Concept à la loupe : le courage

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Allez, on se (re)motive ! On se retrousse les manches, on rassemble ses forces, on bombe le torse, on tient le cap ! On va y arriver ! Ce n’est pas la première fois qu’on fait face à des difficultés… Et puis la peur n’empêche pas le danger. Alors, pas de raisons de ne pas oser. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on a à perdre, d’autres qu’une occasion de se montrer brave, fort.e, déterminé·e, endurant·e, résilient·e, vaillant·e… ?

Est-ce cela que l’on appelle le courage ?

A la frontière entre valeur morale et soft-skill, le courage est de plus en plus valorisé dans le monde de l’entreprise. Mais que recouvre exactement cette notion ? Le webmagazine EVE a enquêté…

Du cœur à l’ouvrage

Un supplément d’âme et/ou la fantasmagorie de l’héroïsme ?

Le courage se situe du côté du cœur. Étymologiquement, pour commencer : c’est du latin cor qu’il provient quand il faut désigner, vers le XIè siècle, ce qui dans l’Antiquité grecque était nommée « force d’âme », « bravoure », « héroïsme » ou « virilité » (andreio), en référence, par exemple, aux exploits homériques d’Ulysse ou aux dialogues platoniciens ne craignant pas la passe d’arme rhétorique. Dans l’Antiquité romaine, en revanche, ce que l’on appelle aujourd’hui le courage aurait plutôt pour synonyme « animo », où l’on retrouve l’idée d’âme qui transcende (un supplément spirituel permettant à l’humain de se dépasser, voire de s’approcher — de loin, tout de même — de la puissance divine), d’esprit doté de facultés morales et intellectuelles plus élevées que la moyenne mais aussi celle de (se) rendre vivant·e au travers d’actions puissantes.

Pas de doute, le courage est d’emblée investi par son étymologie d’une valorisation prohibitive des âmes hors norme, celles qui s’instillent dans le corps et le cœur d’humain·e·s à part, comme possédé·e·s par le devoir d’inscrire leur vie dans la prouesse, en même temps qu’ils sont dotés des capacités exclusives pour atteindre d’ambitieux objectif.

Voilà de quoi insuffler de la confiance à celles et ceux qui vibrent au-delà de la simple respiration physiologique et veulent œuvrer à changer le monde. Voilà aussi de quoi nourrir la mégalomanie des héros auto-désignés, des champions auto-persuadés, des aspirants géants et autres gourous de tout poil.

Donner un sens (ou de la transcendance) à son existence

Mais avant de nous préoccuper des effets indésirables de la valeur courage quand elle est mal comprise, intéressons-nous à sa conception à l’orée du « temps des cathédrales ». Nous sommes au XIè siècle : la Chanson de Roland cite le courage, quand elle vante les mérites de ceux (pas encore celles) qui ne cèdent pas aux faiblesses de l’humain trop humain (pardon pour l’anachronisme), savent regardent au loin, n’attendent pas retour d’investissement sur leurs efforts, n’hésitent pas à sa sacrifier pour la cause. Qu’il s’agisse de partir à la guerre ou bien de plaire à un Roi ou bientôt à une galante.

Épique, chevaleresque et séducteur, le courage devra gagner ses lettres de noblesse pour mobiliser l’ardeur au travail de ceux (pas encore celles) qui vont participer à bâtir des ouvrages monumentaux dont jamais ils ne verront l’achèvement de leur vivant. C’est qu’il en faut de la constance et de la volonté pour tailler des pierres et les assembler une à une selon les plans d’un édifice qui ne sera inauguré que 2 ou 3 siècles plus tard, soit bien après sa propre mort.

Le courage dépasse la vie biologique. Il va chercher du côté de ce que, bien plus tard, on appellera le sens de l’existence : chaque pierre posée est une consolidation de soi face à la peur de la finitude. On ne cherche pas la reconnaissance immédiate, mais on s’engage dans le projet plus que collectif de la plurisécularité. Le courage s’installe en croyance qu’on a quelque chose à laisser au futur, cette abstraction dont on ignore tout des réalités, dont on se refuse à envisager les désastres (l’impensable d’une bombe nucléaire ravageant le vivant comme les bâtiments sans distinguo, la ruine d’un patrimoine culturel par un petit nombre d’individus radicalisés», le subjuguant incendie d’une cathédrale).

Qu’importe : le courage est cœur est à l’ouvrage. Ce que je donne aujourd’hui parce que je suis convaincu·e que ça a sa nécessité supéreure et sa place dans le futur suffit à ce que je m’adonne (sans compter ou presque) à la tâche. C’est que j’y mets (presque) tout mon âme !!! Tout le travail de Marie Jahoda sur les fonctions latentes du travail en atteste : travailler, ce n’est pas que donner de son temps contre rétribution. C’est aussi (entre autres) s’investir dans quelque chose qui compte… Mais ne se comptabilise pas.

Le courage moderne : un être-soi valeureux

Le défi du du courage : identifier ce qui est juste

La très estimée valeur courage, cet in(dé)chiffrable de l’âme dévouée charriant sens du sacrifice (ou à tout le moins de la mise de l’individu à l’arrière-plan de l’idéal), appropriation des codes du temps comme il va pour cerner jusqu’où aller trop loin et dynamiques de croyances s’inscrit, au cours de l’histoire, dans une relation ambiguë à l’autorité. Être courageux/courageuse, est-ce être dans l’éthique de responsabilité ou dans l’éthique de conviction, pour paraphraser Rocard paraphrasant Weber ?

Quoique binaire, le distinguo a le mérite de souligner qu’à l’épreuve du réel, le courage n’est pas nécessairement transgressif. Il faut du courage, bien sûr, pour défier la norme, désobéir à l’autorité, prendre des risques en refusant de se soumettre et/ou en bravant l’interdit. Peut-être en faut-il aussi pour admettre des concessions, mettre de côté ses intérêts ou au contraire les faire passer devant ses valeurs au nom de priorités qui semblent à-propos (protéger ses enfants, préserver l’emploi dans sa boîte) ou de nécessités impérieuses (échapper à un danger, par exemple).

Dans leur ouvrage 7 superpouvoirs pour développer la coopération (Ed. Fil Rouge 2021) qui désigne Wonder Woman (la vraie, hein, pas celle du complexe de Superwoman) pour porter la cause du courage, Julien Ohana et Charlotte Ringrave écrivent que « le courage est guidé par ce qui est juste ». S’en référant à Confucius puis à Descartes, les auteur·e·s concèdent au courage une forte dimension morale… Mais qui ne saurait suffire à désigner le courageux/la courageuse par une noble âme, débarrassée des contextes et des dilemmes, parce que cette noble âme garantirait à l’individu qui se tiendrait de toute façon toujours du côté  « bien », sans avoir à y repenser. Ces « sans peurs » de se tromper sont soit inagissants, soit dogmatiques, soit dépourvus de contacts avec le monde, ou bien les trois à la fois

Le courage dans l’humilité, un paradoxe ?

Dans ce même chapitre de leur ouvrage, Ohana et Ringrave alertent sur les risques que les « sans peurs » font courir à eux-mêmes comme aux autres. Et d’affirmer que « Le courage n’existe pas sans la peur », peur que les auteur·e·s placent du côté de la psychologie positive. Autrement dit, il y a un « savoir avoir peur », soft-skill en soi, qui se situe au croisement de la connaissance de soi-même (ses valeurs, ses intérêts, mais aussi ses limites, ses failles) et de la perception fine de son environnement (quel contexte, quels protagonistes, quels enjeux, quels besoins ? quels autres points de vue ?).

