La bienveillance s’est imposée avec force, ces dernières années, dans les discours sur le monde du travail et le management. Au point d’agacer certain·e·s qui, au mieux y voient un « mot-valise » vidé de sens et au pire, entendent une incantation naïve éloignée des réalités de la vie professionnelle.
Alors, avant que le seul mot de bienveillance nous inspire des sentiments parfaitement contraires à la bienveillance, passons la notion à la loupe. D’où vient le terme ? Quelle définition peut-on donner ? Quelles approches théoriques ? Pour quelles mises en pratiques ?
Etymologie : benevolentia ou bona vigilantia
Les origines du mot « bienveillance » sont discutées par les linguistes. Certain·e·s se réfèrent au latin « benevolentia » qui signifie « disposition favorable à l’égard d’autrui » et a donné par ailleurs le mot « bénévole ». Il y a de la générosité, de l’engagement et du volontariat dans la bienveillance. Cette dimension de volontariat est loin d’être anodine, en témoigne la locution latine « captatio benevolentia » dans laquelle on rassemble toutes les actions que l’on met en œuvre pour gagner la sympathie d’un auditoire. L’expression est encore utilisée aujourd’hui pour commenter les interventions d’une personnalité politique ou d’un·e dirigeant·e et évaluer sa capacité à embarquer sans contraindre. Bref, inspirer la bienveillance, c’est un acte de leadership !
Mais qu’en est-il du fait d’accorder sa bienveillance ? Allons voir du côté des linguistes qui attribuent à « bona vigilantia » l’origine du terme. Ici, on est dans le champ lexical de l’attention, de la précaution, de la confiance, voire du soin. Est bienveillant·e celui/celle qui veille sur les autres, s’assure qu’ils vont bien et/ou agit de façon à ce qu’ils aillent bien.
Si on quitte le Gaffiot pour revenir aux manuels de management, la bienveillance s’incarnerait donc dans l’intelligence émotionnelle et relationnelle du leader.
Quelle que soit l’étymologie que l’on choisit de retenir, l’essence de la bienveillance est tout simplement dans la rencontre entre capacité à se rendre sympathique tout en étant sympathique.
Définitions et connotations au cours du temps
Les premières occurrences du terme bienveillance apparaissent dans la littérature française au XIIè siècle, au plus près de la définition de « benevolentia » : disposition favorable à autrui.
Au XVIIè siècle, le mot acquiert une nuance : c’est toujours une disposition favorable… Mais celle d’un supérieur envers un inférieur. La bienveillance peut alors prendre des airs de condescendance.
Le siècle des Lumières garde cette empreinte hiérarchique, mais fait de la bienveillance un enjeu de justice : elle est due aux pauvres et aux malheureux, alors qu’il faut au contraire assumer de faire la guerre aux oppresseurs.
Le XIXè siècle voit la notion confirmée dans son orientation charitable : la bienveillance est un devoir des privilégié·e·s vis-à-vis des moins nanti·e·s, des personnes en bonne santé à l’endroit des malades et des vieillards… Et des hommes avec les femmes ! La bienveillance est à cette époque à rapprocher de l’indulgence et de la patience. Mais loin encore d’être débarrassée de paternalisme !
Dans la première moitié du XXè siècle, la bienveillance se teinte de magnanimité : on la sollicite, souvent dans des tournures rappelant les formules protocolaires de politesse, pour appuyer une demande à une personnalité bien placée. Elle prend alors une dimension de valeur humaine : le « grand homme » (puisqu’il y a encore peu de femmes en position de décision !) est aussi celui qui sait écouter, se montre sensible à la situation d’autrui, comprend et marque de l’attention.
C’est à partir des années 1950-1960 que la bienveillance se mêle de bien-être et de ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble ». Elle se fait posture accueillante, non-jugeante, ouverte à la différence. Et elle est source d’apaisement pour qui la pratique autant que de sentiment d’être en confiance pour qui en bénéficie et d’amélioration globale de la qualité des relations.
Quand la bienveillance débarque dans le management
La bienveillance arrive dans la littérature managériale par la même vague que la psychologie positive, au tournant du XXIè siècle. Le monde du travail est en crise : taux élevé de chômage, mal-être professionnel endémique, process organisationnels écrasants, démotivation à tous les étages et manifestations extrêmes de la souffrance au travail, pouvant conduire les individus à la maladie longue durée voire à commettre l’irréparable.
Les méthodes de management par le stress ou par la peur, la verticalité rigide, la quête du profit à n’importe quel prix ont fait craquer le système.
Un virage à 180° s’impose : il ne doit plus y avoir de boss qui font autorité, il y aura des leaders qui savent engager ; on ne doit plus presser les employé·e·s comme des citrons mais créer de bonnes conditions de travail pour que collaborateurs & collaboratrices donnent le meilleur de leurs compétences et grandissent professionnellement ; la quête du profit n’est plus la seule vocation de l’entreprise qui devra désormais viser la performance économique et sociale ; l’esprit corporate ne sera plus une seule affaire de loyauté confinant au contrôle des individus mais il faudra construire et nourrir des cultures d’entreprise favorisant la fierté des équipes et le désir sincère de chacun·e de se faire l’ambassadeur/ambassadrice des valeurs de l’organisation etc.
Le leadership est visé : il lui faut se réformer. Changer de posture et gagner en « soft skills ». La bienveillance en est une. Sous son ombrelle : la capacité à faire confiance et inspirer confiance, l’empathie, la conscience des biais et l’esprit inclusif, le respect des différences et l’attention portée à la situation singulière de chacun·e, les qualités de gestion saine des tensions et conflits, l’accord du droit à l’erreur…
La bienveillance en pratique
Les valeurs sont belles et consensuelles. Mais comment mettre la bienveillance en pratique ? Et comment la conjuguer à l’exigence, celle de l’entreprise et de ses parties prenantes (les clients, notamment) comme celle qui permet aussi à chacun·e de progresser, voire de se dépasser ?
Primo, en clarifiant ce que bienveillance est et surtout n’est pas. La bienveillance, ce n’est pas tolérer que chacun·e fasse ce qu’il/elle veut quand ça lui chante, c’est prendre en considération les aspirations des un·e·s et des autres pour leur attribuer des missions qui leur correspondent tout en les amenant à lever les freins qui les rendent réticent·e·s à s’engager dans d’autres. La bienveillance, ce n’est pas complimenter et remercier en s’abstenant de dire ce qui ne va pas ; c’est savoir effectivement manifester sa reconnaissance quand cela est justifié mais c’est aussi apporter du feed-back avec tact pour que les personnes n’ayant pas atteint les résultats attendus identifient leurs marges de progression et les moyens à leur disposition pour apprendre à faire mieux. La bienveillance, ce n’est pas accorder des traitements de faveur à celles et ceux qui ont des situations personnelles complexes ; c’est donner de la flexibilité à chacun·e tout en sanctuarisant des moments consacrés au collectif. La bienveillance, ce n’est pas être gentil·le tout le temps pour ne frustrer aucun ego ; c’est adopter des formes respectueuses d’expression de ses éventuelles insatisfactions. La bienveillance, ce n’est pas vouloir faire le bonheur d’autrui à sa place et selon sa propre vision de ce que bonheur veut dire ; c’est accueillir les émotions de l’autre comme valables, tout en exigeant qu’elles s’expriment d’une façon qui ne mettent pas les autres mal à l’aise…
A partir de là, la bienveillance en pratique, c’est toute une posture de leadership qui consiste à prendre en compte les besoins des personnes humaines dans le cadre de la coopération à un projet collectif. Autrement dit, c’est une attitude ouverte et tournée vers les solutions pour que les individus puissent agir en donnant le meilleur d’eux-mêmes. Et quand le leader parvient à donner l’exemple, la bienveillance c’est furieusement contagieux !
Pourquoi la bienveillance inspire aussi parfois de la méfiance ?
Mais la bienveillance à toutes les sauces fait aussi grincer les dents de certain·e·s. Premier motif de méfiance : la réciprocité. On me demande d’être bienveillant·e, mais quelle garantie ai-je qu’on va m’accorder la même chose en retour ? Comme l’empathie, la bienveillance est en partie un pari : on ne peut pas se regarder en chien de faïence en attendant que ce soit l’autre qui fasse le premier pas. Il faut bien que l’un·e commence ! Si vous êtes convaincu·e des vertus de la bienveillance, pourquoi pas vous ?
Seconde raison d’avoir la bienveillance dans le collimateur : est-ce que ce ne serait pas un peu une tisane doucereuse pour endormir les âmes rebelles ? La bienveillance n’interdit pas le désaccord, les tensions ni même la colère. Elle en régule les formes d’expression : elle bannit effectivement les tactiques de pression et d’intimidation, les comportements passifs-agressifs, les basses vacheries, les ironies cinglantes et on passe.
Du coup, est-ce que ça a encore de la saveur, la vie sous bienveillance ? N’est-ce pas le royaume du politiquement correct, sinon le pays des Bisounours ? Nous voilà au cœur de la question culturelle posée par la bienveillance : qu’est-ce qui nous séduit et nous stimule secrètement dans l’hostilité, la déconsidération, la supériorité ? La première étape du cheminement vers la bienveillance consiste probablement à poser la question de ce que nous craignons de perdre (de pouvoir, de repères, d’esprit critique, de liberté etc.) en renonçant au jugement, à la défiance, à la distinction entre les sien·ne·s et les « différent·e·s »… Car effectivement, il n’y a de bienveillance sincère que dans l’introspection sur le rapport que l’on entretient au monde. C’est une affaire d’écologie relationnelle.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE