Emmanuelle Jardat est directrice de l’innovation et de la RSE pour la direction « entreprises France » d’Orange.
Elle est aussi mère de cinq enfants, enseignante à Centrale, créatrice de réseaux de femmes, blogueuse, auteure d’un livre de cuisine…
Active, passionnée, généreuse et ouverte sur le monde, elle tient « la joie pour une valeur essentielle » dans l’existence (et donc aussi dans le travail) et estime que promouvoir le leadership des femmes, c’est toujours « au bénéfice de l’intérêt général ».
Rencontre.
EVE le blog : Bonjour Emmanuelle. Comme vous le savez, le blog EVE est curieux des parcours professionnels des femmes de l’entreprise. Accepteriez-vous de nous raconter le vôtre? Commençons par votre formation…
Emmanuelle Jardat : Je suis un pur produit de la méritocratie à la française : fille d’instit’, j’ai fait un bac C parce que c’était la filière la plus généraliste. Ensuite, je suis entrée en prépa à Janson de Sailly et j’ai intégré Centrale. A la sortie de l’école, j’ai été engagée par Accenture où d’ailleurs, je m’occupais du compte France Télécom. Et tout de suite, j’ai commencé à faire des enfants!
EVE le blog : C’est un démarrage en fanfare : à peine diplômée, à peine entrée dans la vie professionnelle, vous fondez une famille…
Emmanuelle Jardat : Oui, d’abord parce que je voulais plein d’enfants, alors autant commencer tôt (rire) et aussi parce que j’avais conscience, déjà, que concilier vie pro et vie familiale serait quelque chose de compliqué et que j’avais tout intérêt à avoir mes enfants avant que ma carrière décolle, pour ne pas me retrouver comme toutes les femmes de 35 ans que je voyais s’arracher les cheveux quand on leur proposait la promotion-clé de leur carrière au moment même où elles avaient en tête de faire un bébé! Du coup, j’ai effectivement eu deux enfants avant 25 ans.
Bon, vous verrez, la suite de mon histoire montre qu’on n’évacue pas aussi facilement que ça le dilemme carrière/bébé de la trentaine! Parce qu’entre temps, j’ai changé et de mari et d’entreprise…
EVE le blog : Parlons du changement d’entreprise, alors, pour commencer…
Emmanuelle Jardat : A la fin des années 1990, j’ai été débauchée par Alcatel. C’était la période du grand boom des Telecom : tout allait très vite, tout était stratégique, tout était passionnant.
Quelques mois après mon arrivée, j’ai appris qu’une équipe bossait sur une offre dédiée aux pays africains. Je n’avais jamais fait de vente ni de télécom mais je rêvais d’international et j’étais super motivée. On m’a fait confiance et au bout d’un an, j’étais directrice du développement pour toute l’Afrique et le Moyen-Orient, puis j’ai monté l’activité export pour la Chine.
Ensuite, il y a eu le mariage Alactel-Lucent, qui a suscité pas mal d’inquiétudes en interne : de nombreux postes faisaient doublon, on ne savait pas trop comment chacun-e trouverait sa place dans la réorganisation. Et moi qui m’étais remariée, j’étais justement enceinte de mon troisième enfant. Un peu inquiète, donc, de ce que j’allais retrouver après mon congé maternité. En fait, un jour que je suis dans l’avion à la recherche d’une place confortable pour caser mon gros ventre, je me retrouve à côté d’un homme qui cherche, lui, une place pour caser ses grandes jambes. C’est Pascal Homsy, VP en charge du compte France Télécom-Orange chez Alcatel : il me propose un job de directrice commerciale des ventes pour l’Afrique et le Moyen-Orient.
Nous parlons aussi ensemble de la formidable conversion d’Orange. Je suis très admirative du dynamisme de cette entreprise, de la façon dont elle a su se transformer rapidement, surmonter une crise si difficile et repartir sur des bases incroyablement solides… Si bien qu’après 10 ans chez Alcatel, quand l’envie de bouger se fait sentir, ça me parait une évidence : c’est là que je veux aller!
EVE le blog : Vous adressez une candidature spontanée?
Emmanuelle Jardat : Oui, en faisant valoir mon expérience internationale. Ca tombe bien, une direction « global sales » se met en place chez Orange Business Service et on propose de me la confier. Il y a aussi une ligne de mon CV qui a tapé dans l’oeil de Patricia Waldron-Werner (ndlr : senior VP RH d’OBS) : j’ai créé le réseau de femmes d’Alactel-Lucent… Elle veut que je fasse la même chose chez OBS!
EVE le blog : Comment vous était venue l’idée de créer un réseau de femmes chez Alcatel?
Emmanuelle Jardat : C’est une bonne question. Parce que, quand j’ai commencé à m’intéresser, dès le début des années 2000, à l’évolution des carrières des femmes dans l’entreprise et que j’ai entendu parler de « réseaux de femmes », ça m’a agacée. Je me suis dit : « Mais enfin, les directions des ressources humaines se défaussent d’une question qui leur appartient de régler!«
Puis dans le cadre d’une formation Diaphora, j’ai assisté à une conférence d’Avivah Cox-Wittenberg et là, j’ai compris que pour faire évoluer les choses, il faut à la fois que les organisations s’emparent du sujet de l’égalité professionnelle, proposent des opportunités aux femmes et que les femmes elles-mêmes travaillent leur confiance en elles et adoptent le réflexe « network » pour saisir ces opportunités.
Alors, oui, ça avait du sens de bâtir un réseau qui d’une part permettrait aux femmes d’échanger et de se soutenir et qui d’autre part serait un interlocuteur expert pour dialoguer avec les RH. Je suis très fière d’avoir pu mettre en place le réseau d’Alactel-Lucent et j’ai été tout simplement ravie que l’on me demande ensuite de monter celui d’Orange Business Service. D’autant que celui-ci a suscité un véritable engouement, les femmes de l’entreprise s’y sont investies avec beaucoup d’énergie et la direction a vraiment joué le jeu.
EVE le blog : Avez-vous le sentiment alors que ce que vous faites pour le réseau essaime aussi dans le business?
Emmanuelle Jardat : En l’occurrence, un événement symboliquement fort se produit dans ma carrière à ce moment-là : on me propose la direction de l’agence entreprise de Lille, qui représente un très fort enjeu… Alors que je viens d’apprendre que j’attends mon quatrième!
Je joue fair-play : j’annonce ma grossesse, je comprendrais qu’on renonce à me proposer ce poste en sachant que quelques semaines après, je partirai en congé. Mais Orange me confirme que le job est bien pour moi! Et l’année d’après, figurez-vous que c’est le petit cinquième que ma famille s’apprête à accueillir. Là, les allers-retours Paris-Lille, ça devient un peu lourd avec cinq enfants dont trois en bas âge. Un poste au siège serait le bienvenu.
EVE le blog : Que vous propose-t-on?
Emmanuelle Jardat : On me parle de monter une nouvelle direction « Innovation et RSE » pour OBS.. Sur le coup, je suis un peu méfiante : c’est un placard doré ou bien le vrai pôle stratégique que l’on m’a promis?
On me donne « carte blanche », alors, ça vaut de toute façon le coup d’essayer. En fait, dès que je me plonge dans le sujet, je découvre que, d’une part, c’est enthousiasmant, et d’autre part c’est effectivement complètement stratégique car il y va de la vision de long terme de l’entreprise. Je découvre aussi que, dans cet univers, les gens sont incroyablement intéressants, engagés, optimistes… Bref, c’est un pur bonheur professionnel que je vis depuis octobre dernier.
EVE le blog : Finalement, votre projet de faire des enfants d’abord et une carrière ensuite ne s’est pas réalisé exactement comme prévu. Vous faites depuis 20 ans les deux à la fois!
Emmanuelle Jardat : Oui, et c’est très bien comme ça! Evidemment, vous le savez, il faut une organisation au cordeau pour concilier une vie de famille avec un job prenant. Mais justement, ça vous permet de développer des qualités étonnantes : vous êtes master en process d’efficacité, quand vous êtes parent de famille nombreuse! Vous avez aussi un sixième sens pour l’ergonomie! Je me suis toujours dit que l’inventeur du « control-alt-suppr » n’avait jamais eu à bosser avec un bébé dans les bras. Moi, depuis le temps, j’ai appris à tout faire avec cinq doigts et pas un de plus (rire) : j’ai même écrit un livre de cuisine à une main qui se passe de copines en copines…
EVE le blog : Ca rend innovant, les enfants!
Emmanuelle Jardat : Ca rend innovant, parce qu’ils sont innovants. Ils sont spontanément créatifs : quand quelque chose n’existe pas, ils ne considèrent pas que c’est un fait accompli, ils cherchent à l’inventer. Et cela dans la joie, que je tiens pour une valeur essentielle dans l’existence et dans le travail. Les enfants, c’est une vraie source d’inspiration. D’ailleurs, le logo de ma direction est un dessin de mon fils!
EVE le blog : Pensez-vous que la question de l’articulation des temps de vie est le sujet-clé de l’égalité professionnelle et du leadership féminin?
Emmanuelle Jardat : Ca reste un sujet important, qui concerne les femmes et les hommes, à tous niveaux de responsabilité. Pour le leadership féminin en particulier, je crois qu’il y a aujourd’hui une question capitale à travailler, c’est la mobilité. Etre mobile pour des déplacements d’une journée, d’une semaine ou le temps d’une expatriation, c’est plus que jamais essentiel dans une carrière. Pourtant, quand vous prenez un avion Paris-Londres, le matin, les seules femmes à bord, ce sont les hôtesses! Il y a là un vrai champ à conquérir.
Je veux d’ailleurs créer un réseau « femmes mobiles ». J’ai plein d’idées, mais depuis le temps que je mets en place des réseaux, j’ai acquis une certitude : ce qui marche, c’est ce qui vient des femmes elles-mêmes, ce qu’elles construisent ensemble, dans une vraie démarche d’open innovation. Les femmes sont innovantes pour elles et on observe que, chaque fois qu’elles font progresser leur condition professionnelle, notamment en rendant le monde du travail plus convivial, c’est au bénéfice de tous. Il y a de vraies perspectives pour l’intérêt général dans la promotion du leadership féminin.
Marie Donzel, pour le blog EVE
Lire aussi :
– Notre entretien avec Laurent Depond, directeur de la diversité d’Orange
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– Notre rencontre avec Isabelle Denervaud, animatrice du cycle « femmes & digital » au sein du G9+ sur la place des femmes dans la filière numérique