Longtemps la question de l’égalité femmes/hommes a été celle du politique… Qui l’adressait au monde économique essentiellement par les lois interdisant les discriminations.
Les quinze dernières années ont vu l’entreprise se réapproprier la question. Avec son logiciel qui est celui du pragmatisme et de la recherche de l’efficience.
Bingo ! A peine le sujet commençait-il à être instruit sous cet angle que l’on mettait déjà en évidence, chiffres à l’appui, une corrélation entre mixité et performance.
Mais pourquoi ce discours qui semble avoir tout de bon pour faire progresser l’égalité, suscite-t-il autant d’enthousiasme que de grincements de dents ?
Le blog EVE fait le point sur les arguments en présence.
De la corrélation à l’interprétation : quand la mixité a tout bon
C’est le chercheur Michel Ferrary qui lance au début des années 2000, les premiers grands travaux d’étude sur les effets de la mixité sur la performance des entreprises. Ses chiffres révèlent que les équipes les plus mixtes sont aussi les plus engagées et les plus productives ; ce qui va se refléter jusque dans les résultats économiques et financiers. L’effet est encore plus manifeste quand le management et la gouvernance incluent des femmes.
De l’autre côté de l’Atlantique, le cabinet McKinsey s’intéresse aussi au sujet. La célèbre série de rapports « Women Matter » apporte des conclusions similaires en décrivant les effets de la mixité sur l’engagement des collaborateurs et collaboratrices, l’image de marque des entreprises et la satisfaction de la clientèle.
La consultation Financi’Elles ajoute à ces éléments d’analyse du facteur mixité pour la performance, une montée en confiance des personnes et du rapport qu’elles entretiennent à l’organisation. Quant au Crédit Suisse Research Institute, il démontre ce que perdent les entreprises qui résistent à la féminisation de leur encadrement.
Une méta-étude, menée auprès de 50 000 salarié.es de Sodexo dans 80 pays, parvient à chiffrer ce dont chacun.e avait l’intuition : c’est en favorisant la rencontre et le frottement des points de vue divers que mixité et diversité favorisent innovation, compréhension plus fine des environnements et cohésion des équipes.
Plus on est de différent.es, plus on est performant.es!
Les données ainsi accumulées emportent la conviction : 85% des managers et dirigeant.es français.es déclarent en 2015 que la mixité apporte quelque chose à l’entreprise, sont 80% à la considérer comme un levier de transformation et 82% à souhaiter la voir encore progresser.
Les chiffres clés
- Les équipes comptant entre 40 et 60% de femmes (ou d’hommes) ont une progression de marge brute de 23% supérieure aux équipes moins mixtes (Michel Ferrary, 12010)
- Les entreprises qui n’ont aucune femme dans leur « board » sous-performent de 18% par rapport à celles qui ont féminisé leur gouvernance (Crédit Suisse Research Institute, 2015)
- Les entreprises dont la gouvernance est la plus mixte ont un résultat opérationnel de 48% supérieur à celles qui ont une gouvernance 100% masculine (McKinsey & Cy, 2013)
- 69% des entreprises qui ont mis en place une politique de mixité/diversité ont vu leur image de marque croître (McKinsey & Cy, 2013)
- Le taux d’engagement d’une équipe mixte est supérieur de 4 points à celui d’une équipe 100% masculine (ou féminine) (Sodexo, 2015)
Plus de chiffres dans notre Rapport Eve & DONZEL
De la causalité à la conditionnalité : quand l’argument d’utilité pose question
Dans ces conditions qui réunissent bon sens, données rationnelles et quasi-consensus, pourquoi y aurait-il débat ?
En réalité, plus que débat, il y a vigilance à observer, car la rhétorique volontiers « utilitariste » qui découle de cette avalanche récente de données enthousiasmantes sur les bienfaits de la mixité pourrait aussi se retourner contre les femmes…
De quelle mixité parle-t-on ?
Le premier hic qui faut sursauter certain.es expert.es des questions de genre, c’est l’imprécision du terme même de « mixité ».
Dans l’absolu, la mixité commence dès lors qu’un.e « différent.e » entre dans un cercle de « mêmes ». Ce qui laisse la possibilité de s’en tenir à de la représentation (pour ne pas dire de l’affichage), laquelle s’avère d’ailleurs sans effet (une récente étude montre que lorsqu’une seule femme entre dans un panel de candidats à un poste à responsabilités, elle n’a strictement aucune chance de le décrocher) et fait même obstacle à une vraie démarche d’inclusion.
Cette dernière suppose que l’on « décentre » le motif : il ne s’agit plus de désigner des « différent.es » par rapport à des « similaires » (ou si l’on préfère, des « atypiques » par rapport à des « normé.es ») mais de commencer par déconstruire la norme.
Dans cette optique, parler de « féminisation » comme d’une dynamique (quand ce n’est pas comme d’un effort) est un contre-sens à l’esprit de mixité, puisque l’on confirme en creux la règle implicite de la norme masculine installée, la considérant comme point d’ancrage à partir duquel on fait graviter la diversité.
De quelle performance parle-t-on ?
Le deuxième échelon de contestation du discours articulant mixité et performance porte sur l’appréhension de la notion même de performance.
Le choix d’argumenter en s’appuyant prioritairement sur des données quantitatives pose toujours deux questions majeures : celle de la construction des chiffres (quelle base retient-on ? de quelle façon recueille-t-on les données brutes ? quelles péréquations effectue-t-on pour consolider les datas ? quelles analyses et interprétations on s’autorise?) et celle de la prise en compte de l’inquantifié, voire de l’inquantifiable.
Les logiciels économiques dominants s’efforcent d’opérer des conversations quasi-monétaires de la valeur créée hors du champ strictement économique (comme par exemple, la valeur créée par le travail domestique) ou carrément intangible (comme par exemple, la cohésion sociale, la qualité de vie ou la confiance en l’avenir).
Ainsi, on parvient à évaluer de la performance non financière. Mais n’est-ce pas un peu artificiel, si ce n’est complètement hors sujet, de vouloir comptabiliser sous forme de plus-value ou moins-value ce qui relève des agréments et éventuels désagréments du vivre ensemble, dont la mixité est la toute première des incarnations ?
Que se passera-t-il si les effets de la mixité sur la performance venaient à s’émousser ?
La troisième critique faite au prêche reliant la mixité à la performance porte sur les raisons invoquées pour faire d’une corrélation une causalité.
Arrêtons-nous par exemple sur la mixité comme facteur d’innovation. On observe qu’effectivement, l’arrivée d’outsiders (comme le sont aujourd’hui les femmes dans les cercles de pouvoir) produit de l’inconfort et du dérangement utile, oblige à bousculer les habitudes, à rebattre les cartes des postures et à ré-envisager les façons de faire. En contexte de désir/besoin de changement (comme présentement), l’outsider est donc un.e formidable agitateur/agitatrice qui contribue activement à accélérer l’agenda de la transformation.
Mais en portant l’accent sur la force d’innovation que représente la montée en puissance des femmes, ne risque-t-on pas de les condamner à demeurer dans cette position d’outsider, au risque de ne jamais voir complètement se banaliser la présence des femmes dans les espaces de responsabilités?
D’aucun.es vont encore plus loin, alertant sur le risque d’un « backlash » : si la mixité devait un jour ou l’autre s’avérer moins « payante » qu’on ne l’a espéré, pourrait-on finalement y renoncer ?
A-t-on dilué le principe d’égalité dans l’esprit de mixité ?
Cette dernière question en entraîne une autre, de fond : quand la mixité devient un argument de la performance, dont on sait qu’elle se compose de multiples facteurs et qu’elle est soumise à de nombreux aléas, ne prend-on pas le risque d’affaiblir le principe qui l’a initialement inspirée, à savoir celui d’égalité ?
Ce risque est notamment pointé du doigt quand le sujet de la mixité en entreprise est prioritairement abordé par celui des talents féminins (à attirer et retenir). Attention à ne pas faire d’égalité à la carte (seulement pour les hauts potentiels) et gare aussi à ne pas faire de l’égalité « conditionnée » (au fait d’avoir d’avoir du talent et/ou d’apporter un surcroît de performance)…
Surtout si cette conditionnalité doit au final sur-conforter des stéréotypes, même positifs : quand on salue la prudence des femmes (supposées moins appétentes au risque), leur esprit de conciliation, d’équipe et de coopération, leur goût du travail bien fait (par curieux retournement du complexe de la bonne élève), on pratique un sexisme bienveillant, qui certes fait « la paix entre les sexes », mais au prix de nouvelles assignations et injonctions qui ne réussissent ni aux femmes, ni aux hommes, de plus en plus nombreux à vouloir eux aussi exister en dehors des carcans étriqués d’une toute puissante virilité.
En définitive, la mixité est assurément une richesse pourvu qu’on la considère comme la possibilité pour chacun.e d’exprimer pleinement sa singularité, sans se laisser enfermer dans l’exception mais en ayant devant tout l’horizon des possibles pour oser.
Laissons, pour mieux le dire, le dernier mot à René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. »
Marie Donzel, pour le blog EVE