Rencontre avec Antoine de Gabrielli, fondateur de Mercredi-c-Papa et d’Happy Men.
Antoine de Gabrielli est un pionnier de l’implication des hommes dans l’égalité professionnelle.
Fondateur et dirigeant de Companieros, institut de formation expert des questions de diversité et de transformations managériales, il a créé l’association Mercredi-c-Papa pour offrir un espace de parole et d’action aux hommes désireux de s’engager pour une meilleure répartition des responsabilités, au travail comme à la maison. En 2013, l’association a franchi une nouvelle étape en développant un projet partenarial impliquant les entreprises dans sa démarche : Happy Men.
Rapidement devenu un interlocuteur incontournable sur la question de l’engagement des hommes, le réseau Happy Men a mené et publié une étude très instructive sur le regard et les aspirations des cadres masculins en matière d’égalité professionnelle. Cette étude a été officiellement présentée à la Secrétaire d’Etat aux Droits des Femmes en décembre dernier.
Pour en savoir plus, nous avons rencontré Antoine de Gabrielli.
Eve le blog : Bonjour Antoine. Nous vous avions rencontré en 2012, pour parler de votre association « Mercredi-c-Papa », pionnière de l’engagement des hommes en faveur de l’égalité pro. Vous nous aviez alors parlé du projet « Happy men » qui en était au stade de la conception. Il a vu le jour, depuis et… quel succès!
Antoine de Gabrielli : Oui, nous avons pu lancer le projet Happy Men au sein de l’association Mercredi-c-Papa et nous sommes très heureux d’avoir déjà entraîné dans cette aventure 8 grands groupes français (parmi lesquels Orange, partenaire du Programme EVE) et plus de deux cent managers engagés en leur nom pour le partage des responsabilités au travail comme à la maison.
Nous nous réjouissons du fait que notre conviction, que les hommes ont intérêt à l’égalité et qu’il est indispensable qu’ils portent eux aussi une parole sur ce sujet, rencontre un véritable écho.
Nous avons cependant conscience qu’il faut encore du temps pour faire comprendre notre propos auprès des hommes eux-mêmes et auprès des entreprises qui orientent encore pour la plupart leurs actions égalité exclusivement en direction des femmes…
Eve le blog : Et pourtant, vous dites depuis longtemps que l’égalité ne doit pas être une seule question de femmes et encore moins « un cadeau » fait aux femmes…
Antoine de Gabrielli : Nous disons même que les inégalités ne sont pas un cadeau pour les hommes!
Il y a des phénomènes de domination, il ne faut pas le nier et il faut dire et redire que c’est inadmissible. Mais ces phénomènes de domination ne sont pas forcément voulus par les hommes, pas par tous en tout cas.
Je vais plus loin en disant que de très nombreux hommes n’ont ni intérêt ni plaisir aux inégalités qui s’imposent culturellement à eux. Ils veulent être acteurs de l’égalité, parce que ça les concerne directement, parce qu’ils sont perdants eux aussi dans un système qui discrimine les femmes.
Eve le blog : En quoi les hommes sont-ils perdants dans un système dont les inégalités jouent apparemment en leur faveur?
Antoine de Gabrielli : Un système inégalitaire est aliénant, il empêche d’être soi et de s’épanouir dans toutes les facettes de son existence. Il assigne à des rôles, enjoint des postures, prive de possibilités.
C’est le plancher de verre, dont nous parlons depuis longtemps chez Mercredi-c-Papa, qui oblige les hommes à se montrer performants tout le temps ; ce sont les stéréotypes sexistes qui s’adressent aussi aux hommes ; ce sont tous ces pères qui refusent de ne pas voir grandir leurs enfants, de sacrifier leur vie de couple à une carrière plus incertaine aujourd’hui qu’elle ne le fut par le passé.
Mais surtout, un système inégalitaire sépare : il sépare le monde des hommes du monde des femmes. Nous ne sommes pas en guerre les un-es contre les autres, ça n’a pas de sens : la guerre, c’est perdant-perdant. Le progrès, c’est gagnant-gagnant. Notre esprit est là : faire évoluer ensemble la situation des femmes et celle des hommes pour que tout le monde y trouve son compte.
Eve le blog : Culpabiliser n’est donc pas une solution?
Antoine de Gabrielli : Culpabiliser les hommes n’est certainement pas une solution. Mais on observe que compter sur leur générosité pour faire de la place aux femmes ne marche pas non plus!
Il faut conscientiser et impliquer chacun-e, en prenant les un-es et les autres avec ce qu’ils et elles sont. Les hommes sont des hommes, c’est en tant qu’hommes qu’il faut les investir dans l’égalité.
Eve le blog : Conscientiser, cela passe par le fait de convaincre et pour cela d’expertiser. Est-ce le sens de votre démarche quand vous menez, avec l’IFOP, Orange, BNP Paribas et Cofely GDF SUEZ une grande étude sur « les hommes cadres et l’égalité professionnelle »?
Antoine de Gabrielli : Cette étude vient du constat que les recherches consacrées à la perception de l’égalité professionnelle par les hommes sont extrêmement rares.
Je lis de longue date celles du Pew Research Center, un organisme indépendant américain qui produit, entre autres, d’excellents travaux sur les questions de famille ou sur les valeurs de la société et aborde depuis plusieurs années les sujets « genre » sous l’angle des hommes. Mais c’est une rareté dans le paysage des études, et plus encore en France. Nous voulions combler ce vide.
Nous voulions aussi vérifier scientifiquement des hypothèses que nous émettons depuis les débuts de Mercredi-c-Papa : par exemple, nous sommes convaincus depuis longtemps que l’idée commune selon laquelle, si les hommes avaient plus de temps en dehors du travail, ils l’occuperaient prioritairement à des activités socialement valorisantes plutôt qu’à s’investir dans la vie de couple ou de famille, est une idée fausse. Il fallait vérifier, chiffres à l’appui, ce qu’il en est réellement.
Eve le blog : Et alors, qu’en est-il réellement?
Antoine de Gabrielli : Il apparaît que s’investir dans des activités associatives et politiques arrive au dernier rang des aspirations des hommes dans leur vie personnelle. Et que ce qui arrive en premier, c’est le désir de passer plus de temps avec leur conjointe, et juste après de s’occuper davantage de leurs enfants.
L’aspiration « couple » et l’aspiration « enfants » obtiennent des scores quasi-équivalents, mais le couple passe devant et je trouve que c’est un symbole fort…
Eve le blog : En tout cas, cette aspiration première à se donner du temps pour la vie de couple, ça interpelle… Comment l’interprétez-vous?
Antoine de Gabrielli : Je crois que les hommes ressentent que c’est leur vie conjugale qui est la première mise en péril quand ils ont une vie professionnelle trop prenante.
Mais le plus intéressant, c’est de voir qu’ils amènent sur la table cette notion de couple, et surtout de temps du couple. La plupart de nos activités s’incarnent dans des actes, des tâches à effectuer, du temps plus ou moins quantifiable à leur consacrer. Mais c’est quoi, les tâches et le temps d’un couple? Ce n’est pas normé, mesuré, quantifié.
Tous les magazines vous disent qu’il faut concrétiser ce temps du couple en prenant au moins un week-end par mois pour se retrouver, ou qu’il faut faire du sport ensemble ou se trouver une activité rien qu’à deux… Mais combien de couples qui le font vraiment? Sans parler des couples qui le font et n’en ressortent pas toujours avec le sentiment de se rapprocher comme ils l’auraient espéré.
Il y a de vraies questions à se poser sur ce qu’est un couple, ce que ça représente pour les un-es et les autres, ce que ça recouvre d’attentes et d’engagements…
Eve le blog : Diriez-vous que le sujet du couple est mal traité, voire oublié, dans les études sur l’égalité?
Antoine de Gabrielli : Le sujet du couple, dans les travaux sur l’égalité, est souvent rapporté à la question de la répartition des tâches domestiques.
Notre étude montre, sans surprise, que les hommes n’ont pas spécialement envie de consacrer davantage de temps aux tâches domestiques. Evidemment! Les femmes non plus n’ont pas envie de ça, personne n’a d’appétence pour ce qu’on appelle les « corvées ».
Mais on baigne encore dans la culture de la « maîtresse de maison » qui a pour conséquence de renvoyer les tâches domestiques à une obligation des femmes sur laquelle elles doivent demander de l’aide ou exiger un partage.
C’est un biais : les tâches domestiques, dans leur définition, dans leur périmètre, dans le listing des actions qui s’y rapportent doivent être repensées en terme de domaine de la famille et non de domaine des mères de famille, avant même qu’on entre dans la discussion sur leur partage.
Eve le blog : Un grand enseignement de l’étude que vous avez conduite, c’est que les hommes adressent au monde de l’entreprise une forte demande d’assouplissement de l’organisation du travail. Est-ce à dire qu’ils ont cerné que l’égalité pouvait contribuer à un meilleur bien-être professionnel pour eux?
Antoine de Gabrielli : Pourvu que ce soit au sein d’études anonymes, les hommes profitent souvent du fait qu’on leur donne la parole pour manifester de fortes attentes à l’égard de l’entreprise et notamment celle d’être libérés du présentéisme.
Ce besoin des hommes n’est pas nouveau. En revanche, pour la plupart, c’est encore un discours qui semble impossible à tenir dans le monde du travail. Ils pensent que les demandes en ce sens seraient mal reçues, qu’elles risqueraient de communiquer un manque d’engagement professionnel.
On voit ici l’enjeu pour les hommes de réussir à verbaliser dans le monde du travail leurs besoins en terme d’articulation vie professionnelle-vie privée ; de montrer que le « plus de vie privée » ne signifie pas « moins de vie professionnelle ». Cet enjeu de libération de la parole, c’est un des points clefs du programme Happy Men. Comme de réussir à mettre en place un « droit de demander », à l’instar du « Right to Request » anglais.
Eve le blog : Concrètement, à quelles nouvelles règles du jeu les hommes aspirent-ils?
Antoine de Gabrielli : Ce qui ressort de l’étude, c’est un besoin fort et urgent d’autonomie et de flexibilité.
Cette attente de la population active, femmes et hommes confondus, est un défi lancé à la philosophie du droit du travail français. Celui-ci est fondé sur le lien de soumission des collaborateurs (comme le Code Civil français a d’ailleurs longtemps considéré les femmes en êtres soumis à leur père ou leur mari) et est traversé par un esprit de défiance. C’est un droit qui positionne l’entreprise en parent des salarié-es, lesquels sont infantilisés et mis en situation de dépendance.
L’égalité professionnelle entre femmes et hommes implique que les cultures managériales mutent dans un autre sens, celui de la confiance qui conditionne l’autonomie. Alors il faudra bien que le droit évolue lui aussi, pour remplir son rôle protecteur tout en s’adaptant aux réalités nouvelles et aux aspirations qui s’expriment aujourd’hui et se dessinent pour demain.
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE
Lire aussi :
– Notre chronique de l’ouvrage Et si on en finissait avec la ménagère? dans la dernière rubrique livres du blog EVE
– Notre focus sur les actions de notre partenaire Orange pour impliquer les hommes dans la démarche d’égalité professionnelle
– Notre entretien avec Laurent Depond, directeur de la diversité du groupe Orange
– Notre entretien avec Hélène Sabatier, auteure d’un guide de l’ORSE à destination des hommes désireux de mieux partager les responsabilités