Rencontre avec Natalie Pigeard-Micault, ingénieure du CNRS, historienne des sciences et responsable des ressources historiques du Musée Curie.
Comment se forgent les rôles-modèles? A qui peut-on s’identifier quand on est une femme talentueuse et ambitieuse qui aspire à contribuer à des avancées en son domaine de compétences? Pourquoi les exemples de femmes réputées pour leurs découvertes, inventions et innovations sont trop rares? Comment se fait-il que les manuels et encyclopédies les oublient quand ils font le récit des « hommes » à qui l’on doit reconnaissance ? Pourquoi est-ce important de remettre les femmes invisisibilisées dans la lumière et de leur rendre voix aux chapitres de l’histoire?
Ces questions, l’équipe du blog EVE a commencé à y apporter des réponses en se penchant notamment sur « l’effet Matilda » mis en évidence dans les années 1990 par l’historienne américaine Margaret Rossiter… Une réflexion qui se prolonge aujourd’hui avec Natalie Pigeard-Micault, responsable des archives du Musée Curie, qui travaille depuis de nombreuses années à la réhabilitation historiographique des femmes scientifiques de toutes époques et que nous avions rencontrée lors des ateliers de formation à la contribution sur Wikipedia initiés par la Fondation L’Oréal puis entendue lors du lancement du programme Pour les Filles et la Science.
Interview.
Eve le blog : Bonjour Natalie. Vous nous recevez au Musée Curie, dont vous êtes la responsable des archives. Historienne des sciences, vous êtes notamment cauteure d’un passionnant ouvrage consacré aux femmes du laboratoire de Marie Curie. Sur Marie, célèbre femme de science s’il en est, vous tenez un discours un peu iconoclaste, et en tout cas, pas si idolâtre qu’on en a l’habitude… Pourquoi?
Natalie Pigeard-Micault : Mon propos ne vise pas à dire que Marie Curie n’était pas une grande femme de science. Au contraire, elle était une remarquable scientifique et elle mérite sans conteste sa place parmi les plus grandes figures de l’histoire des sciences. Ce que j’instruis, c’est le différentiel entre la Marie Curie que l’on nous raconte (une héroïne qui se serait « sacrifiée à la science ») et celle qui a réellement existé (et qui était aussi une femme « normale », par là, j’entends humaine).
Je m’interroge donc sur le processus de la création de la mémoire collective dont Marie Curie est un exemple caractéristique. Je combats aussi l’idée que Marie Curie serait l’une des seules grandes personnalités féminines de l’histoire de sciences. Car je crois qu’en en faisant une exception, voire carrément une icône, on ne la propose pas en modèle accessible pour les femmes…
Eve le blog : Voulez-vous dire que la Marie Curie qu’on nous présente donnerait plus de complexes aux femmes qu’elle ne leur inspirerait d’envie de s’inscrire dans son sillage?
Natalie Pigeard-Micault : Cela porte même un nom : le complexe de Madame Curie (ndlr : notion élaborée par l’historienne Julie Des Jardins, sur laquelle le blog EVE reviendra prochainement en détail dans sa rubrique « Un concept à la loupe »).
C’est une sorte d’effet contre-productif de la mise en valeur d’une personnalité féminine isolée dans une histoire majoritairement d’hommes : on la présente comme une rareté, voire une curiosité. Une exception, ça fait peut-être rêver, ça suscite certainement l’admiration, mais c’est par définition quelqu’un d’atypique, d’hors norme, à qui il n’est donc pas facile de s’identifier, que l’on peut difficilement prendre comme exemple.
Eve le blog : Dites-vous que Marie Curie n’était pas une exception?
Natalie Pigeard-Micault : Marie Curie était indéniablement brillante, extrêmement brillante, mais elle n’est pas une exception, en tant que femme dans l’histoire des sciences. Je peux vous citer des dizaines de femmes, médecins, chimistes, physiciennes, qui ont conduit des travaux extrêmement importants, ont parfois bénéficié d’une vraie reconnaissance en leur temps mais qui sont ensuite tombées dans l’oubli…
Eve le blog : Qui était vraiment Marie Curie?
Natalie Pigeard-Micault : Marie Curie, c’est une femme qui a beaucoup de chance… En tout cas, de bonnes cartes en main.
Elle vient d’un milieu culturellement éclairé et économiquement aisé, ses parents sont enseignants, elle apprend le français, qui est la langue de la bourgeoisie européenne de l’époque et elle grandit en Pologne où les filles ont accès aux études secondaires sanctionnées par un diplôme équivalent au baccalauréat. Ce qui n’est pas le cas en France, ceci expliquant d’ailleurs qu’à l’Ecole de médecine de Paris (qui a ouvert ses portes aux femmes en 1868) la très grande majorité de celles qui s’y inscriront durant la seconde moitiés du XIXe seront des étrangères, dont de nombreuses russes et polonaises… Parmi lesquelles la propre soeur de Marie Curie, Bronislawa Slodowska.
Les deux soeurs concluent une sorte de marché : la jeune Maria Slodowska se place comme gouvernante dans une famille polonaise pour soutenir financièrement sa sœur Bronislawa, qui, dès qu’elle le pourra, la fera venir en France. En 1891, Marie s’installe donc à Paris dans l’intention d’y faire ses licences de physique et de mathématiques avant de retourner dans son pays pour y occuper un bon poste dans un laboratoire ou comme enseignante.
Elle obtient sa licence après deux années (à l’époque, la licence se déroulait en 1 an. Marie Sklodowska ne l’a pas tentée à la fin de la première année car elle ne se sentait pas prête), major de sa promotion, et embraye sur des études de mathématiques. C’est à cette période qu’elle est présentée, lors d’une soirée mondaine, au spécialiste des propriétés magnétiques des corps, Pierre Curie….
Eve le blog : … Elle renonce alors à repartir en Pologne?
Natalie Pigard-Micault : En 1894, elle envisage précisément de rentrer s’installer à Varsovie. Mais de très nombreuses lettres, magnifiquement écrites d’ailleurs, de Pierre, la convainquent de faire sa vie avec lui, en France.
Ils se marient, comme vous le savez, l’année suivante et elle vient travailler avec lui, au laboratoire de l’ESPCI, rue Lhomond. Elle prépare et réussit son agrégation, commence à enseigner à l’ENS pour jeunes filles rue de Sèvres et peu après la naissance de leur première fille, Irène, elle veut se lancer dans une thèse de doctorat en physique.
A cette époque, il y a une nouveauté qui interresse beaucoup le milieu scientifique : Henri Becquerel a découvert les rayons Uraniques qui sont différents des rayons X ! Marie veut travailler sur ce sujet. Pierre laisse de côté ses propres recherches pour lui imaginer l’assemblage d’appareils (dont le quartz piezzoéléctrique qu’il a inventé avec son frère Jacques) qui permettront de mesurer ces rayonnements, et c’est ainsi qu’ils vont découvrir en 1898 le polonium et le radium.
Eve le blog : C’est un peu contre-intuitif, pour qui a plus l’habitude de voir des femmes s’effacer pour que leur conjoint fasse carrière, le choix de cet homme, Pierre Curie, qui abandonne ses recherches pour encourager celles de son épouse?
Natalie Pigeard-Micault : C’est peut-être contre-intuitif, mais l’histoire n’est pas linéaire… On peut affirmer que, pour différentes raisons, il est plus facile d’être une femme dans un laboratoire au temps des Curie que ça ne l’a été plus tard, après la crise de 1930 par exemple.
A cela des raisons qui tiennent notamment au contexte socio-politique et à la mentalité des élites de l’époque : les Curie évoluent dans un milieu dreyfusard, avant-gardiste, où l’on tient des discours très progressistes sur la place des femmes dans la société… Ajoutez à cela qu’ils appartiennent à la bourgeoisie où tout bêtement la question des tâches domestiques ne se pose pas. Une femme qui a du talent et de l’ambition, de la passion pour ses travaux, ne se demande pas quand elle va caser les courses ou le ménage dans son emploi du temps. Les femmes scientifiques d’aujourd’hui, qui ne viennent pas toutes de la grande bourgeoisie, tant s’en faut, ont ces questions-là à se poser!
Mais si Marie Curie ne les avait pas, ça ne veut pas dire pour autant qu’elle ne faisait que de la science jour et nuit, comme une machine. Elle s’est passionnée pour ses recherches durant les mois de la découverte. Elle partait aussi très souvent en vacances loin du laboratoire. Elle était humaine, attentive avec ses enfants et avec les collaborateurs du laboratoire, sensible aux choses de la vie… Comme tout le monde! Ce que je voudrais, c’est qu’on rende à Marie Curie sa réalité. Une réalité de scientifique, de femme, de mère, et de tout ce qui constitue la vie et la personnalité d’un individu, dans son époque.
Eve le blog : Qu’est-ce qui a « déréalisé » Marie Curie?
Natalie Pigeard-Micault : C’est la façon dont on a raconté son histoire et dont on en a fait un symbole, qui a déshumanisé Marie Curie. On a raconté son histoire comme on raconte en France l’histoire de tous les personnages historiques, hommes ou femmes, en en faisant des incarnations de ladite grandeur du pays. On nous propose des héros caricaturaux d’héroïsme, statufiés.
En Allemagne, on vous apprend qu’Einstein était un époux exécrable. En France, personne ne vous raconte que Pasteur était un professeur lamentable qui se faisait huer dans les amphis. Comme si le dire, c’était nuire à sa réputation et partant contester l’importance de son apport à la science, voire la place de la France dans l’histoire mondiale des sciences. Mais on devrait pouvoir admettre, sans que ce soit dégradant, qu’un individu qui excelle dans certains domaines n’est pas nécessairement bon en tout, que l’on peut être un grand chercheur tout en étant un piètre orateur, que l’on peut être très cohérent dans certains aspects de sa vie et avoir des contradictions dans d’autres…
Eve le blog : En appelant à la réhumanisation des grandes figures, vous questionnez au fond les notions de « modèle » et d’ « exemplarité »…
Natalie Pigeard-Micault : J’en appelle avant tout, en tant qu’historienne et pour des raisons scientifiques, à faire comprendre que chaque histoire dépend de son contexte et que c’est cette compréhension qui permet celle des situations actuelles.
La complexité historique d’un personnage n’exclut pas l’exemplarité. Marie Curie, puisqu’on parle d’elle, a été un véritable exemple, un vrai modèle pour des femmes et des hommes de son époque : elle a notamment accueilli dans son laboratoire de recherche plus de 45 étudiantes et chercheuses, parmi lesquelles on peut citer Jeanne Ferrier, Marthe Leblanc, Harriet Brooks, Sonia Cotelle…
En consacrant un livre aux femmes du laboratoire de Marie Curie, j’ai voulu d’une part écrire cette partie de la biographie de Marie Curie que l’on oublie, alors qu’il me semble bien essentiel de dire qu’elle s’est souciée de transmission (et d’ailleurs beaucoup plus que des honneurs) ; et d’autre part remettre en lumière ces autres femmes qui ont fait progresser les connaissances. Dire qu’au temps de Marie Curie, dans son entourage proche mais aussi au-delà, il y a eu de nombreuses autres femmes scientifiques de très haut niveau, c’est parler de la diversité de ces femmes. Qui n’ont pas toute eu le même parcours, les mêmes motivations, les mêmes objets de recherche…
Pour inspirer, les modèles doivent être multiples et variés : on ne peut pas toutes se projeter dans une seule et même histoire.
Eve le blog : Vous êtes une militante de la stimulation des vocations scientifiques chez les jeunes filles… Que dites-vous à celles qui croient que les sciences, ce n’est pas fait pour elles?
Natalie Pigeard-Micault : Il n’est pas anormal que les jeunes femmes croient que les sciences ne, sont pas une voie pour elles. La rareté des modèles féminins, dont nous venons de parler, y est pour quelque chose.
Il y a aussi la façon dont on parle des scientifiques, quand on les présente comme des gens qui se consacrent, voire carrément se sacrifient à leur travail. Ce n’est évidemment pas encourageant pour une jeune fille qui a tout simplement envie de vivre, en ayant d’autres passions mais tout simplement une existence en dehors du travail.
Il faut encore questionner l’accessibilité du monde scientifique et les conditions de la reconnaissance en son sein : un parcours de scientifique, dans le monde universitaire tel qu’il est aujourd’hui, c’est une pression constante ; la carrière est basée sur l’évaluation, le nombre de publications, de participation à des conférences… C’est assez contraire à la liberté d’esprit nécessaire pour faire des sciences que Marie Curie pouvait avoir.
Pour faire des sciences, il faut du temps et de la disponibilité pour réfléchir, imaginer, bâtir des hypothèses, oser chercher dans des directions multiples, faire des choix et prendre des risques… Les enfants ont naturellement cet esprit scientifique qui consiste à s’arrêter devant les choses de la vie pour se poser les questions du pourquoi et du comment elles sont ce qu’elles sont.
Cet esprit, il faut le cultiver, il faut préserver la spontanéité du questionnement et nourrir l’envie de savoir et de comprendre.
Ce que j’ai donc envie de dire aux filles, c’est que tout est science dès lors que cela attise la curiosité. Et qu’avoir un esprit scientifique, ce n’est pas une identité caricaturale comme le montrent la figure du savant fou ou du rat de laboratoire, c’est une démarche, c’est un raisonnement, c’est une recherche. Et puis, c’est quelque chose d’amusant, de quotidien, qui est à la fois concret et émerveillant, et surtout très humain.
Propos recueillis par Marie Donzel et Arnaud Giscard d’Estaing, pour le blog EVE. Avec la complicité de Clélia Edouard.