Pourquoi le « développement personnel » nous emballe ?
Le marché du développement personnel est en plein boom : croissance à deux chiffres des ventes de livres de « self-help » ; 30% à 40% du budget de formation des entreprises dédié au coaching ; multiplication exponentielle de l’offre de conseil promettant de renverser son stress en énergie positive, de booster sa confiance en soi, (re)trouver son équilibre, réconcilier corps et esprit, renouer avec son être-soi et pacifier ses relations avec son intériorité, gagner en sérénité sinon en sagesse, déployer son assertivité et ses capacités à communiquer efficacement, assumer ses vraies vocations, entretenir sa motivation et révéler ses ressources cachées, s’inspirer et nourrir sa créativité, libérer son audace, s’aimer et même trouver le bonheur…
De quoi ce besoin de développement personnel est-il le nom ? Est-ce une invention du XXIè siècle qui répondrait aux enjeux d’une ère à part ? On fait le point sur les courants du développement personnel, son inscription histrorique, les raisons diverses de l’engouement qu’il suscite et le regard critique que cela doit nécessairement appeler.
Une philosophie pratique du bien-être en soi et avec les autres
Le développement personnel pourrait se définir comme un travail sur soi visant à mettre en pratique une philosophie de vie permettant de se sentir mieux individuellement et d’entretenir des relations de meilleure qualité avec son environnement.
La dimension pratique est essentielle : le développement personnel fait la promesse de conseils concrets entre autres « tips » et promeut l’expérience comme méthode d’appropriation des clés du bien-être.
De l’accompagnement personnel (comme le coaching) à l’interaction faisait « effet miroir » (comme dans le mentoring) en passant par les méthodologies organisationnelles (comme le GTD, entre autres) ou les ateliers expérientiels visant à produire des « déclics » et les approches plus méditatives (pleine conscience, par exemple), le développement personnel entend nous aider concrètement à changer de regard sur la vie, sinon à changer de vie.
Bref aperçu des courants du développement personnel moderne
Pensez positif !
Le développement personnel « moderne », tel que nous le connaissons aujourd’hui, trouve ses origines dans des méthodes psychothérapeutiques héritées du behaviorisme. On peut fixer sa date de (re)naissance dans les années 1950, quand le pasteur Norman Vincent Peale forge le concept de « pensée positive » et connait un immense succès avec le livre qu’il y consacre en 1952 (La puissance de la pensée positive).
En grossissant le trait, il nous dit que voir le verre à moitié plein (et chasser les frustrations que le verre à moitié vide nous cause) : arrêter de râler, kiffer des joies simples de la vie, etc., ça rend moins casse-pied pour les autres, mais aussi authentiquement mieux dans sa peau, par la grâce de la bonne vieille méthode Coué et de tout ce qui procède de l’autosuggestion.
Quarante ans plus tard, la psychologie positive va plus loin en promettant l’épanouissement voire carrément le bonheur à qui augmente sa qualité de vie en travaillant ses forces, en alignant ses valeurs avec ses appétences et compétences, en musclant son empathie et sa capacité de compassion (envers soi-même comme vis-à-vis des autres), en accueillant ses émotions et développant ses aptitudes à la résilience.
Réconciliez vos « moi » !
L’analyse transactionnelle, déployée dans les années 1960 à partir des travaux de Jung sur les archétypes, met en évidence les relations entre les différents moi (le parent intériorisé qui représente la morale, l’enfant en sommeil qui porte les affects et l’adulte conscient qui exerce le contrôle de soi avec rationalité) : notre individualité est multiple et complexe, travaillée par des tensions intérieures et pour trouver la paix aussi bien que pour entretenir de meilleures relations avec les autres, il nous faut faire dialoguer nos différents « moi » afin de s’appuyer sur ce qui cimente le mur porteur de notre personnalité.
Développez vos soft-skills pour réussir votre projet de vie !
Dans les années 1970, la programmation neurolinguistique (PNL) établit la distinction entre savoir-faire et savoir-être : être compétent·e selon les critères d’une feuille de mission professionnelle et/ou d’attentes sociales normées ne suffit pas à s’en sortir dans l’existence ; il faut aussi développer des aptitudes relationnelles, de l’intelligence émotionnelle, construire et cultiver une posture ouverte… Et pour cela, il faut commencer par se retourner vers soi, combattre ses croyances limitantes et se mettre au clair avec ses propres besoins, aspirations et intérêts.
Daniel Levinson et sa théorie des « saisons de la vie » complète le tableau en faisant l’éloge du Rêve (avec un grand R), une ambition première d’être pleinement la personne qu’on idéalise de devenir pour diriger toute la mobilisation de ses ressources vers l’aboutissement de ce projet de vie. Ici, développement personnel rime avec réussite !
Et si on s’acceptait plus, pour mieux s’engager ?
La troisième génération des thérapies cognitives et comportementales met en cause cette vision un peu extatique des superpouvoirs de la pensée positive (dont la capacité à « chasser » les pensées dites négatives n’est pas démontrée) et veut surtout rompre avec la tonalité injonctionnelle de certains discours du développement personnel qui parlent trop volontiers à l’impératif (osez ! bougez ! changez ! boostez ! etc.)
Par ailleurs, en positionnant le bonheur et la réussite comme des objectifs, certaines approches du développement personnel ne feraient qu’entretenir une culture de la surperformance, en déplaçant seulement l’objet de la compétition sur le terrain du bien-être.
Alors, des mouvements tels qu’ACT proposent de renoncer à chercher à s’améliorer pour plutôt s’accepter, tel qu’on est, avec ses défauts, ses peurs, ses pensées dites « négatives », ses paradoxes, ses désordres intimes et à travailler à ce que tout cela ne constitue plus des freins pour s’engager (c’est-à-dire se lancer dans l’accomplissement de projets importants pour soi). Il ne s’agit pas de renverser ses failles en forces, mais d’avancer avec, en se concentrant sur ses valeurs (c’est-à-dire ce qui compte vraiment pour soi).
De la profondeur historique du questionnement sur le soi au monde
L’épicurisme : plaisir et vertu, l’équation du bonheur
Déjà Epicure, au IIIè siècle avant notre ère, distingue la face négative de la face positive de tout·e un·e chacun·e, ce qui ne sera pas sans inspirer la psychologie positive. Chez Epicure, le bonheur passe par la recherche des plaisirs qui détourne des frustrations et souffrances.
On vise l’hédonisme mais un hédonisme « raisonné » par la vertu. Chercher son bonheur en solo seul ne sert à rien, voire peut aboutir ànégliger sinon sacrifier le bien-être des autres.
Alors, il faut équilibrer la quête de son propre épanouissement avec une morale de l’attention à autrui. L’esprit de « conscience », le « besoin de sens » et le sentiment de « responsabilité » dont on parle beaucoup aujourd’hui doivent beaucoup à la philosophie épicurienne qui articule bonheur individuel et écologie relationnelle.
Penser pour soi-même, s’ouvrir au monde avec Marc-Aurèle
Cinq siècles après Epicure, Marc-Aurèle délivre ses Pensées pour soi-même, un recueil d’épigrammes abordant pêle-mêle la question du retour sur soi, du devoir vis-à-vis des autres, des forces utiles à surmonter les épreuves, du but de l’existence…
Quelques citations en disent plus long que tous les discours sur la philosophie de Marc-Aurèle et ses apports aux approches contemporaines du développement personnel : « Qui vit en paix avec lui-même vit en paix avec l’univers » (Communication Non Violente), « Rien n’est avantageux qui te fait perdre le respect de toi-même » (estime de soi), « Avant que tu ne parles, on doit pouvoir lire sur son visage ce que tu vas dire » (communication non verbale), « Le propre de l’homme est d’aimer même ceux qui l’offensent » (résilience), « Personne ne se lasse d’être aidé. L’aide est un acte conforme à la nature. Ne te lasse jamais d’en recevoir ni d’en apporter » (don et contre-don), « Développe en toi l’indépendance à tout moment, avec bienveillance, simplicité et modestie » (empowerment), « En te levant le matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre, de respirer, d’être heureux » (psychologie positive), « Entre le plus possible dans l’âme de celui qui te parle » (empathie), « Rejette l’opinion et tu seras sauvé » (biais décisionnels), « La douceur est invincible » (bienveillance)…
Pascal : en quête du sens de l’existence
On file à présent au XVIIè siècle pour aller à la rencontre de Pascal, qui fort de son robuste socle méthodologique de mathématicien, mais aussi d’une fameuse expérience mystique qui le voit se convertir avec ferveur à la spiritualité, développe une philosophie du sens de l’existence. Ses Pensées (1669) stipulent que nous sommes des êtres de trois ordres : l’ordre du corps (qui nous adresse des besoins physiques), l’ordre de l’esprit (qui en appelle à notre raison), l’ordre du cœur (qui nous tourne vers les émotions et le rapport à l’autre).
Aspirant à l’infini, nous ne pouvons évidemment que nous en rapprocher, en faisant travailler ensemble ces trois ordres dans une quête d’harmonie. Toutes les approches du développement personnel qui portent l’accent sur la réconciliation intérieure, passant par une nécessaire prise de distance avec le regard des autres, doivent beaucoup à Pascal.
Spinoza : l’éthique comme source du bonheur
On se déplace de quelques mètres dans les rayonnages de la bibliothèque philosophique pour (ré)ouvrir L’Ethique de Spinoza. Présenté aujourd’hui comme LE philosophe du bonheur que tout Chief Happiness Officer devrait connaître sur le bout des doigts, Spinoza est un tenant de l’eudémonisme, rencontre vertueuse entre l’écoute de ses propres désirs, l’aspiration fondamentale à la liberté et la préoccupation de participer au monde en apportant sa pierre au progrès collectif.
Au cœur de la théorie spinoziste, il y a la force de la joie : il faut accumuler les moments de jouissance pure, mêmes fugaces, pour accéder à l’intensité dans le bonheur. On se renforce quotidiennement dans la succession des satisfactions et alors, on est mieux armé·e pour se confronter aux difficultés et surtout plus fort·e·s et plus inspiré·e·s pour agir.
De quoi l’engouement actuel pour le développement personnel est-il le nom ?
Transformations rapides et incessantes de nos environnements…
Cette cartographie non exhaustive des courants modernes du développement personnel et des inspirations philosophiques dont elles se nourrissent ne peut que donner raison au bon sens qui veut que chacun·e aspire à se sentir bien en soi et avec les autres.
Mais cela ne donne pas encore d’indications sur l’engouement actuel pour le développement personnel dont le phénoménal succès commercial témoigne. Qu’est-ce qui a bien pu se passer au cours des deux dernières décennies pour que nous soyons si nombreux/nombreuses à nous préoccuper de notre bonheur et du sens de notre présence au monde ! Les transformations aussi radicales que rapides de tous nos environnements (travail, famille, société…), pardi !
… Perte de repères
Nous avions des repères assez stables pour déterminer ce qui faisait qu’on était quelqu’un·e et de ce fait, ce que nous avions à faire de (et dans) notre vie. Et voilà que tout est remis est cause : nous savions à peu près ce que réussir voulait dire, et nous constatons que le projet d’avoir un bon boulot, un bon salaire, une bonne position sociale est moins réaliste qu’il ne fût en plus de ne pas être si satisfaisant qu’il en a l’air ; nous avions des objectifs professionnels à atteindre et des process pour nous guider, et voilà qu’on nous demande avant tout de l’agilité entre autres soft-skills ; nous connaissions et maîtrisions (plus ou moins) les codes des relations entre les genres, les générations et les cultures et voilà que l’inclusion s’impose comme incontournable pour suivre les mouvements de l’économie et de la société, obligeant à revoir nos perceptions de notre sexe, de notre âge, de notre culture autant que nos modes relationnels avec les autres…
Multiplication des zones et des temps d’inconfort
Sans compter le fait que ce mouvement de transformations incessantes et diligentes nous demande d’énormes efforts, voire nous épuise ! Nous voulons une pause, nous avons besoin de moments d’inspiration, de prise de recul. Nous voulons aussi des solutions faciles à mettre en œuvre pour nous débrouiller au quotidien, là tout de suite, avec ce contexte chaotique qui nous met plusieurs fois par jour en inconfort. C’est de cette urgence de s’y retrouver dans un monde en mutations profondes que l’engouement pour le développement personnel est le nom.
Pour une critique constructive du développement personnel
A l’impossible, peut-on être tenu·e ?
Mais quelle est la portée réelle du développement personnel face à des défis aussi massifs que des transformations sociales, économiques et culturelles de fond qui impactent 7 milliards d’individus dans leur quête identitaire autant que dans leurs interactions ?
