Un concept à la loupe
Il y a quelques semaines, la très engagée Sheryl Sandberg lançait une campagne hautement médiatisée visant à combattre un cliché du leadership féminin : La Bossy Woman! A sa suite, une foule de stars américaines, de la pop icon Beyoncé à la créatrice Diane Von Furstenberg en passant par les actrices Jane Lynch et Jennifer Garner ou la politicienne Condoleeza Rice ont confié publiquement avoir été confrontée au péremptoire épithète « bossy » quand il fallait qualifier leur style de leadership… Et affirmé dans la foulée leur volonté de voir ce qualificatif dégradant disparaître du discours sur les femmes puissantes.
De ce côté-ci aussi de l’Atlantique, les femmes leaders commencent à se défendre de l’accusation déplacée d’être « bossy », comme nous le disait récemment, par exemple, Catherine Sueur, directrice générale déléguée de Radio France.
Le blog EVE a donc voulu en savoir plus sur cette nouvelle notion du discours sur les stéréotypes sexistes et se propose aujourd’hui, dans le cadre de sa rubrique « concept à la loupe », d’ausculter ce terme de « bossy » et ce qu’il convoque dans l’imaginaire collectif.
« Elle fait sa commandante »
« C’est moi ou depuis qu’elle a pris du galon, elle se la pète, elle est beaucoup moins sympa, elle est raide et distante… Elle est devenue… Comment dire… Bossy! » En français, on serait tenté-e de traduire par « autoritaire » mais ça ne rendrait pas pleinement compte de la terminaison péjorative. Il faudrait alors, pour bien cerner ce qui se joue dans ce bossy-là, emprunter au langage des cours de récré : « elle est bossy« , ça signifie quelque chose comme « elle fait sa commandante » ou « sa cheftaine de service« .
Ce qui nous instruit d’emblée sur deux points : primo, l’autorité au féminin quand elle est qualifiée de « bossy » sera volontiers perçue non comme une charismatique fermeté mais plutôt comme une vaniteuse supériorité matinée de despotisme ; deuxio, « elle fait sa commandante« , c’est un peu comme si elle jouait à être la cheffe, comme si c’était pour de faux, pas complètement légitime et potentiellement ridicule. Bref, c’est un vrai stéréotype à l’oeuvre qui s’adresse aux femmes leaders et à celles qui seraient tentées de le devenir.
Des rémanences dragonesques dans la culture populaire
Dans l’imaginaire collectif, la « bossy » a quelque chose de sec et de sévère, d’excessivement opiniâtre et de brusque, de dominateur et parfois manipulateur… Qui renvoie aux figures légendaires de la Dragon Lady des Comic Stripes du début du XXè siècle comme à la sorcière de nos contes à faire peur.
Si l’on s’arrête sur la Dragon Lady, on apprend qu’elle est née dans les années 1930, en tant que femme pirate, puissante et séduisante, quoique diabolique, sous la plume du cartooniste Milton Caniff. Elle a ensuite incarné au cours de la Seconde guerre mondiale un symbole de la résistance à l’invasion japonaise. Son destin dans la culture populaire s’est après radicalement retourné, à la faveur d’un contre-sens qui la fait passer du statut de mercenaire au tempérament volontaire à celui de terreur féminine à tendance mère indigne des milieux bandits, qui use notamment de manipulation avec ses propres fils pour parvenir à ses fins (c’est De’Londa Brice dans la série The Wire ou Madame Arifa dans Braquo, par exemple). Et par extension, elle est toute femme puissante qui ne fait pas de quartiers et abuse sans complexe des privilèges de sa position (telle, au hasard, une Miranda Priestly dans Le Diable s’habille en Prada).
Quant à la figure de la sorcière, son histoire chaotique est bien connue : passée du statut de magicienne aux savoirs et pouvoirs supérieurs (à l’équivalent du sorcier) à celui d’héroïne/anti-héroïne subversive puis de croqueuse d’enfants, elle finit, dans les dessins animés des années 1960 à nos jours en marâtre malfaisante qui maltraite son entourage… Et tout particulièrement les autres femmes (La Belle au bois Dormant en témoigne).
Personne n’a envie de la « bossy », à commencer par elle-même
A ce compte, personne n’a envie de fréquenter la « Bossy » qui descend tout droit des Dragon Ladies et autres sorcières Maléfique. Soyez convaincu-es, cependant, qu’elle-même non plus n’a envie de se fréquenter! Car à celle que l’on qualifie de « bossy« , c’est le miroir déformé d’une ignoble créature sans coeur, passablement cruelle et volontiers hystérique, que l’on tend…
Et cela agit comme une sorte d’avertissement aux femmes ambitieuses que tenir les rênes du pouvoir tente : gare à ne pas passer « du côté obscur de la force » où la haine, l’agressivité et la peur font tout rater et causent d’irrémédiables dégats autour de soi. Il faudra, Madame la Boss, rester invariablement « du côté clair« , là où bienveillance et assistance, pacifisme et émotions mesurées font loi. De là à dire que l’on vous renvoie d’emblée, dans les zones « féminines » d’une conception essentialiste des rôles et caractères, il n’y a qu’un pas.
Injonctions paradoxales
Pourtant, du Boss, du vrai, celui qui inspire confiance et dont on sait qu’il a la capacité de prendre des décisions (même si ça ne doit pas toujours plaire), l’on n’attend pas prioritairement qu’il materne… Il lui faut, pour asseoir sa légitimité comme pour exercer la fonction, dans la perception ordinaire que l’on en a, savoir faire preuve de fermeté (dans l’humanité, certes), d’habileté politique (sans excès de cynisme, s’entend), de capacité à trancher (pas forcément dans le vif, mais quand même).
Et les injonctions paradoxales de pleuvoir sur les femmes qui aspirent au job : tu seras ferme pour être crédible, mais gentille aussi pour ne pas heurter ; tu seras bonne stratège pour faire respecter tes intérêts, mais tu placeras l’intérêt général au-dessus de tout le reste ; tu sauras arbitrer, mais tu veilleras à ce qu’il n’y ait pas de perdant-es car tu portes les valeurs du fair-play davantage que celles de la compèt’…
Elle est « pire qu’un mec » et il faudrait le lui pardonner « juste parce que c’est une femme« ?
Bref, il faut naviguer ou bien carrément choisir entre le style très « féminin » de la « patronne maman » et celui, ancré dans la vision classique du « boss« , qui sous couvert d’apparente neutralité, fait tout de même largement place aux codes traditionnels de la virilité.
Mais la « bossy » qui opte plutôt pour les façons de faire conventionnelles de l’autorité se verra parfois taxée de « pire qu’un homme« , ce qui dénote au passage que le stéréotype sexiste adressé au masculin n’est sans doute pas si valorisant que ça, tout au plus est-il considéré comme plus « normal » et mieux accepté de ce fait, même si c’est par défaut.
Mais alors, si le leadership à tendance autoritaire n’est au fond apprécié chez personne (même s’il semble « choquer » davantage quand il est exercé par une femme), faut-il le pardonner à un individu en raison de son genre et au nom de la mixité souhaitée des équipes dirigeantes?
Contenue dans la question, la réponse est insatisfaisante. Dénoncer l’asymétrie du jugement sur l’homme de poigne d’une part et la femme « bossy » d’autre part est certes juste, mais ne solde pas le problème de fond : comment valoriser un autre leadership, pour les hommes et pour les femmes?
Du champ pour changer les règles du jeu
Les diverses études sur l’apport de la mixité aux modèles de leadership révèlent qu’il faut des conditions, non pas à l’accès des femmes aux responsabilités, mais bien au contexte dans lequel elles s’insèrent dans l’espace du pouvoir.
Ce contexte doit tout d’abord prévoir une masse critique de femmes aux responsabilités pour contourner le fameux Syndrome de la Schtroumpfette et les voir traitées autrement qu’en curiosités sur lesquelles toutes les attentes pèsent. C’est bien de leading teams mixtes et diverses que l’on a besoin, pas de femmes qui auraient à choisir entre incarner seulement la féminité ou bien singer la masculinité pour justifier ou de leur raison d’être là en tant que femme ou de leur capacité à jouer avec les mêmes règles du jeu que les hommes.
Il faut encore faire évoluer les mentalités pour que les valeurs du « côté clair de la force » ne soient non seulement plus attribuées seulement à un genre sur deux, mais encore qu’elles ne soient pas renvoyées à des compétences additionnelles mais soient estimées, promues et entretenues à l’équivalent de celles de la compétitivité, de la ténacité, de la témérité et de la rigueur, et cela qui que ce soit qui les possède.
Il serait enfin et surtout souhaitable que faits, paroles et gestes de quiconque (quelque soit son genre et son niveau de responsabilités) ne soient plus interprétés à l’aune d’enfermantes catégories stéréotypées : ni maman ni « bossy » a priori, une femme a avant tout le droit d’exprimer son propre style et de faire valoir pleinement son « être soi » pour « pouvoir agir« … Et ça vaut pour un homme, aussi!
Marie Donzel, pour le blog EVE
Ban Bossy, la campagne
Lancée au printemps, la campagne Ban Bossy initiée par la fondation de Sheryl Sandberg avec Girls Scout America ne se contente pas de dénoncer l’asymétrie du regard porté sur l’autorité au féminin et l’autorité au masculin mais dirige son action anti-sexiste vers le monde éducatif afin d’encourager dès le plus jeune âge les vocations féminines au leadership.
Outils informatifs et pédagogiques à destination des parents, des enseignant-es et des enfants sont mis à disposition sur le site BanBossy.com : cultiver l’esprit d’entreprendre et de « leader » chez son enfant, lui donner des rôles-modèles inspirants et accessibles, développer sa confiance en soi au jour le jour, ça s’apprend et ça s’entraîne!
Lire aussi :
– Notre concept à la loupe : le syndrome de la Schtroumpfette
– Notre concept à la loupe : le plafond de verre
– Notre concept à la loupe : le complexe de Cendrillon
– Notre billet sur l’étude de l’AFMD consacrée aux profils et parcours de femmes dirigeantes
– Notre lecture du dernier ouvrage de Brigitte Grésy, La vie en rose
– Notre entretien avec Valérie Rocoplan sur les effets des stéréotypes sur les perceptions et comportements
– Notre rencontre avec Blandine Métayer, auteure et interprète du one-woman-show « Je suis top«