Véritable « trending topic » dans les champs du développement personnel et du management équilibré, le concept d’ancrage compterait-il parmi les soft skills de demain ? Dérivé du latin ancora, qui signifie ancre, l’ancrage semble appeler les managers à se « mouiller » pour garantir une forme de positionnement en environnement mouvant.
Le webmagazine Eve a voulu en savoir plus et se propose de passer à la loupe cette notion évoquant la capacité à s’établir et à se fixer de façon solide et durable… Au bénéfice d’une certaine rigueur mais aussi au risque de la rigidité.
L’ancrage interne : une prérogative vitale
Dans son sens figuré, l’ancrage renvoie à deux concepts : le premier est orienté sur notre état interne dans une optique de développement personnel. Il s’agit d’être « enraciné·e » dans son environnement, de savoir « où l’on habite », pour le dire plus trivialement. Lorsque nous sommes en connexion avec nos profondeurs intimes, nos valeurs et toutes nos autres composantes identitaires, nous bénéficions d’une stabilité intérieure qui nous octroie une certaine constance dans nos interactions extérieures. Nous sommes alors dans un état de conscience apaisé, en confiance sur la place que nous occupons dans le monde.
Quand on manque d’ancrage, on se sent comme « à l’ouest ». N’étant pas bien au clair sur notre positionnement intrapsychique, nous manquons de confiance en nous, ce qui se reflète à l’extérieur : nous avons alors par exemple du mal à concrétiser nos projets et/ou à interagir positivement avec les autres.
Pour débloquer son ancrage interne, plusieurs voies sont à explorer : méditation, yoga, pleine conscience, expression artistique, sport sont réputés favoriser un état de détachement de l’activité mentale pour s’ancrer dans son corps et se positionner dans le présent. Les diverses formes d’accompagnement personnels, comme le coaching entre autres, aident aussi à asseoir son ancrage interne.
L’ancrage externe : une source de biais décisionnels
L’autre sens de l’ancrage renvoie à la difficulté que nous pouvons éprouver à nous affranchir d’un premier jugement. Cet ancrage externe procède d’une forme de biais cognitif qui résulte de l’usage de raccourcis mentaux, rapides, intuitifs et automatiques que nous utilisons pour résoudre mentalement des problèmes.
Comme l’interprétation ou la solution que nous allons formuler dépend plus de notre cadre de référence que de la réalité bien trop complexe à appréhender, ce biais d’ancrage amène des conclusions erronées. Nos stéréotypes peuvent par exemple nous ancrer de manière inconsciente, ce qui risque de nous amener à nous autocensurer et/ou à discriminer, même sans en avoir l’intention. En contexte social, l’ancrage externe est aussi un mécanisme d’influence extrêmement puissant.
L’ancrage externe, un invisible influenceur de nos pensées et décisions
L’effet d’ancrage est d’autant plus puissant lorsque nous ne disposons pas d’information pertinente, car comme le souligne le professeur en sciences de gestion Jacques Rojot, « l’ancrage est basé sur l’information disponible ». Ainsi, « n’importe quel chiffre qui passe risque de nous ancrer si sommes totalement incertain de la valeur d’un objet ». Il en va de même pour tout ce qui ressemble à de l’argument d’autorité, c’est à dire les arguments dont la valeur dépend davantage de la légitimité accordée à qui l’émet qu’au contenu du propos : on croit a priori volontiers le scientifique bardé de diplômes et de prestigieuses récompenses même s’il adresse un sujet dont il n’est pas spécialiste, on écoute plus attentivement la personne qui a un statut élevé dans la société (en post-rationalisant le fait que si elle est arrivée là, ce ne peut pas être pas hasard, quand même !), on se laisse impressionner par la personne réputée cultivée ou celle qui témoigne de bonnes qualités d’orateur (quitte à se laisser envoûter par des tribuns !)…
Regarde ce que je te montre et je te dirai ce que tu penses
Pour bien comprendre comment l’ancrage externe nous influence, référons-nous à une expérience menée par Amos Tversky et Daniel Kahneman. Il était demandé à deux groupes de personnes d’estimer le nombre de pays africains membres de l’ONU. Il est peu probable que nous connaissions la réponse… Avant de répondre, le premier groupe avait patienté dans une pièce où une roue de loterie affichait le nombre 65, tandis que pour le second groupe la loterie affichait le nombre 10. Ancrage, quand tu nous tiens : le premier groupe répondait en moyenne qu’il existait 45 pays africains membres de l’ONU, tandis que le second groupe estimait à 25 !
On peut aussi expliquer simplement l’effet d’ancrage avec le fameux test du « que boit la vache ? ». Demandez successivement à une personne de vous dire de quelle couleur est la tasse (blanche) devant elle, la feuille (blanche) de son carnet, la chemise (blanche) d’un·e collègue, la neige, le yaourt, le mouchoir en papier etc. Puis posez la question fatale : que boit la vache ? Dans la majorité des cas, celles et ceux qui n’ont jamais fait le test répondent : du lait ! Or, jusqu’à nouvel ordre, les vaches boivent de l’eau.
Naviguer vers un ancrage interne sans se faire amarrer en externe
La grande question de l’ancrage tient en somme à son ambiguïté : comment asseoir sa stabilité interne sans être rigide, comment s’ouvrir à l’externe sans être pollué·e par des mécanismes d’influence inconscient ? Pour aboutir à un ancrage équilibré et conscient, quelques précautions sont bonnes à prendre, notamment dans nos interactions sociales.
En tout contexte, il est utile pour minimiser l’ancrage externe de développer son ancrage interne et sa connaissance de soi. Certains facteurs sont en effet susceptibles de favoriser l’ancrage, comme l’humeur : Birte Englich et Kirsten Soder expliquent par exemple dans un article de la revue Judgment and Decision Making que les personnes tristes sont plus facilement « ancrables » que les personnes qui sont dans un état neutre ou heureux. Les personnalités des individus exercent aussi une influence non négligeable : ainsi selon une autre étude de Cuneyt Eroglu et Keely Croxton, les personnes consciencieuses, aimables et peu extraverties tendent à être davantage influencées par l’effet d’ancrage, tout comme les personnes très ouvertes aux nouvelles expériences, d’après les conclusions d’un article de recherche de Todd McElroy et Keith Dowd. En ayant conscience de notre propension plus ou moins forte à nous faire ancrer, nous pouvons développer une vigilance pour désarçonner le mécanisme quand il le faut.
Enfin, ne nous faisons pas un sang d’encre inutilement : chacun·e de nous est certes influencé·e mais ais peut aussi influencer (positivement, s’entend) son environnement. Reste à oser prendre la parole pour défier les idées préconçues et oser prendre des actions pour changer les règles du jeu.
Valentine Poisson & Marie Donzel pour le webmagazine EVE