On peut répondre avec optimisme à s’en référant à Gandhi qui disait « Commence par changer en toi-même, ce que tu veux changer autour de toi » ou bien à Beethoven qui invitait à faire chanter son clocher pour enchanter le monde…
On peut aussi se montrer plus dubitatif en se plaçant du côté des théories du bien commun (dont celle d’Elinor Ostrom, seule femme à avoir reçu à ce jour un Prix Nobel d’économie) qui mettent en échec l’idée que la somme des intérêts individuels composent l’intérêt général : comme il n’existe pas de « main invisible » pour mettre les intérêts individuels au diapason (quitte à décevoir les tenant·e·s d’Adam Smith), rien ne garantit que 7 milliards d’humain·e·s plus équilibré·e·s, plus au clair avec leurs aspirations, mieux ancré·e·s sur leurs valeurs individuelles soient en capacité de relever des challenges collectifs aussi ambitieux que la lutte contre le changement climatique, la paix dans le monde ou l’éradication de la grande pauvreté…
Des « Colibris » face à une inflammation globale ?
En effet, la critique qui peut être faite au développement personnel est la même que celle qui s’adresse au « micro-changement », en qualifiant notamment la succession d’initiatives d’ampleur modestes de « marginalités innofensives ». Transforme-t-on vraiment le monde en semant des petits cailloux, endigue-t-on des fleuves qui débordent en détournant l’eau vers de petits ruisseaux, éteint-on des incendies expansifs par accumulation de gouttes d’eau apportées par des « colibris » de bonne volonté ?
La référence à la fable popularisée par Pierre Rabhi qui encourage chacun·e à « faire sa part » autorise qu’on en rapporte aussi la critique : au terme d’un assidu travail d’investigation sur les fondations idéologiques autant que sur les effets sur les mentalités des théories de Rabhi, le journaliste Jean-Baptiste Malet dénonce « une forme d’écologie non politique, spiritualiste et individualiste ». Par « écologie non politique », il faut comprendre que derrière la promesse faite à chacun·e de pouvoir « faire sa part » de son côté, via des actions isolées, il y a un risque de déni de la nécessité de faire collectif derrière un projet global de société. En pointant du doigt le « spiritualisme » du mouvement Colibris, Malet souligne de possibles dérives réactionnaires dont il veut pour preuve les prises de position essentialistes sur le genre ou l’opposition farouche de Rabhi à l’union homosexuelle qu’il juge « dangereuse pour l’avenir de l’humanité ».
Mais c’est surtout de « l’individualisme » que pourrait induire la méthode dont il faut se préoccuper : en sélectionnant ce pour quoi il est prêt à « faire sa part » et donc à développer les « soft skills » utiles aux actions qui correspondent à ses valeurs personnelles, l’individu ne manifeste-t-il pas une forme d’égoïsme dans sa (bonne) volonté de contribuer à une meilleure marche du monde ? Jusqu’où est-il prêt à renoncer à ses intérêts propres au bénéfice du bien commun ? Et ces individus, satisfaits de leur propre développement, ne risquent-ils pas d’être en quelque sorte « endormis » par leur propre sentiment de mieux-être quand il faudrait penser aussi les rapports de force et les inégalités systémiques qui laissent d’autres dans un moindre confort, voire carrément dans la souffrance ?
Pour une interaction dynamique entre développement personnel et psycho-sociologie
Une réponse non binaire à cette préoccupation de voir l’action individuelle supplanter l’action collective est peut-être à trouver du côté de l’alliance du développement personnel avec la psycho-sociologie. Cette discipline qui étudie les interactions entre les individus et le cadre socio-culturel dans lequel ils évoluent fait jouer ensemble la transformation des personnes et celle des organisations : elle convie notamment les influenceurs, leaders et autres rôles modèles à une forme d’exemplarité dans leur pratique quotidienne des voies du changement : limitation des biais décisionnels, management inclusif, équilibre des temps de vie, humilité…
Garant·e·s de la mise en place et de l’entretien d’un environnement propice au déploiement du meilleur de soi par tou·t·es, ils/elles sont acteurs/actrices du développement personnel de chacun·e en même temps que de la qualité de l’écosystème où tou·te·s évoluent. Se dessine en creux le portrait du/de la manager d’avenir, formé·e aux soft skills et conscient·e de ses responsabilités dans le processus de transformation qui bouscule tout le monde mais peut aussi offrir aux un·e·s et aux autres mille et une enthousiasmantes opportunités…
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE
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