Dans une étude de 2017 consacrée au sens au travail, Deloitte met un chiffre sur une évidence contemporaine : pour 87% des répondant·e·s, la question du sens au travail est importante et ce, quels que soient l’âge, le statut ou le management. Mais qu’est-ce qui donne sens à l’activité professionnelle ? Nous semblons tenir là une interrogation philosophique digne des Monty Python… Le webmagazine EVE a mené l’enquête.
Une question de cadence
Quand on cherche à comprendre ce que recouvre le sens au travail, c’est que la question qui se pose déjà en creux, c’est celle de la perte de sens au travail. Qu’est-ce qu’un travail dépossédé de sa raison d’être ? Première intuition en 1974, avec le psychologue américain Herbert Freudenberger, qui développe le concept, devenu courant, du burn-out : « se consumer », corps et âme, par un rythme de travail effréné amènerait ainsi les individus à perdre pied… Et à perdre leur latin.
En 2007, les consultants suisses Peter Werder et Philippe Rothlin mettent en évidence l’effet inverse, miroir du premier, pas franchement plus sensé et tout aussi désastreux sur la santé des salarié·es : le bore-out, qui correspond à l’ennui mortel d’une sous-activité chronique. Les symptômes sont similaires : démotivation, anxiété, tristesse.
En dehors de toute considération sur la nature même du travail, c’est donc l’idée de sa cadence qui semble en partie porter son sens. Le sens serait-il donc affaire de subtil équilibre entre le sur-régime et le sous-régime ?
Ce qui n’a pas (plus) de sens
Nouveau concept en 2018 avec le docteur François Baumann, qui illustre précisément la souffrance ressentie quand le sens au travail vient à manquer : voici venu le brown-out ! Signifiant « baisse de courant », cette nouvelle pathologie professionnelle vient exprimer « la douleur et le malaise ressentis suite à la perte de sens de ses objectifs de travail et à l’incompréhension complète de son rôle dans la structure de l’entreprise ».
Le docteur en anthropologie David Graber l’avait déjà bien senti en 2013 au travers d’une tribune intitulée « On the phenomenon of Bullshit Jobs: a work rant », déclenchant un énorme buzz sur la toile. Il approfondit ce phénomène en 2018 dans son ouvrage Bullshit jobs, émaillé de nombreux témoignages illustrant la teneur de ces « jobs à la con », à l’instar de celui de Betsy :
« L’essentiel de mon travail consistait à interviewer les résidents afin de noter leurs préférences personnelles dans un « formulaire loisirs ». Ensuite, on rentrait ces données dans un ordinateur, après quoi on s’empressait de les oublier pour toujours. (…) En plus, comme les résidents avaient parfaitement compris que c’était du pipeau et que personne ne se souciait de leurs préférences, ces entretiens ne faisaient que pourrir leur vie ».
Le manque de sens au travail, est-ce que ce serait donc le fait de se consacrer professionnellement à une activité que l’on juge totalement inutile ?
Ce qui a du sens = ce qui est utile ?
Mais qu’est-ce qui fait l’utilité du travail ? Serait-ce ce qui est socialement reconnu et/ou économiquement profitable ? Cette conception du travail utile pour être sensé n’induit-elle pas une vision tristement utilitariste du sens ? Un autre témoignage recueilli par David Graber ne semble pas aller dans ce sens :
« J’ai travaillé comme programmeur pour une agence de voyage. Il y avait un pauvre gars dont tout le boulot consistait à entrer à la main dans un tableau Excel les horaires de vols mis à jour, qu’il recevait par mail au compte-gouttes ».
Ici, l’utilité d’un tableau des vols mis à jour ne semble pas faire de doute. Mais le sens fait défaut car une fonction qui pourrait être aisément automatisée ne l’est pas, pour une raison incompréhensible. Alors, faut-il plutôt investiguer ce qui nous pousse à faire les choses indépendamment de leur utilité… Autrement dit, du côté de la motivation.
Du Pourquoi au Pour quoi ? Une science de la motivation
Pourquoi, ou pour quoi, œuvrons-nous dans un sens ou dans un autre ? La question de la motivation de se borne pas à la génération Y (why en anglais) et plusieurs expert·e·s se sont penché·e·s sur les fondements de nos motivations bien avant le nouveau millénaire.