Mais alors, pour accéder au courage, il faut en passer par l’humilité ? C’est peut-être contre-intuitif, tant on nous a présenté le courage comme un héroïsme narcissisant, nous portant plus aux tentations mégalomanes qu’à la modestie bien ordonnée ! Pourtant, Ohana et Ringrave sont formel·le·s : pas de courage authentique sans entretenir avec le monde une relation infusée de doute, de préoccupation, d’acceptation de la différence (y compris en matière de définition de ce qui est juste ou ne l’est pas), d’ouverture au dialogue…

 

Toutes et tous courageuses et courageux

Trouver « son » courage

L’approche d’Ohana et Ringrave nous convie à trouver notre courage. Notre courage intérieur, d’abord. Laissons résonner les valeurs qui nous animent. Écoutons sans nous juger ni chercher à nous conformer, ce que notre cœur a à nous dire de ce qui compte profondément pour nous. L’ambition, l’amour, l’argent, l’autonomie, la bienveillance, la compétition, le confort, la curiosité, la droiture, l’empathie, l’équité, la franchise, la générosité, l’humour, l’imagination, la liberté, la loyauté, la maitrise de soi, l’optimisme, le plaisir, le pouvoir, la prudence, le respect, la sécurité, la spontanéité, la tradition, le travail etc. ? Personne d’autre que soi-même a besoin de connaître ce qui fait vibrer les un·e·s et les autres. Mais chacun·e mérite d’être au clair avec ce qui l’anime intimement, que cela semble « politiquement correct » ou non.

Tournons ensuite notre regard vers l’extérieur pour identifier ce qui nous fait peur (car il est normal – en tout cas cognitivement inévitable –,  que l’extérieur nous fasse peur) : l’ambition des autres qui pourrait nous ombrager ou entamer notre « périmètre », les expressions émotionnelles qui ne nous sont pas familières, les comportements que nous ne comprenons pas , les convictions que nous ne partageons pas, les difficultés à « cerner » les autres et/ou les situations, les conditions sur lesquelles nous n’avons pas prise, la perte de repères, etc. ?

Ce n’est certainement pas un tableau croisé dynamique ni un parfait algorithme mais en mettant en regard ce qui nous porte au dépassement et ce qui nous met en déséquilibre, on tient le début de notre cartographie personnelle du courage.

Donner du courage aux autres et entretenir un collectif courageux

Avoir du courage à soi, c’est bien. Mais comment (re)booster celui des autres ? Car le courageux ou la courageuse aime bien sûr entraîner autrui dans la formidable aventure de la volonté d’agir en direction de ce qui est juste.

C’est dans les pages écrites par Cynthia Fleury que l’on trouve un début de réponse : pour la philosophe autrice d’un essai au titre pessimiste (mais au message optimiste), La fin du courage (Fayard, 2010), de nombreux facteurs expliquent le « découragement » : perte de confiance, sentiment d’anomie, dégradation de la motivation associée à une perte de sens, mais aussi privation de l’autonomie et du droit à prendre des risques quand l’autorité se montre trop paternaliste et remplacement de la saine « peur » indispensable au courage par une sourde anxiété qui freine l’élan et l’envie d’agir.

La philosophe invite alors à « réinventer le courage » : d’abord en l’enseignant, pas seulement à l’école, mais tout au long de notre vie ; autrement dit d’en faire un apprentissage continu et renouvelé. Ensuite, en en faisant une affaire non pas individuelle mais résolument interactionnelle : le courage se nourrit des relations, pourvu que celles-ci soient authentiques (et non faites de de jeux de rôle comme il arrive, notamment dans le monde professionnel, que l’on s’oblige à masquer son être-soi pour s’adonner à la comédie des apparences et postures falsifiées). Il faut aussi que ces relations autorisent l’expression de la peur et qu’elles soient respectueuses des valeurs, jusque dans les moments difficiles, notamment de tensions ou conflits. Le courage enfin appelle la solidarité et la coopération, pour entretenir un collectif inclusif, fort de ces moments de partage (de points de vue, de sentiment d’appartenance, d’expériences communes) et ainsi renforcé quand il faut faire face à l’adversité.

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE