S’il est un mot qui a la cote dans les discours sur la diversité de ces dernières années, c’est bien « empowerment ». Résistant aux traductions dans d’autres langues que l’anglo-américain qui l’a fait naître, la notion qui place le « power » en son cœur fait cependant écho à des idées plus anciennes et issues de courants philosophiques et/ou militants du monde entier, telles que la libération, l’émancipation, l’autonomisation, la mobilisation, la participation etc.
Pour bien comprendre ce qu’empowerment veut dire et ce qu’il y a d’enjeux et de dynamiques derrière un terme nettement plus riche et plus complexe que l’intuition nous le donne à penser, on fait le point sur la généalogie, les définitions, les mutations et les critiques de ce concept.
Du power à l’empowerment : les questions raciales et de genre aux origines de la notion
Se (faire) reconnaître en communauté agissante
L’historienne du travail social Barbara Levy Simon, dans son ouvrage The Empowerment Tradition in American Slocial Work (1994) fait remonter l’idée de l’empowerment aux années 1890 qui voient naître la « première vague » du féminisme et, avec les grandes vagues d’immigration ayant suivi la fin de la guerre de Sécession, les prémices de ce qui sera le mouvement Black Power.
Les populations écartées de la citoyenneté élaborent un discours d’émancipation qui articule deux annonces faites à la société : 1/ Nous sommes une communauté, et en ce sens, nous représentons un pouvoir susceptible de se mobiliser, et 2/ Nous ferons usage de ce pouvoir pour accéder à nos droits.
Ne me libère pas, je m’en charge
Les bases de l’empowerment sont là : par le fait du nombre et de l’appartenance à une communauté ayant un destin (insatisfaisant) en partage, les exclu.es cassent l’isolement dans lequel on les a tenu.es ; et par leur action collective, menée par des leaders qu’ils et elles se sont choisi.es, sont bien décidé.es à prendre le pouvoir sur leur vie sans attendre que les pouvoirs en place leur accordent, selon leur agenda et leur méthodologie, ce qui semble admissible de leur céder de liberté.
Cette vision peut-être résumée dans un célèbre slogan du mouvement de libération des femmes des années 1960-1970 : « ne me libère pas, je m’en charge ! ».
La « conscience libérée » : retour aux fondamentaux de la philosophie de l’émancipation
Sortir de la servitude volontaire
Mais comment se libérer quand les chaînes sont autant à l’intérieur de soi, de prophéties autoréalisatrices en mécanismes d’intériorisation du stigmate, en passant par toutes les nuances de la « servitude volontaire » (ainsi que La Boétie nomme le « choix « de l’obéissance à des règles iniques, entre autres formes de domination tyrannique) que ferrées aux pieds et poings par d’autres ?
Se transformer soi et transformer le monde
Cette question est l’objet des travaux de toute une vie du didacticien brésilien Paulo Freire, auteur du célèbre Pédagogie des opprimés (1968-1974). Prônant le développement de la « conscience libérée », il fait de l’éducation un acte militant… Et participatif, avant l’heure : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde» écrit-il, puis plus loin « Le but de l’éducateur n’est pas seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur, mais de rechercher avec lui, les moyens de transformer le monde dans lequel il vit ».
L’empowerment est donc un pouvoir de soi et de sa communauté qui permet d’exercer le pouvoir de changer les choses bien au-delà de son seul sort.
Echapper à la présomption d’impensant.e, impensé .e, impensable
Le philosophe Jacques Rancière, préoccupé d’égalité en plus de penser la liberté, approfondit cette idée dans sa thèse consacrée à la culture ouvrière, publiée en 1981. Il y développe toute une analyse de la façon dont on renvoie les opprimé.es à la vie matérielle, les « enfermant » selon ses mots dans « l’impensé et l’impensable » de leur situation.
Cette vision rejoint la critique de la pyramide des besoins Maslow qui suppose que l’on accède à l’estime de soi et à l’accomplissement personnel qu’à condition d’avoir préalablement satisfait tous ses besoins physiologiques (faim, soif, repos…) et tous ses besoins de sécurité. Nul ne niera qu’il est a priori plus aisé de consacrer du temps et de l’énergie à développer des relations sociales épanouissantes et à penser le monde en étant débarrassé des contraintes les plus concrètes. Néanmoins, dit Rancière, c’est faire erreur de croire que l’on ne peut (se) penser qu’à condition d’être privilégié.e. Et c’est en l’occurrence une lubie des élites, et plus généralement de tous les groupes en situation de domination (consciente ou insconsciente), que de s’arroger le quasi-monopole de la vision de la société et de ses corps, jusque dans la construction des doctrines de l’émancipation des populations défavorisées, opprimées et/ou dominées.
En d’autres termes : aussi longtemps que ce sont les privilégié.es qui définissent la situation de celles et ceux qui le sont moins, établissent les voies de leur libération et dessinent les contours de la différence, aucun progrès réel et durable ne peut être accompli dans le champ de l’égalité. Une seule voie alternative : entendre et prendre au sérieux la voix de celles et ceux qui n’ont pas le pouvoir.
L’empowerment dans les doctrines du développement : quand le « rendre possible » remplace le « faire à la place »
Empowerment pour toutes et tous les vulnérables et précarisé.es de la terre
Partie des mouvements anti-racistes et féministes, étendue au champ des rapports sociaux, la notion d’empowerment va prendre une connotation nouvelle dans les années 1990. Lors de la conférence internationale sur la population et le développement du Caire, en 1994, le mot est sur toutes les bouches. Il a été amené à cette rencontre onusienne par des organisations de défense des droits des femmes qui portent les sujets de la précarité économique, de l’insécurité, de l’insuffisante place des femmes dans les processus de paix, mais il va être réapproprié au cours des années qui suivent par les organisations (ONG, mais aussi Banque mondiale, FMI, OMC) qui ont la lutte contre les inégalités Nord/Sud dans leur feuille de mission.
L’empowerment devient la voie privilégiée du développement économique : Il s’agit de mobiliser les énergies des communautés locales en leur donnant les moyens éducatifs, infrastructurels et financiers de leur propre développement, sans les écraser de dettes. L’essor du micro-crédit, entre autres exemples de mise en pratique de cette approche, vient concrétiser cette intention de ne pas faire à la place, mais d’accompagner, par la mise en place de conditions adaptées au contexte, la prise en main de leur destin par les communautés elles-mêmes.
A l’empowerment, il faut des conditions équitables
Si cette vision de l’aide au développement recueille une majorité de suffrages, ne serait-ce que parce qu’elle semble rompre avec les démarches charitables, elle essuie aussi des critiques sévères. D’aucun.es y voient pour commencer une façon pour les pays dits riches de se défausser d’une aide au développement d’ampleur au profit d’actions visibles mais de portée limitée, et cela en faisant fi de leurs éventuelles responsabilités dans le retard économique qu’accusent d’autres régions du monde.
La microfinance en particulier va être régulièrement pointée du doigt à partir du milieu des années 2000, quand de nombreuses dérives usurières déboucheront sur des drames humains. L’économiste Esther Duflo ne jette cependant pas le bébé avec l’eau du bain : pour elle, l’approche « empowerment » qui sous-tend le système de micro-crédit est la bonne, pourvu qu’on ne la considère pas comme la seule. Il faut pour que l’empowerment produise ses effets qu’il s’inscrive dans un cadre de protection sociale et de règles du jeu équitables. Impossible de se développer par soi-même sans avoir concomitamment la possibilité de changer le monde dans un sens plus favorable à ses intérêts…
Du développement économique au développement personnel : Etre soi pour pouvoir agir
Une vision écologique de l’être-soi au monde
L’empowerment a quitté le champ du pouvoir de soi sur le monde par la porte du développement économique qui l’a un peu réduit à un pragmatisme utilitariste ; mais voilà qu’il revient par la fenêtre du développement personnel. Le début du XXIè siècle voit en effet fleurir l’idéal d’être soi, dans une perspective non plus individualiste mais que l’on pourrait qualifier d’écologique. : il s’agit d’être plus vrai.e, plus conscient.e de sa personne plus en phase avec soi-même, plus libre des injonctions sociales pour entretenir de meilleures relations avec son écosystème.
« Etre soi », les nouveaux contours de l’émancipation des femmes… Et des hommes?
Ainsi l’empowerment renoue avec ses racines plantées dans le terreau du combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Car c’est par l’angle du « pouvoir être soi » que l’on entend faire sauter les freins à la prise de responsabilités par les femmes. Le discours, tenant pour acquis l’égal potentiel des genres, est au refus des assignations étriquées, des culpabilités intériorisées, de l’autocensure des femmes. En les encourageant à s’accepter telles qu’elles sont, complexes, multiples, diverses entre elles comme chacune à elles-mêmes, on veut libérer leur énergie afin qu’elles fassent démonstration de leurs capacités à contribuer à participer au monde et à le changer.
Le modèle donne des résultats probants, en témoigne par exemple, la vitalité des réseaux mixité d’entreprises qui permet une rapide montée en visibilité de nombreuses femmes dans les organisations et une participation accrue aux affaires du collectif, bien au-delà de seul sujet de la mixité.
Le pouvoir de séduction de cette approche se lit par ailleurs dans un nouvel élan de mobilisation des hommes qui, à leur tour s’emparent du désir d’être soi, de plus en plus nombreux à exprimer leur ras-le-bol d’une masculinité restrictive de l’expression de leur singularité individuelle.
Le disempowerment des un.es, avenir de l’empowerment des autres ?
Le plafond de verre se fissure avec la montée en puissance des femmes, mais n’éclate pas
Toutefois, toute la question de l’égalité entre les femmes et les hommes ne semble pas soluble dans l’empowerment des premières. En effet, si le plafond de verre est fissuré par la montée en puissance des femmes qui osent exprimer davantage leur ambition que par le passé, il est encore loin d’éclater.
Car les complexes (d’imposture, de la bonne élève, de Cendrillon…) et l’autocensure des femmes ne sont pas seuls en cause dans les difficultés encore constatées à ce qu’elles prennent dans les faits leur juste et pleine place à la table des décisions qui concernent et changent le monde. L’inertie des modèles traditionnels d’appréhension de la légitimité, de la compétence et de la performance s’avèrent rendre ineffective une partie des efforts des femmes pour manifester et faire reconnaître leur valeur. Un gros gâchis d’énergie qui amène toute une réflexion sur les dynamiques croisant montée en puissance des femmes et montée en maturité des organisations, ou comment en même temps que les femmes s’approprient le droit au pouvoir, les contextes doivent travailler à leur inclusivité pour accueillir le plus naturellement, pour ne pas dire le plus banalement possible, cette aspiration exprimée et lui laisser prendre corps.
Les ambiguïtés du disempowerment des hommes : entre inquiétude masculiniste et voie d’avenir du partage des responsabilités
Dans cette perspective et au cœur des nouvelles réflexions sur l’empowerment, un concept a vu le jour ces dernières années : le disempowerment. Mettant un peu les pieds dans le plat d’une mixité enthousiaste qui se ferait au bénéfice de toutes et tous sans que personne ne renonce à rien, cette notion recouvre à la fois l’angoisse de déclassement certains hommes challengés par l’empowerment des femmes (avec toutes les frustrations, et partant de l’agressivité que cela peut entraîner, explique notamment l’essayiste américaine Hannah Rosin, et qui se confirme dans la rhétorique des mouvements masculinistes) et une demande nouvelle de certains mouvements en faveur de l’égalité (dont certains partent précisément de collectifs masculins, tels ZeroMacho en France) qui invitent les hommes à renoncer à cumuler et augmenter leurs pouvoirs pour que de la place se libère pour les femmes.
Perçue comme malthusianiste et sacrificielle par les un.es et comme franche et immédiatement efficace par les autres, cette vision en vases communicants du partage du pouvoir d’agir pour soi et pour le collectif a le mérite de remettre au centre de la réflexion, la discussion et l’action pour l’égalité, le principe d’une problématique concernante pour toutes et tous.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.
Comments 2
Merci beaucoup pour cet article, Marie ! Ça me permet de prendre un peu de recul vis à vis de mon quotidien, de me faire réfléchir, d’avoir un point de vue critique plus juste. J’apprécie aussi les références, je ne connaissais pas les chercheurs que vous citez.
J’ai appris plein de choses!
Merci pour cette magnifique analyse.