Un concept à la loupe
Pouvez-vous citer une femme scientifique ? Facile ! Marie Curie. Une deuxième ? Euh… Je sais ! Irène Joliot-Curie, sa fille. Allez, sur cette belle lancée, une troisième ?
Enfin, il n’y a pas que les femmes de la famille Curie qui auront contribué, au cours de l’histoire des sciences, aux découvertes les plus importantes ! Non, non, sûrement, mais…
Mais Marie Curie, incarnation par excellence de la figure féminine scientifique de premier plan, est seule ou quasi, à habiter notre imaginaire collectif, aux côtés de la variété des De Vinci, Galilée, Pascal, Newton, Pasteur, Darwin, Einstein, Charpak, Jacquard et on en passe. Dans ces conditions, Marie Curie peut-elle vraiment faire fonction de « rôle modèle » pour les générations de femmes qui la suivent ?
Et s’il s’avérait même que le « mythe Curie », en même temps qu’il suscite une légitime admiration, ait pour effet paradoxal de provoquer une forme d’intimidation, décourageant peut-être subrepticement certaines vocations de femmes pour les sciences? Et cela, en contradiction avec l’esprit même d’une Marie Curie qui aurait davantage aspiré à faire entrer un grand nombre de femmes dans la carrière scientifique qu’à prendre le rôle de « star » statufiée de la science au féminin? C’est l’hypothèse qu’a formulé et exploré l’historienne américaine Julie Des Jardins, dans son essai paru en 2010, The Madam Curie Complex.
Un concept que le blog EVE passe ce mois-ci à la loupe.
Le « mythe » Marie Curie
2011 : centenaire du (second) Nobel de Marie (et Pierre) Curie. Pour l’occasion, l’ONU décrète que cette « année de la chimie » sera aussi celle des femmes dans les sciences. Grand raout d’inauguration à la Sorbonne et en d’autres prestigieuses institutions partout dans le monde, succession d’expositions dans divers pays d’Europe, visites guidées du Quartier latin de Marie Curie, poses de plaques commémoratives, pièces de théâtre, émissions de radio et de télévision, parution de dizaines d’ouvrages, biographies, recueils de correspondances, beaux livres et autres romans graphiques… L’hommage est unanime, vibrant et sincère.
Mérité, aussi : Marie Curie a incontestablement été une scientifique remarquable, dont les travaux sont d’un apport majeur, et qui n’aura rien volé des honneurs (deux Prix Nobel, excusez du peu). Elle a toute sa place au panthéon des sciences. Et quelle place! Celle, pas seulement de physicienne-chimiste de génie, mais aussi de première femme à avoir obtenu un Prix Nobel… Et de (presque) seule femme dont le nom vient à l’esprit quand on veut convoquer une figure féminine scientifique!
Sur les épaules de sa statue, repose alors l’immense responsabilité d’incarner dans la mémoire collective (quasi) toute la science au féminin, et d’endosser de fait, toutes les projections, voire tous les fantasmes que suscite cette figuration. Au premier plan desquels, celui d’une femme « sacrifiée à la science« , jusqu’à en être déshumanisée, explique l’historienne Natalie Pigeard-Micault, responsable des archives du Musée Curie et auteure d’un essai biographique sur Marie Curie pendant la grande guerre. Cette experte de l’histoire des sciences au féminin interroge depuis plusieurs années le phénomène de « mythification » de Marie Curie qui dépasse la seule reconnaissance due à ses travaux pour infuser tout les champs de sa vie, y compris personnelle.
Pour cette chercheuse du CNRS qui nous accordait un entretien l’année dernière, il y a un « différentiel entre la Marie Curie qui a réellement existé et celle que l’on nous raconte« : d’un côté, une femme « normale« , poursuivant sa passion et mettant en oeuvre tout son talent, certes, mais sans passer à côté de ses autres vies de femme, amoureuse, mère, « manager » en son laboratoire, une Marie Curie humaine en somme ; de l’autre, une « brute » de science doublée d’une héroïne de la Grande guerre, infatiguable, infaillible et indépassable, bref, une icône pour le moins intimidante.
Curie, l’inspirante ou Curie, la complexante ?
C’est ce caractère possiblement intimidant de la figure de Marie Curie qui va interpeler l’historienne Julie Des Jardins, au cours de ses travaux de recherche sur les phénomènes d’invisibilisation des femmes de science dans le récit de l’histoire et sur les effets des « rôles modèles » dans la stimulation des vocations scientifiques féminines au cours du temps.
Contre l’évidence qui voudrait faire de Marie Curie une sorte d’absolu du « rôle modèle » inspirant pour les femmes, Des Jardins instruit l’impact du « mythe Curie » sur les femmes de la communauté scientifique et met en évidence que déjà de son vivant, on fait de la Nobellisée un idéal inatteignable. Les médias des années 1920, de part et d’autre de l’Atlantique ont en effet trouvé en elle le « bon sujet » (ou bien le bon « objet » de leurs représentations de ce que femme de science doit être?) et ils ne vont plus la lâcher, narrant sa vie et sa personnalité avec un enthousiasme sophistiqué, y compris s’il faut, pour les besoins du story-telling, mettre en sourdine les protestations de l’intéressée quand on déforme la réalité, surinterprète ses propos ou la fait passer pour ce qu’elle n’est pas (tour à tour une Cosette arrivée à Paris en haillons, une pure et dure de la recherche que rien d’autre n’intéresse ou la femme parfaite qui sait tout faire et n’a peur de rien ni personne).
Malgré la volonté de Curie de rester discrète et modeste, son mythe est en marche, forgé par les médias de l’époque et qui n’ira que s’accentuant par la suite sous la plume des biographes fascinés.
Or, ce mythe inspire des sentiments ambigus aux femmes de sciences (et d’autres horizons) : c’est du respect, indiscutablement, mais qui va jusqu’à une déférence qui surpend et met parfois Curie mal à l’aise de son vivant… Et n’est pas que source d’inspiration pour les femmes de son temps et de ceux qui suivront. Car Julie Des Jardins, comme dans le prolongement des travaux de King Merton sur les « rôles modèles », met en évidence une sorte de curseur sensible qui sépare l’admiration galvanisante du culte paralysant. La première est mobile d’aspiration au dépassement de soi et invite à marcher dans les pas d’une figure tutélaire accessible. Le second crée du sacré, fixe de l’objectif inaccessible et décourage évidemment l’espoir de se hisser à la hauteur de l’idole. En d’autres termes, l’admiration suscite l’inspiration, mais la prosternation mène à la prostration.
Femme d’exception… Qui confirme quelle règle?
Quand même Marie Curie aura probablement apprécié la reconnaissance dont elle a fait l’objet de son vivant (et l’on peut supposer qu’elle n’aurait pas non plus refusé par principe la gloire postume), il n’est pas certain qu’elle aurait pourtant voulu devenir cette icône par trop impressionnante pour les futures générations de femmes. D’autant, rappelle Natalie Pigeard-Micault dans son ouvrage consacré aux Femmes du laboratoire de Marie Curie, qu’elle aura été réellement engagée en faveur de la stimulation des vocations et de l’accomplissement des carrières de femmes en science, accueillant dans son institut de la rue Cuvier, 45 étudiantes et chercheuses de tout pays entre 1906 et 1934.
A la même époque, écrit Julie Des Jardins, on trouve aussi des dizaines de femmes scientifiques aux Etats-Unis. Margaret Rossiter, dont la grande encyclopédie des femmes de science fait référence, en dénombre encore davantage à l’échelle mondiale. Bref, des femmes scientifiques, il y en eut un très grand nombre au cours des siècles, et tout particulièrement depuis la fin du XIXè, mais effet Matilda aidant, la plupart ont disparu du récit officiel de l’histoire. Effet Matilda, mais aussi « Complexe Curie », dit Des Jardins pour qui le phénomène d’invisibilisation des femmes dans l’histoire des sciences, prend aussi sa source dans la statut d’ « exception » que l’on accorde à un petit nombre de femmes, comme pour s’acquitter inconsciemment d’une forme de mixité, mais sans remettre en cause la « règle » d’une science appartenant plutôt aux hommes.
La formule « femme d’exception » est ainsi consacrée pour parler de celles qui ont accompli un destin remarquable et acquis la reconnaissance collective. Elle est en apparence des plus valorisantes, mais il n’est pas inutile d’en rappeler le sens premier : l’exception est avant tout une rareté! Pour ne pas dire une curiosité, une orginalité, voire une bizarrerie. L’exception, c’est un accident de la règle, que le proverbe dit confirmée et en quelque sorte crédibilisée (en tout cas bien plus que défiée) par ce qui n’en trouble que très ponctuellement l’infaillible mécanique.
D’ailleurs, l’exception féminine dans les sciences n’a pas vraiment dérangée, explique Natalie Pigeard Micault, retraçant l’histoire de la féminisation des facultés de médecine : quand en 1868, l’Université de Paris accueille 4 étudiantes en son sein, elles sont plutôt bien reçues par leurs pairs et leurs professeurs… C’est quand elles sont 200, quarante ans après, et représentent une concurrence autrement plus sérieuse (ne serait-ce que statistiquement) pour les premières places au concours, que le climat se gâte de sexisme et que l’on fait pression pour que ces dames qui voudraient très ordinairement devenir médecins, voire carrément professeures, s’en retournent en leurs bercails. En terme de féminisation de leur métier et territoire, les hommes de science de la fin du XIXè disent d’accord pour l’exception mais pas question de banalisation!
Pour des « femmes exemplaires », et non » des femmes d’exception »!
Pourtant, c’est bien quand elles sont nombreuses, diverses et passent du statut « d’exception » au statut « d’exemples » que les femmes « modèles » peuvent effectivement en inspirer d’autres. En cessant d’avoir à choisir entre endosser (toute) la féminité (et rien que la féminité) ou s’en démarquer, mais en pouvant enfin être soi, femme certes, mais aussi tant d’autres choses, dont ses passions, ses talents, ses désirs, ses ambitions.
Des femmes exemplaires, c’est à dire admirables et accessibles en même temps, il en faut aux femmes d’aujourd’hui et des générations futures plus d’une en chaque matière, il en faut des dizaines, des centaines et des milliers pour que chacune puisse définir le kaléidoscope ses rêves et dessiner les méandres de son propre chemin en empruntant peut-être une petite part de sa route, de son « style », de sa pensée à Marie Curie, mais aussi une autre à Ada Lovelace, encore une autre à Mary Parker Follett, à Kathrine Switzer, à Sabiha Gökçen, à Andrée Viollis, à Clémence de Grandval, à Ethel Charles, à Elinor Ostrom et tant d’autres qui ne gagnent qu’à être (re)découvertes pour mieux nous donner envie de leur succéder… Et d’inspirer à notre tour, par le force de l’exemple, d’autres femmes (et hommes aussi, bien sûr!).
Marie Donzel, pour le blog EVE
Bibliographie
Julie Des Jardins, The Madam Curie Complex – The hidden history of women in science, The Feminist Press, 2010
Natalie Pigeard-Micault, Marie Curie et la grande guerre, Editions Glyphe, 2014
Natalie Pigeard-Micault, Les femmes du laboratoire de Marie Curie, Editions Glyphe, 2013
Dir. Antoine Fouque, Béatrice Didier, Mireille Calle-Gruber, Le dictionnaire universel des créatrices, 2013
Eric Sartori, Histoire des femmes scientifiques, de l’Antiquité au XXè siècle, Plon, 2006
Margaret Rossiter, Writing Women into Science : writing and revisiting the disciplines, Cornell University Press, 2002