Dès les années 1970, le professeur de psychologie et de sciences sociales Edward Deci est un des grands influenceurs de la théorie du management par la motivation, dont les réflexions ont déjà été initiées par William James en 1890 ou encore Henri Murray en 1937. Pour Edward Deci et Richard Ryan, ce qui nous inspire à agir peut se décomposer en deux grands champs motivationnels :
- La motivation extrinsèque : cela a trait à toutes les raisons externes aux individus. On y retrouve notamment les mécanismes de récompenses et punitions (ô puissante loi de la carotte et du bâton !), comme les intérêts pratico-pragmatico-pratiques : si je travaille, c’est pour commencer parce que j’ai besoin d’argent pour vivre, tout simplement.
- La motivation intrinsèque vient, elle, de l’intérieur des êtres : elle se rapporte davantage à des considérations philosophiques. Ici, l’action est motivée par nos valeurs (réussite, bien-être, équilibre, affect…) qui, lorsqu’elles sont satisfaites, ne nécessitent aucune autre raison pour nous pousser à l’action.
Quelle motivation est plus porteuse de sens pour les individus ? Question intéressante s’il en est, à même d’impacter lourdement nos performances à la tâche… Pour le savoir, une équipe d’universitaires américain·e·s, présidée par le professeur de psychologie et d’économie comportementale Dan Ariely, a mené en 2002 une expérience toute simple : 87 Indien·ne·s, invités à jouer à six jeux, étaient divisé·e·s en trois groupes selon le montant de la récompense (4, 40 ou 400 roupies) qu’il était possible de gagner en fonction de leur performance. Vous croyez que les plus « incentivé·e·s » ont été les meilleur·e·s ? Erreur ! Ce sont celles et ceux qui avaient le plus à gagner (400 roupies) qui ont le moins performé et ce, peu importe le type de jeu !
Au-delà de l’argent : les fonctions latentes du travail
Pour comprendre le sens du travail au-delà de sa fonction manifeste (le salaire), la chercheuse autrichienne Marie Jahoda est allé observer en 1931 une population de chômeurs afin d’appréhender ce dont ils avaient été dépossédés en perdant leur emploi. A l’issue de son étude empirique, elle délivre un modèle comprenant cinq fonctions latentes du travail :
- Une structure temporelle: le travail aide à percevoir le temps et partant, à organiser notre existence. C’est bien ce qui fait que la surcharge de travail autant que la sous-charge de travail nous fait perdre pied, faute d’une cadence adaptée.
- Un réseau social : le travail est une instance de socialisation qui nous permet de rencontrer et d’entretenir des liens avec d’autres personnes. Un travail sans contact avec des collègues, fournisseurs, etc. ; tout comme l’absence de travail, participe à l’isolement des individus.
- Un développement des compétences : tous les défis professionnels permettent de développer nos aptitudes (physiques, intellectuelles, sociales, organisationnelles…). Ainsi, le travail éveille et valorise nos talents, participe à notre progression professionnelle.
- Une construction de l’identité : le travail octroie une forme d’existence sociale. Ce n’est pas le fruit du hasard si l’une des premières questions que l’on pose à quelqu’un que l’on vient de rencontrer est : « tu fais quoi dans la vie ?». Le travail apporte donc un sentiment de dignité personnelle, doublé d’un sentiment de participer à la co-construction du monde sur le plan collectif. L’absence de travail, équivaut dès lors à une forme mort sociale, un vide identitaire.
- Une flexibilité psychique : lorsque le travail nous confronte et nous fait sortir de notre zone de confort, que ce soit par un challenge dans la tâche à effectuer ou par de la gestion de conflit, nous développons nos facultés d’adaptation et notre agilité
Cette grille de lecture est remarquable pour identifier ce qui fait le bien-être au travail, et surtout le sens. Quand une ou plusieurs des fonctions latentes du travail sont menacées, le sens au travail s’en retrouve érodé. Cela tombe peut-être sous le sens : pour que l’entreprise comme l’individu s’y retrouvent, il s’agit finalement de trouver un équilibre de contractualisation entre l’extrinsèque, qui est nécessaire mais non suffisant et l’intrinsèque, qui doit laisser place à la singularité, à l’esprit d’initiative et au besoin d’être reconnu·e à sa juste valeur.
Valentine Poisson pour le webmagazine EVE