« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse (ndlr : on ajoutera environnementale ou sanitaire) pour que les droits des femmes soient remis en question ». Afin que l’avertissement de Simone de Beauvoir ne se transforme pas en prophétie, il est temps de faire le point sur la condition des femmes du monde entier dans les situations de crise et d’identifier les leviers de leur empowerment solide et durable.
Métiers genrés et exposition aux risques sanitaires
Les métiers du « care » sont principalement occupés par les femmes qui comptent pour plus de 90% des aides-soignant·e·s, 87% des infirmier·e·s et autant dans les effectifs des établissements pour personnes âgées ou dépendantes. Cette catégorie d’employé·e·s, particulièrement invisibilisée, est en première ligne dans les crises sanitaires, telles que celle actuelle du Covid 19 : exposée au risque de contamination, d’abord, mais aussi surmenée quand affluent les malades et quand le confinement de la population fait d’elle le seul point de contact humain avec eux.
Le sujet de la pénibilité au travail, pensé hors situation de crise comme une affaire de troubles musculo-squelettiques, de contraintes physiques, de risques d’accident, de terrains hostiles (températures extrêmes, bruit…), d’exposition à des substances dangereuses, prend-elle suffisamment en compte les difficultés inhérentes aux professions les plus féminisées, et notamment la charge émotionnelle que portent les soignant·e·s, les enseignant·e·s (70,5% de femmes) ou les travailleurs sociaux (79% de femmes) incessamment confronté·e·s à des cas de détresse économique, physique ou psychique ? La question mérite d’être re-posée.
Assignations stéréotypées : le défi du repli conservateur
Quand plus rien ne va, on s’en remet volontiers à ce qui semble avoir « marché » dans le passé. Les crises sont effectivement le terreau des réflexes conservateurs… Concernant les rapports de genre, les situations d’exception mettent brutalement en visibilité la perpétuation d’une répartition traditionnelle des rôles et fonctions. De façon générale, en temps dit « normal », ce sont les femmes qui réduisent leur activité pour assurer le soin aux enfants (temps partiel, congé parental…).
Cela s’exacerbe en période de crise : les femmes sont plus nombreuses que les hommes à cesser temporairement le travail ou à recourir au chômage partiel, si les écoles sont fermées et/ou les activités périscolaires des enfants limitées/supprimées et/ou si la croissance économique de leur pays ralentit. Et dans les couples où les deux parents sont confinés à la maison, la répartition des tâches domestiques se révèle d’un confondant classicisme : les femmes aux fourneaux, aux éponges et lessives, aux devoirs des petit·e·s en journée; les hommes au bricolage et aux jeux avec les enfants une fois le temps de télétravail terminé.
Objet de tensions dans les couples ici, l’assignation aux femmes des fonctions parentales relevant du vital (nourrir, soigner, protéger, éduquer…) peut constituer un danger direct pour celles qui vivent en zones de guerre ou dans des régions sinistrées par une catastrophe : leur mobilité et leur vélocité sont réduites par la nécessaire prise en charge des enfants, quand il faut fuir.
Cette permanence d’une répartition genrée des fonctions familiales, contribuant à freiner l’empowerment des femmes, voire à le faire reculer en situation de crise, ne peut qu’alerter sur l’importance d’un partage équitable des responsabilités dans les foyers, d’un bout à l’autre du monde. Pouvoirs publics comme employeurs ont une carte à jouer sur ce terrain longtemps considéré comme relevant de la seule vie privée : les mesures favorisant l’appropriation de la paternité par les hommes (allongement du congé de naissance/adoption, règle du partage du congé parental…) comme les politiques d’entreprise incitant les hommes à faire autant usage que les femmes des dispositifs d’articulation des temps de vie peuvent contribuer à plus d’égalité à la maison.
Précarité et pauvreté, un risque aigu pour les femmes en période de crise
Les femmes représentent 70% des personnes en situation de grande pauvreté dans le monde. Elles forment aussi le gros du peloton des travailleurs précaires, occupant 70% des emplois en contrat court et représentant 95% des employé·e·s dans le service à la personne. Cette précarité statutaire et sectorielle les surexpose à la perte d’emploi en cas de crise. Le ralentissement d’une économie entraîne dans des délais très raccourcis la renonciation à leurs services par les entreprises qui font face à des tensions de trésorerie ; tout comme les ménages confrontés à une baisse de pouvoir d’achat ou à des contraintes telles que le confinement se passent du jour au lendemain de la « femme de ménage » ou de la « nounou ». Et c’est sans évoquer la part des femmes dans l’économie informelle que l’on estime autour de 80%, depuis le travail non rémunéré dans une exploitation ou entreprise familiale jusqu’aux activités illégales, en passant par le « travail au noir ».
Cette précarité professionnelle additionnée aux écarts de rémunération amène mathématiquement à un appauvrissement global de la population féminine dès lors qu’une crise d’une nature ou d’une autre impacte l’économie. Cet appauvrissement est encore plus cruel en situation monoparentalité, dont on rappelle qu’elle recouvre plus de 80% de femmes seules avec leur(s) enfant(s).
Ces constats ne peuvent qu’inciter à des mesures de renforcement du statut des métiers & fonctions dans lesquels les femmes sont surreprésentées. L’urgence est à l’intégration dans l’économie formelle des personnes qui produisent des richesses sans recevoir de rémunération ni accéder aux droits sociaux. Vient tout de suite après la nécessité de réformer l’économie des services à la personne afin que ses acteurs, qui sont majoritairement des actrices, bénéficient de filets de sécurité sensiblement plus protecteurs en cas de déséquilibres du système économique. Est aussi crucial de sécuriser les conditions matérielles des personnes élévant seul·e un ou des enfants, en renforçant encore les dispositifs légaux (là où ils existent) d’obligations de versement des pensions et en observant une vigilance toute particulière à la monoparentalité dans les politiques d’articulation des temps de vie des organisations.
Les crises comme périodes propices aux violences faites aux femmes
Lors de la crise du Covid 19 qui a déjà vu plusieurs pays du monde réduits au confinement de la population, la sonnette d’alarme a vite été tirée : le retranchement dans les foyers peut constituer un véritable enfer pour les femmes qui vivent avec un conjoint violent. Et ce n’est pas par hasard que l’on s’en inquiète : les crises se sont hélas montrées dans l’histoire comme des moments propices à la recrudescence des violences intrafamiliales. Des associations canadiennes ont par exemple évalué à plus de 300% d’augmentation des cas d’agression de femmes par un conjoint ou ex-conjoint dans l’année qui a suivi le krach financier & économique de 2008. Le Secours catholique a pu établir que dans les pays en guerre, jusqu’à 70 % des femmes subissaient des violences au sein des foyers. En cause, selon une responsable de l’ONG, le fait qu’en période de conflit « les populations intègrent que la communication passe par la violence » et que celle-ci s’exerce en chaîne depuis le front jusqu’aux alcôves.
Les guerres sont aussi le théâtre de violences sexuelles, littéralement utilisées comme une « arme stratégique » pour affaiblir l’adversaire en faisant de sa population féminine (principalement) un territoire conquis et/ou « pollué » : l’ONG WWoW qui lutte contre le viol de guerre chiffre à 200 000 le nombre de victimes de cette « pratique » pendant la guerre de libération du Bangladesh en 1971 ; 500 000 au Rwanda en 1994 ; au moins 7000 femmes yezhidies seraient aujourd’hui « esclaves sexuelles » de Daech et plus de de 50 000 Rohingyas (soit près de 12% de la population féminine de cette ethnie) auraient subi des violences sexuelles depuis août 2017.
Le PNUD alerte de son côté sur les violences que subissent les femmes au moment des catastrophes naturelles et dans les périodes d’instabilité qui suivent : la destruction des habitats, la dégradation voire la disparition des échanges économiques formels, la défaillance des services publics exposent tout particulièrement les femmes aux risques d’agressions, de trafic humain et d’esclavagisme.
Les organisations internationales et les États sont aujourd’hui sensibilisés à cette question de l’augmentation des violences faites aux femmes en périodes critiques. Toutefois, on peine à les faire reculer, malgré plusieurs résolutions de l’ONU qui rappellent fermement que les droits des femmes font partie des droits humains et qu’aucune tolérance n’est possible en matière de violences contre elles, quelles que soient les circonstances.
Inégales face à l’éducation, sur-exposées au risque en cas de catastrophe naturelle
Les inégalités d’accès à l’éducation entre garçons et filles dans certaines régions du globe ont des conséquences dramatiques dans certaines situations de crise. Lors de catastrophes naturelles, les femmes ont 14 fois plus de risques de mourir, selon les données de l’ONU. En effet, on apprend moins à nager aux filles, entre autres compétences utiles à la survie qui ne leur sont pas suffisamment enseignées comme grimper aux arbres ou tout simplement courir un sprint !
Cette inégalité face à l’éducation a aussi des conséquences en matière d’accès à l’information : représentant 65% des personnes illettrées dans le monde, elles sont en moyenne alertées plus tard que les hommes des risques encourus et des conduites à tenir, dans un monde où l’écrit reste omniprésent dans la vie quotidienne (des notices de médicament aux banc-titre des émissions télévisées, en passant par la signalisation dans les rues ou les modalités de délivrance d’instructions des pouvoirs publics à la population…).
La question de l’alphabétisation est encore plus aiguë avec la digitalisation : l’illectronisme, à savoir l’incapacité à utiliser les outils numériques pour des actions simples telles que faire une recherche sur Internet ou consulter une messagerie, touche au moins 750 millions de personnes à travers le monde, dont 2/3 sont des femmes, selon l’UNESCO.
Ces données invitent à faire de l’accélération du droit à l’éducation pour tou·te·s et de sa concrétisation une absolue priorité, en prenant en marche le train de la digitalisation, afin que femmes comme hommes aient en main les moyens de leur simple survie, puis ceux de leur développement.
Quelle participation aux décisions ?
Si le tableau de la condition des femmes en situation de crise majeure est indiscutablement sinistre, avec des variations selon la nature et l’intensité des crises ainsi que selon le contexte politique et culturel dans lequel ces crises se matérialisent, la sur-dégradation de la vie de la moitié de l’humanité en période difficile n’est pas une fatalité ! Une meilleure participation des femmes aux décisions lors des crises et en temps de reconstruction est le premier pas à franchir pour changer la donne.
La Résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée en l’an 2000, pose le principe de la mixité dans toutes les discussions internationales concernant les conflits, les accords de paix et les programmes de consolidation. Elle a été renforcée en 2019, afin qu’une participation « réellement significative » des femmes soit garantie dans les instances décisionnaires (sous-entendu, qu’on ne se contente pas d’une mixité au rabais, avec seulement une ou deux femmes invitées à la table).
En 2012, lors de la COP18, un même principe de mixité a été adoptée pour les discussions et décisions concernant l’environnement et le changement climatique. L’ONU a dû faire un rappel à l’ordre après la COP21 qui n’a accueilli que 8% de femmes parmi les représentant·e·s des Etats présent·e·s à la Conférence de Paris, tandis que l’UNESCO rappelle inlassablement dans ses communications que la participation des femmes aux décisions concernant l’avenir de la planète n’est pas optionnelle.
Le monde économique et financier semble mieux s’en sortir en termes de représentation des femmes, avec des figures de proue telles que Christine Lagarde (ex-Présidente du FMI, aujourd’hui à la tête de la Banque centrale européenne), Janet Yellen (qui a présidé la FED de 2014 à 2018), Gita Gopinath (actuelle économiste en chef du FMI), Laurence Boone (économiste en chef de l’OCDE), Stacey Cunningham (à la tête de la Bourse de New York)… Leur participation a été accrue dans les conseils d’administration des entreprises, grâce notamment à des dispositifs de quotas comme celui prévu par la loi Copé-Zimmermann. Mais les femmes restent trop rares dans les Comités exécutifs et comités de direction et ne comptent que pour 8% des chef·fe·s d’entreprise à l’échelle mondiale.
Dans le champ politique, les cinq dernières années ont vu une croissance encourageante du nombre de cheffes d’Etat (des femmes ont récemment été élues Présidentes en Ethiopie, à Trinidad-et-Tobagop, en Bolivie, à Hong-Kong, au Népal, à Singapour, à Taiwan, en Estonie, en Géorgie, en Slovaquie, aux Îles Marshall…) et de gouvernement ; ainsi qu’une meilleure représentation des femmes dans les assemblées représentatives.
La participation des femmes aux décisions est essentielle. Elle n’est cependant qu’un premier pas. C’est aussi toute une culture du pouvoir, toute une vision de la performance, toute une appréhension de ce qui fait progrès qui doit être re-questionnée aujourd’hui, pour que les droits des femmes s’inscrivent solidement et durablement dans la normalité de l’humanité, et ne se voient plus si aisément ébranlés dès lors que surgit une crise…
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE