire montre d’audace, mais nous ne sommes pas égaux face à ce que l’on risque de perdre si notre audace ne payait pas…
Audace et transgression : gare au « syndrome du prince » !
C’est que l’audace a une certaine portée transgressive. Oser, c’est passer outre les normes, les assignations et les stéréotypes. C’est être là où l’on n’est pas attendu·e. Créer la surprise et déranger l’ordre installé. Cela repose sur un tempérament de l’individu qui ose, mais cela demande aussi une certaine acceptation de l’environnement bousculé par l’audace. Gare au « syndrome du prince », selon l’expression forgée par Olivier Babeau et François Renon, en référence à Machiavel ! Le « syndrome du prince », c’est l’autorisation de déroger aux règles accordée à certain·e·s comme un privilège. Il y a celles et ceux dont l’audace est malvenue car ils n’ont pas reçu cette autorisation de transgresser et celles et ceux dont l’audace est bien accueillie car il leur est précisément demandé de sortir du cadre et de mettre l’organisation au défi. On ne saurait donc que trop recommander à celles et ceux que l’on encourage à oser d’en appeler à leur intelligence situationnelle pour mesurer le degré d’acceptabilité de ce qu’ils/elles s’apprêtent à proposer…
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE