La conviction est désormais établie que l’égalité ne se fera pas contre les hommes ni sans les hommes. D’ailleurs, on observe qu’en prenant davantage part à la réflexion et aux discussions sur la mixité, les hommes sont de plus en plus nombreux à s’interroger sur la condition masculine, aussi. On évoque de plus en plus souvent le « masculinisme », courant pas si récent, aux contours flous et aux approches diversifiées, entre misogynie décomplexée et complicité bien ordonnée avec le militantisme féministe… Entre les deux, toute une palette de nuances. On fait le point.
Un miroir « inversé » du féminisme ?
Aux origines, un « complément » naturel du féminisme ?
Souvent attribué à la philosophe Michèle Le Doeuff, le terme de masculinisme est retracé à partir de la fin des années 1980. Mais on le trouve déjà sous la plume de la suffragiste Hubertine Auclert, dès 1900, comme quasi-synonyme de « patriarcat ».
En Angleterre, en revanche, il endosse une autre définition dans un numéro de la revue Freewoman de 1911 : il est là l’indispensable versant complémentaire du féminisme pour atteindre un plein humanisme (« Masculinism and feminism are relative terms, and when one is strong enough to equate the other both will become merged in a common doctrine of humanism. »)
L’expression d’un androcentrisme ?
La pensée féministe de la période post-libération sexuelle reprend le concept pour dénoncer une phallocratie par défaut, quand le masculin est l’étalon de l’humanité, renvoyant par là-même le féminin à du spécifique. Le Doeuff écrit sans détour, dans l’Etude et le rouet : « Le masculinisme est un particularisme qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leurs points de vue) ».
Une vision qui fait écho à l’effet Matilda décrivant les phénomènes d’invisibilisation des femmes dans l’histoire de l’humanité liés à des critères biaisés de légitimité et d’historicité.
Une évolution vers l’anti-féminisme
Une autre définition du masculinisme va être donnée par des universitaires expert·es du genre, qui le regardent comme un mouvement réactionnaire qui s’inscrit en riposte des progrès de la condition des femmes. Ainsi, l’historien Yves Verneuil voit dans ces mouvements d’hommes l’expression d’une volonté de préserver un ordre social traditionnel, fondé sur des préconçus essentialistes assignant des fonctions indépassables à chaque genre.
D’aucun·es font remonter le masculinisme actuel aux oppositions au divorce qui s’expriment dans les années 1950. L’attention des masculinistes se reportera aussi sur la lutte contre les droits LGBT, sous-tendu par « le spectre de l’indifférenciation sexuelle » (Devreux & Lamoureux) et en creux, le fantasme sourd d’une disparition des hommes.
La cause des hommes…
Les discriminations dont font l’objet les hommes…
Les transformations sociales à l’œuvre depuis la Seconde guerre mondiale défient en effet les modèles familiaux et avec cela, la position des hommes. Les questions de famille cristallisent rapidement la pensée masculiniste, avec un cheval de bataille récurrent : la garde des enfants après séparation. Plus qu’une cause, cet enjeu du « droit des pères » devient le symbole du mouvement, en même temps que son argument le plus séduisant pour le grand public qui y voit une logique concrétisation de l’égalité femmes/hommes… Même si les chiffres révèlent que 90% des décisions de la justice familiale entérinent un accord entre les parents, le discours d’une alliance misandre entre les mères, les juges, les travailleurs sociaux et même le corps enseignant (dont il est rappelé à loisir que ces professions se sont largement féminisées) fait florès…
… Et débouche volontiers sur une rhétorique de la discrimination dont les hommes feraient l’objet : plus nombreux dans la population carcérale, parmi les personnes à la rue, parmi les victimes d’accident du travail, défavorisés par le système scolaire dans lequel effectivement depuis une trentaine d’années les filles réussissent mieux (sans pour autant, comme le démontre toutes les études sur le plafond de verre, que cela ne leur garantisse de meilleures perspectives de carrière).
Diversité des masculinités ou droits de la virilité ?
Les masculinistes ne nient pas l’existence d’inégalités professionnelles. Mais ils les attribuent volontiers à des écarts de mérite, et surtout présentent la situation de domination des hommes sur la sphère socio-professionnelle comme un véritable cadeau empoisonné. Le discours d’une pression disproportionnée que subiraient les hommes sur le lieu de travail, obligés par convention sociale tacite à sur-performer, trouve un écho favorable depuis quelques années… Y compris chez certaines féministes. Mais la sociologue Pascale Molinier invite à une certaine prudence à l’égard de cet argumentaire de « la souffrance des hommes dominants (…) : le « stress des cadres » a fait couler plus d’encre ces dernières années que celui des caissières d’hypermarché. En pointant la vulnérabilité des hommes, ne risque-t-on pas d’avaliser l’idée, bien commode pour le maintien de l’ordre social, que les femmes sont formidables dans l’adversité ? »
Si le mouvement masculiniste comprend des défenseurs de la diversité des masculinités, et notamment du droit des hommes à vivre pleinement leur parentalité et/ou à atteindre un meilleur équilibre des temps de vie ; d’autres franges sont nettement plus axées sur la défense de la virilité à la mode classique. C’est notamment le cas de certains groupes qui défendent le modèle « alpha mâle », avec une misogynie non dissimulée : ils accusent une vénalité des femmes (notamment dans les unions et séparations) et expriment leur dégoût d’un leadership féminin qui ne ferait que singer grotesquement le pouvoir, par essence (selon eux) masculin…
… Contre celle des femmes ?
De la dénonciation d’un excès d’attention portée aux femmes au déni des inégalités
Les mouvements masculinistes donnent d’autant plus de la voix que la question de la condition des femmes est à l’agenda. Ils dénoncent notamment des politiques publiques favorables aux femmes, ce qui ferait distorsion du principe d’égalité à leur détriment. Le cas de la parité est le plus connu, les mouvements de défense des hommes ayant été en première ligne de l’opposition au principe des quotas visant à rééquilibrer la part des femmes et des hommes en politique ou aux fonctions à haute responsabilité.
Mais on peut aussi évoquer les actions menées en faveur de l’égalisation de la bonification des retraites des mères et des pères à partir des années 2000 en France. Ou encore les vives protestations de mouvements d’hommes américains à la suite de l’édition d’un timbre postal destiné à financer la recherche contre le cancer du sein, alors que le même timbre en version « cancer de la prostate » n’aurait pas permis de lever des fonds pour la médecine masculine. Et de dénoncer dans la foulée l’existence d’une journée contre le cancer du sein, sans équivalent pour lutter contre celui de la prostate. D’autres exemples encore sont révélateurs d’un déni des inégalités et des violences à l’égard des femmes qui préside à une partie de la pensée masculiniste… Lequel ne résiste pas longtemps à la matérialité des faits.
Des hommes victimes silenciés ?
A déni, déni et demi, toutefois, car l’une des marottes masculinistes est aussi la violence dont les hommes sont les victimes… De la part des femmes ! La question hautement taboue des « hommes battus » souffrirait, selon certain·es, d’un cruel défaut de prise en compte. En France, en 2013, selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, 149 000 hommes ont été victimes de violences au sein de leur couple. Soit 2,5 fois moins que les femmes sur la même période. Mais, chez les masculinistes, il ne faut pas y voir une moindre récurrence des violences faites aux hommes, mais le fait d’une autocensure des hommes, silenciés à la fois par une injonction à la virilité et par un biais socio-médiatique les présentant comme agresseurs et jamais comme agressés.
La notion de « droits des femmes » en question ?
Droits des hommes contre droits des femmes, tel est bien le credo du masculinisme, barricade dressée contre le féminisme. Parce que la cause des hommes vaut bien celle des femmes, si l’on veut être cohérent·e avec le principe d’égalité — avancent-ils ; parce que si les femmes ont des droits liés à leur sexe, alors pourquoi les hommes n’en auraient pas ? – surenchérissent-ils. La logique semble implacable et interroge en effet la notion même de droits genrés.
Si l’on en comprend la nécessité historique, dès lors que les femmes ont été privées d’une partie des droits humains et citoyens et ont dû les conquérir, force est d’admettre que dans l’absolu, il y a une forme de contradiction des termes entre « droits des femmes » et « égalité des sexes ».
L’équité vise précisément à faire de l’égalité une réalité. Une fois cet objectif atteint, spécifier des « droits des femmes » ne devrait alors plus avoir de sens. En attendant, il appert que non seulement défendre les droits des femmes reste une nécessité, et que de surcroît la terminologie rappelle régulièrement aux esprits que le combat pour l’égalité n’est pas encore gagné. Faire entendre les préoccupations des hommes est utile, mais ne peut se faire ni dans le déni des inégalités ni dans l’opposition au progrès social, dont l’amélioration de la condition des femmes est une composante essentielle.
Valentine Poisson & Marie Donzel, pour le webmagazine EVE