L’industrie du jeu vidéo représente aujourd’hui plus de 300 milliards de dollars (pour comparaison, c’est plus que le PIB de la Finlande ou du Chili) et touche plus de 500 millions d’utilisateurs à travers le monde. Autrement dit, cette industrie pèse aujourd’hui davantage que celles du cinéma et de la musique combinées. C’est donc peu de dire que l’on est face à un mastodonte du pouvoir économique mais aussi du soft power… Mais quelle est la place des femmes dans ce « game » ? On fait le point.
Un plafond de verre manifeste
47% des joueurs français sont des joueuses (SELL). A l’échelle planétaire, un même équilibre des genres parmi les gamers s’observe. A noter quelques variations géographiques : c’est en Chine qu’il y a le moins de gameuses (27% pour 73% d’hommes aux manettes), c’est en Finlande qu’il y en a le plus (49%).
Parlons à présent des effectifs du secteur. En France, les femmes ne représentent que 22% des personnes qui travaillent dans cette industrie. La tendance est néanmoins aux progrès de la mixité : il y a 5 ans, on ne comptait que 15% de femmes dans les effectifs du secteur.
Dans le détail, les femmes sont bien représentées aux postes d’édition (50%). En revanche, elles sont minoritaires aux fonctions de développement (22%) et carrément rares à la direction des entreprises du secteur (11%).
Finalement, on retrouve ici comme ailleurs une bonne vieille pyramide du plafond de verre croisant problématiques de mixité des métiers et difficultés d’accès des femmes aux postes à responsabilités.
Les pieds dans le plat du sexisme
Regardé de près par de nombreux observateurs soucieux de l’influence réelle ou supposée des jeux vidéos sur les mentalités (notamment de la jeunesse), le secteur a plus rapidement que d’autres été interpelé sur la question du sexisme.
Représentations de la femme en objet sexuel dans les jeux, commandos machistes organisant depuis des forums de joueurs des raids de stalking visant non seulement des joueuses mais aussi des journalistes, des militantes féministes ou de simples utilisatrices de réseaux sociaux, expression de stéréotypes méprisants sur les plateformes de streaming etc., les occasions n’ont pas manqué d’associer jeux vidéo & violences faites aux femmes dans la conversation médiatique.
Mais le milieu a aussi vu émerger plus rapidement que d’autres des figures de la dénonciation du sexisme. Dès 2012, c’est-à-dire bien avant #MeToo, avant les colleuses et autres formes modernes de la lutte contre les violences faites aux femmes, la gameuse Mar_lard publie sur le blog Genre ! une série d’articles consacrée au machisme de la communauté geek. En même temps que ses propos lui valent de violentes campagnes de cyberharcèlement assorties de menaces de viol et de mort, ils sont repris par de nombreux médias qui instruisent plus avant les différentes dimensions du problème : l’objectivation du corps des femmes dans les jeux, la misandrie décomplexée des joueurs, le laisser-faire des acteurs économiques impliqués (éditeurs de jeux, hébergeurs de forums…), le déficit d’inclusion dans les métiers de la production et du développement. De l’autre côté de l’Atlantique, la médiatisation de l’affaire Zoe Quinn en 2014 ayant débouché sur la controverse du Gamergate a mis en évidence des tensions dépassant largement le champ du divertissement jusqu’au soupçon d’infiltration des communautés de joueurs par des groupes masculinistes, suprématistes et des activistes de l’alt-right.
La mobilisation du monde du jeu vidéo
En 2017, est fondée l’association professionnelle Women in Games avec l’appui des syndicats du secteur et le soutien de nombreuses entreprises, parmi lesquelles une vingtaine de studios, éditeurs et distributeurs de jeux. L’association produit des ressources pour objectiver le sexisme et les violences faites aux femmes dans l’industrie, met en visibilité des expertes susceptibles de prendre la parole dans les médias, déploie des programmes de développement des compétences et de la confiance en soi pour les femmes ambitionnant de faire carrière dans le secteur… Elle est partenaire d’Afrogameuses, une association créée en 2020 qui entend sensibiliser aux enjeux d’inclusion l’ensemble des parties prenantes du monde vidéoludique, depuis des formations dispensées aux jeunes sur la prévention du harcèlement en ligne jusqu’à la modération en temps réel des interactions sur les plateformes de jeu en passant par des actions auprès des studios pour limiter les biais dans la rédaction des scénarios, la création graphique, la grammaire des symboles exploités…
Quoique, comme tout autre secteur, le jeu vidéo n’échappe pas à la vague #MeToo avec plusieurs affaires médiatisées d’agissements sexistes et de harcèlement sexuel dans les studios, ces derniers manifestent, avec les écoles qui forment à leurs métiers, une volonté croissante de renforcer la qualité de vie au travail de tou·te·s avec un accent spécifiquement porté sur la non-discrimination… Et dans une moindre mesure, d’agir auprès de leur clientèle en proposant des jeux plus inclusifs et en se désolidarisant d’un « geekisme » par trop sexiste et parfois raciste.
Derrière le cas des jeux vidéo, la question de la condition des femmes dans la contre-culture
Mais pourquoi donc cette plus grande réserve des studios quand il s’agit de sensibiliser les communautés de joueur ? Parce que, nous dit le documentariste Thomas Versaveau, l’industrie est issue d’une contre-culture et ne peut, ne serait-ce que d’un point de vue marketing, rompre si facilement avec les attentes de communautés vivant le fait de jouer comme une liberté à part des carcans sociaux. Reste alors à poser la question de la récurrence troublante d’un droit au « sexisme décomplexé » dans les mouvements contre-culturels. Il est en effet troublant d’observer que les mouvements artistiques et culturels reposant sur l’inversion des normes et valeurs adoptent aveuglément la norme hétérosexiste (pourtant parmi les plus enfermantes) et se livrent avec autant de décomplexion à la misogynie et à l’homophobie ordinaire.
On aurait néanmoins tort de voir la contre-culture comme un seul bloc de machisme (ou de tout autre chose, d’ailleurs). Le rap ou le street-art, par exemple, ont pu être épinglés pour l’expression sexiste de certains artistes mais les collections de Madame Rap comme le mouvement des Colleuses féministes montrent comme la contre-culture peut aussi être un espace approprié par les femmes… Peut-être plus facilement, finalement, que les institutions culturelles traditionnelles.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE