Avec 17,2 millions d’occurrences sur le seul réseau Twitter, le hashtag #MeToo qui incarne la prise de parole des femmes du monde entier contre le harcèlement sexuel, et par extension contre toutes les formes de sexisme hostile au travail, est connu de tou·te·s. Mais on a moins entendu parler du hashtag #NotAllMen qui lui fit d’emblée réponse. Que signifie cette réplique par réseaux sociaux interposés ?
Est-elle simple rappel au bon sens (tous les hommes ne sont évidemmentpas des « porcs ») ? Alerte contre les risques de « dérive » du mouvement #MeToo qu’ont dès le départ pointé certaines personnalités inquiètes d’un regain de puritanisme, d’une expansion du politiquement correct et du risque de faux témoignages pouvant nuire gravement à la réputation d’innocents et accessoirement au principe de l’état de droit ? Ou bien #NotAllMen va-t-il plus loin en indiquant une sourde peur des hommes face à l’empowerment des femmes ? Voire s’agit-il carrément d’une forme de « backlash » annoncé ? On fait le point.
#NotAllMen n’est pas né de la tempête #MeToo
Parfois abrégée NAMALT, pour « Not All Men Are Like That », l’expression n’est pas née fin 2017 après l’affaire Weinstein mais remonte à un article paru dans le Time en 2004. Sous la plume ironique de l’éditorialiste Jess Zimmerman, est retracée l’histoire pas si récente d’une réaction typique à la dénonciation du sexisme et des inégalités.
A celle ou celui qui évoque la persistance d’une culture d’inégalités de genre, la valence différentielle des sexes à laquelle s’adosse des asymétries de traitement, les impressions du sexisme ordinaire dans notre quotidien, il y a toujours quelqu’un·e pour rétorquer qu’ « il ne faut pas voir le mâle partout » et que tous les hommes ne sont pas des salauds de machos !
Le bon sens même : tous les hommes ne sont évidemment pas des « porcs »
Cette réplique qui frappe au coin du bon sens a néanmoins le défaut de fermer la discussion sur la dimension structurelle des inégalités de genre en rapportant le fait de société à la la situation d’individus isolés. Bref, on ne parle pas de la même chose et du coup, ça devient fort compliqué de s’entendre !
Évidemment que tous les hommes ne sont pas sexistes (d’ailleurs le sexisme est aussi bien partagée par les femmes que par les hommes, notamment sur le plan des stéréotypes ancrés), pas agressifs seulement envers les femmes (d’ailleurs la misandrie existe et le harcèlement sexuel des femmes envers des hommes ou d’autres femmes existe aussi), pas harceleurs… Et certains sont même sincèrement et fortement engagés en faveur de l’égalité et ont un comportement quotidien cohérent avec leurs convictions.
Un effet « backlash » ?
Qui nie cela ? Pour Zimmerman, celles et ceux qui voudraient brider la parole des femmes sur leur propre condition, en rapportant ce que les femmes ont à exprimer sur elles-mêmes à la question de la place des hommes. Un « recadrage » du discours sur l’égalité qui voudrait recentrer le débat sur ce que les hommes donnent aux femmes et non sur ce que les femmes prennent pour elles-mêmes.
A ce titre, le NAMALT entrerait dans le champ d’une forme de masculinisme et du « backlash », concept forgé par l’essayiste Susan Faludi pour qualifier les résistances à l’émancipation pleine et entière des femmes, voire les mouvements réactionnaires qui, selon la perspective historique que Faludi adopte, suivent chaque grande avancée en matière de droits des femmes.
Le tsunami #MeToo et la vague #NotAllMen : la peur d’une destruction de la relation femmes/hommes et de l’aseptisation de la société
Les réflexions de Zimmerman sur le phénomène NAMALT restent confidentielles jusqu’à ce qu’éclate fin 2017 l’affaire Weinstein entraînant dans son sillage le mouvement planétaire #MeToo. Une foule d’hommes de bonne volonté, et parmi eux des individus agissant en faveur de la mixité, s’approprient #NotAllMen dans l’intention louable de se désolidariser des harceleurs et agresseurs.
D’autres emploient le hashtag pour attirer l’attention sur les effets délétères que pourrait entraîner une méfiance massive (sinon généralisée) des femmes envers les hommes, du fait d’un éventuel effet « prophétique » lié à la médiatisation de masse de #MeToo. Va-t-on devoir prendre des ascenseurs séparés, bosser dans des espaces cloisonnés, femmes d’un côté et hommes de l’autre ? Pourra-t-on encore blaguer à la machine à café et engager la conversation sans avoir préalablement pris un avocat au cas où ça déraperait ? Doit-on craindre une avalanche de dénonciations calomnieuses prenant prétexte de harcèlement sexuel au profit d’autres objectifs (nuire pour le plaisir ou bien disqualifier un concurrent dans quelque course au pouvoir) ? Et pour se séduire, on va faire comment, sachant que 14% des couples se forment au bureau ? Si on pousse le fantasme prospectif à ses excès, l’espèce humaine n’est-elle pas carrément menacée par cette supposée « peur des sexes » qui prendrait la suite de la prétendue « guerre des sexes » ?
Un grand malentendu : on parle de nous et vous répondez « c’est pas moi ! »
La réaction #NotAllMen est mal reçue par les plus actives des personnalités engagées dans le mouvement #MeToo. D’abord, il y a de l’agacement : se faire caricaturer en féministes misandres (hystériques et poilues) à l’ère 2018 comme on a portraituré grossièrement les militantes des années 1960-1970, c’est bas de front, vexant et réducteur quand toute une partie du mouvement féministe travaille précisément depuis des années à accomplir une révolution sexuelle inachevée, en donnant confiance aux femmes pour prendre possession de leur désir, de leur participation au jeu de séduction et au plaisir amoureux (et pacifié) avec les hommes.
Puis vient le regret de voir un grand malentendu s’installer : les femmes ont pris la parole et au lieu de voir l’écoute se libérer, elles observent qu’on se précipite pour dire « c’est pas moi ! ». Dans désolidarisation, elles comprennent déresponsabilisation. Elles attendaient plutôt que les hommes soutiennent le mouvement, fassent éventuellement leur propre examen de conscience sur d’éventuels comportements maladroits ou inappropriés qu’ils auraient pu avoir et se montrent désormais intraitables quand ils sont témoins d’une situation de sexisme ordinaire ou de harcèlement sexuel caractérisé. Mais au lieu de ça, ils se contentent de se défausser individuellement !? C’est donc la déception.
Tout un cadre de la relation femmes/hommes à réinventer
Une fois fait le constat de ce sinistre malentendu, comment penser l’avenir de la relation entre les femmes et les hommes sans en revenir à l’ère pré-#MeToo? Sans doute, faut-il commencer par prendre au sérieux aussi bien la prise de parole des femmes que les inquiétudes qu’elle peut susciter. Et si toutes ces questions pouvaient se résumer en une seule : pourquoi le rapport entre femmes et hommes serait spontanément biaisé quand celui des hommes entre eux et des femmes entre elles semble plus simple, ou en tout cas moins empreint de tentation séductrice ?
L’essentialisme radical tranchera le débat en invoquant les nécessités primaires de la perpétuation de l’espèce, avec tout ce que ça implique de déconsidération implicite des orientations non hétérosexuelles et de réduction de l’humain à un primate décérébré incapable de quoique ce soit d’autre au cours de son existence que de se reproduire. C’est assurément une réponse limitée, qui ne satisfera probablement pas la majorité d’entre nous.
Alors quoi ? C’est en fait tout le cadre du rapport femmes/hommes en général et du rapport de séduction en particulier qui est à redéfinir. Le vieux schéma de l’homme qui prend la main et de la femme qui consent ou non, a vécu. Porteur de rapports de pouvoir qui n’ont pas forcément grand chose à voir avec le désir et le sentiment amoureux, il prive hommes comme femmes de toute une partie de la palette étendue des modes séductionnels et relationnels appelant plus ou moins d’intimité selon les personnes, les interactions et les moments de vie : la complicité, la collaboration et le partage, la camaraderie, le compagnonnage, l’amitié, la fraternité/adelphité et la solidarité, le dialogue équitable, les jeux de l’accord et du désaccord dans la conflictualité constructive, les stimulations du rapport négocié, et bien sûr toutes les variations du désir et du sentiment amoureux, dans le respect de la liberté de chacun·e.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE