Voilà des années que, dans les entreprises, on ne parle (presque) que de « soft skills ». Une notion qui fait écho à celle de « soft power », cet art de convaincre, d’influencer, de prendre des positions de manière douce, sans menace ni coercition.
Héritée du lexique des relations internationales, la notion de « soft power » infuse aujourd’hui le monde du management : la/le leader bardé·e de compétences douces serait donc en capacité d’exercer une force tranquille ? La rédaction du webmagazine EVE a enquêté.
Aux origines du « soft power » : la puissance sans la guerre
C’est juste après la fin de la guerre froide, en 1990, que le concept de « soft power » apparait sous la plume de l’analyste Joseph Nye dans son ouvrage Bound to lead. A cette époque, on prend acte de la fin du monde bipolaire et on se demande ce que cela signifie pour les États-Unis : certain·e·s voient l’effondrement de l’Union soviétique comme une victoire sans partage de la puissance américaine, d’autres se demandent si le géant occidental n’est pas au contraire affaibli par la perte de son opposant, notamment parce qu’aussi fort soit le pays sur le plan militaire ou économique, il n’est pas en capacité de contrôler la planète entière (c’est là le destin des empires sans rivaux, nous disait l’historien Duroselle en 1981).
Que nenni, répond Nye, car la vraie puissance des States, ce n’est pas qu’un bouton nucléaire, des ressources en masse et une monnaie forte, mais aussi et surtout l’influence et la désirabilité de sa culture et de son « way of life », portés bien sûr par une langue qui s’est imposée comme internationale. Les britanniques, d’ailleurs, ont inventé le soft power avant la lettre en infusant dans tout le Commonwealth, modèle « partenarial » de décolonisation, tout un panel de codes culturels, allant de la langue commune jusqu’à l’esprit du « fair play » dans le sport en passant par une charte de valeurs consacrant notamment les principes républicains.
Le pouvoir de la narration aspirationnelle
Le soft power repose en large partie sur l’aspiration à appartenir, à partager des valeurs, à se rapprocher au plus près d’un idéal désirable. De ce fait, il dépend étroitement du pouvoir de présenter sa façon d’être et sa façon de vivre comme un modèle séduisant. Il y va donc en large partie de narration.
De nombreux écrits soulignent le rôle des studios d’Hollywood dans le soft power américain : inondant le marché du « cerveau disponible » (60% des productions audiovisuelles diffusées dans le monde sont made in US… Et c’était plus de 80% il y a 30 ans) de la vision d’une classe moyenne honnête, bénéficiant d’une certain confort matériel et respirant l’harmonie familiale, où la jeunesse s’épanouit dans le sport et où les adultes deviennent meilleurs en accomplissant de bonnes actions, le cinéma américain proposerait ainsi au monde entier une morale de la bonne existence, faite de juste équilibre entre le travail et la vie de famille, la consommation et l’attachement aux valeurs immatérielles, l’individualisme conquérant et la solidarité charitable. Mais le soft power véhicule aussi les messages du hard power : le film d’action ou le film de guerre rappellent que l’Amérique est forte et que si on la cherche, on va la trouver ! Bref, toute la théorie du soft power repose sur l’idée que l’histoire que l’on propose aux imaginaires collectifs est bien plus persuasive ou dissuasive que la promesse ou la menace directement formulées.
Cet art de la narration ne s’exprime pas seulement au travers des industries culturelles : on le retrouve aussi dans la communication sur la technologie (hier, au temps de la guerre froide, on parle de « guerre des étoiles » pour désigner un programme spatial ; il y a quelques année, avec le développement de l’Internet, on évoque les « autoroutes de la communication » ; aujourd’hui, à l’heure de l’explosion des applications tech, on dénomme « intelligence » les possibilités offertes par l’utilisation des données) ; on l’observe aussi dans le champ des « purposes » des entreprises qui portent l’accent sur le « business for good » ou des organisations humanitaires qui contribuent au rayonnement de valeurs…
Soft power et big washing ?
Considéré par certains esprits critiques comme du néo-impérialisme quand il s’exerce à l’échelle d’un État, le soft power vise assurément à prendre des positions d’influence en jouant sur toute la gamme des émotions.
C’est ce qui en fait sa puissance, puisque c’est au cœur avant le cerveau qu’il s’adresse, au fantasme davantage qu’au regard lucide qu’il fait appel, au désir plus qu’à la raison qu’il répond. C’est aussi sa vulnérabilité : les trahisons de l’idéal, les contradictions entre valeurs annoncées et réalité moins glorieuse, ça ne pardonne pas en termes de dégradation de l’image !
Ainsi, le chercheur Jack Thompson, expert des relations internationales, a-t-il pu évaluer les effets sur le soft power américain d’une série de récents faits mettant en évidence le contraste entre l’image que le pays veut donner à voir et sa réalité moins glamour (inégalités et pauvreté endémiques, faits de racisme, politique d’immigration restrictive et entorses au multilatéralisme cassant l’image d’un pays ouvert sur le monde) : l’attractivité des universités américaines pour les étudiant·e·s du monde entier en a été affectée, les entreprises s’en sont inquiétées à la fois pour attirer de la main d’œuvre de qualité et pour assurer des débouchés à l’international à leurs activités, les ONG se sont montrées de moindre loyauté pour promouvoir l’Amérique au travers de leurs actions…
Bref, qui compte sur son image positive pour exercer un pouvoir d’influence a intérêt à considérer cette image comme l’une de ses ressources les plus précieuses ; et pour cela à mettre en cohérence sa narration, son action et ses résultats.
Du soft power au smart leadership : la/le manager responsable
Ce qui vaut pour les États vaut aussi pour les entreprises qui savent qu’aujourd’hui, leur réputation n’est plus seulement une affaire d’habile communication, mais bien d’alignement entre leurs valeurs, leurs façons d’exercer leur activité (depuis le traitement réservé aux employé·e·s jusqu’aux relations avec les fournisseurs, en passant par la transparence sur les conditions de production qu’attendent consommateurs et usagers) et leurs impacts. Une mission qui relève de la vision stratégique des dirigeant·e·s mais qui appelle l’implication des managers pour sa mise en œuvre.
Et la/le manager responsable est né·e ! Bien éloigné·e de son ancêtre le contremaître qui n’avait qu’à garantir la bonne exécution par une armée d’exécutant·e·s des tâches processées, ce·tte manager des nouveaux temps modernes est en charge de contribuer au pouvoir d’influence de l’organisation…
Et pour cela, il lui faut elle/lui aussi être influent·e dans sa pratique : capable de produire un récit engageant et fédérateur pour les collaboratrices et collaborateurs, de donner de la lisibilité sur les objectifs et de faciliter le dialogue dans les équipes pour que chacun·e s’approprie les messages et s’en fasse l’ambassadeur/ambassadrice dans son action au quotidien ; cohérent·e entre les discours, les postures et les actes ; empathique et préoccupé·e de symétrie des attentions ; doué·e d’intelligence émotionnelle et relationnelle ; agile et ouvert·e sur le monde et toutes les transformations qui le traversent…
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE