Les paradigmes du télétravail ont littéralement été renversés par la période de confinement consécutive à la crise CoVId-19. Ce qui était hier encore l’objet d’une aspiration des salarié·e·s mais inspirait parfois une certaine méfiance aux managers est devenu du jour au lendemain une réalité imposée… Avec laquelle compose. Maintenant que nous avons un peu de recul, nous observons que ça n’a pas été toujours si simple à vivre pour les premier·e·s, ni si compliqué à organiser pour les second·e·s.
Outre les questions largement soulevées dans les médias sur l’articulation des temps de vie et le droit à la déconnexion quand on travaille à 100% depuis chez soi ainsi que la charge mentale afférente, un enjeu de première importance pour l’avenir du travail se dessine après cette période de « distanciation sociale » : quels seront nos liens professionnels demain ? Et si, pas si paradoxalement que cela, le distanciel pouvait nous rapprocher ? On fait le point sur l’état de la réflexion sur cette question.
Parle à mon écran, mon être est à distance
A première vue, le travail à distance crée… De la distance ! Il dresse un mur de technologie, hardware comme software, entre les individus de chair. Et à ce titre, peut mettre en péril certaines des « fonctions latentes » du travail identifiées la sociopsychologue Marie Jahoda : la structure temporelle qui rythme nos vies en nous extrayant plusieurs heures par jour de l’espace personnel est heurtée ; la construction de l’identité sociale par le travail, levier d’empowerment en ce qu’elle donne à l’individu les moyens de se définir par ce qu’il fait et non pas seulement parce qu’il est, peut également être bousculée par la porosité des espaces-temps de vie où l’on pourrait être tenté·e de faire une pause en lançant une machine à laver plutôt qu’en participant à la vie informelle de l’entreprise.
Devant mon écran passe un chat, puis un enfant, puis…
Cette porosité accrue des espaces-temps de vie intrinsèquement contenue dans le télétravail a cependant ses avantages indirects. Qui n’a pas vu un chat, un chien, des enfants, un conjoint·e passer devant ou derrière l’écran n’a pas pratiqué la visioconférence quotidiennement pendant plusieurs semaines d’affilée ! Et si certain·e·s expert·e·s se sont d’emblée positionné sur l’art de faire une visio de la façon la plus pro qui soit, c’est-à-dire en enfermant à double tour l’entourage bâillonné dans une pièce capitonnée le temps que papa ou maman fasse sa réunion en ligne, d’autres ont perçu dans cette soudaine immersion des conditions de vie personnelle dans l’univers professionnel une opportunité de nous rendre tou·te·s plus tolérant·e·s. Ainsi, le travail à distance, quand il est massivement pratiqué et quand il s’accompagne d’une communication satisfaisante au sein des équipes, favoriserait une meilleure compréhension des contraintes de chacun·e et contribuerait à lutter contre la culture présentéiste.
La politesse du distanciel
Autre avantage repéré du distanciel : un certain renouveau de la courtoisie dans les rapports interpersonnels. On a davantage pris soin de vérifier la disponibilité des personnes impliquées dans un projet pour caler les réunions, au lieu de se laisser prendre par la fréquente tentation, en présentiel, de se retrouver au pied levé, avec celles et ceux qui sont là (et tant pis pour les autres). On a pris l’habitude d’éviter de se couper la parole pendant les visios, voire de la demander en levant la main ou via le tchat des applis de conf’ on-line. Plus de ponctualité a aussi été observée. Plus d’attention aurait encore été portée aux participant·e·s les plus discret·e·s, avec des efforts managériaux renforcés pour les inclure dans les échanges. On a aussi davantage montré de marques de reconnaissance : salutations attentives, remerciements pour le travail effectué ou pour le partage d’information, mentions chaleureuses du type « prenez soin de vous » au moment de se quitter.
Mais l’argument de la politesse du distanciel est à nuancer : si pour une part, la distance physique incite à « compenser » en témoignant de l’attention virtuelle de façon plus appuyée, cette distance est aussi le terreau des malentendus et autres mésinterprétations qui font le lit des tensions voire de conflits particulièrement acides ! Et alors, gare aux usages détournés des outils conçus pour la collaboration qui ont aussi été le théâtre de froides joutes, de commérages malveillants ou de déloyales tactiques d’intimidation/déstabilisation/pression etc.
Distanciel et inclusion, le grand point d’interrogation
Mais la grande question que sous-tend le débat « le distanciel peut-il nous rapprocher ? » est celle de l’inclusivité. Car, pour commencer, le travail à distance n’est pas accessible à tous les métiers. Alors, s’il doit se généraliser pour les métiers qui le permettent, quels points de contact réguliers entre personnes d’horizons différents sont à penser et à organiser pour que le « terrain » et les « bureaux » se fréquentent, s’écoutent, se comprennent ?
Par ailleurs, au sein même de la classe « bureaulière », des inégalités de vécu et de perception du travail à distance s’observent. Le distanciel, en effet, rend les un·e·s et les autres dépendant·e·s de toutes sortes de conditions matérielles et techniques, comme l’ont souligné de nombreuses contributions mettant en évidence qu’un confinement avec la fibre chez soi et suffisamment de devices pour toute la famille n’était pas le même confinement que dans une « zone grise » avec un seul ordinateur pour tout le foyer. En ce sens, avant même de parler de distance entre les personnes, on peut s’inquiéter d’un risque de creusement des inégalités socio-économiques avec le tout « home office ». Les études sur la dimension genrée du télétravail, montrant une expérience différente selon que l’on soit homme ou femme, parent ou sans enfant à charge, viennent encore nourrir le questionnement autour des conditions du travail à distance. C’est là un point de vigilance majeur pour les organisations et, en leur sein le management qui auront à repenser leurs politiques et pratiques d’inclusion afin que le télétravail soit réellement un outil efficient de l’arsenal de la mixité.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE