Rencontre avec Jean-Claude Le Grand, Directeur du Développement International RH et de la Diversité du Groupe L’Oréal
Soutien de la première heure et indéfectible sponsor du développement du Programme EVE (notamment à l’international), Jean-Claude Le Grand, Directeur du Développement International RH et de la Diversité du Groupe L’Oréal, est un convaincu de longue date des bénéfices de la mixité pour le monde de l’entreprise.
Il va même au-delà en estimant que le monde économique doit aujourd’hui prendre le lead sur cette question majeure de société, qui ne concerne pas que les femmes. Or, c’est justement sur la place des hommes dans le mouvement en faveur de l’égalité que le blog EVE a voulu l’interroger.
Eve le blog : Bonjour Jean-Claude. Chez L’Oréal, les hommes sont en minorité. Est-ce que ça vous conduit à mener une politique mixité différente de celle d’autres entreprises qui seraient moins féminisées?
Jean-Claude Le Grand : Chez L’Oréal, les hommes représentent 31% de l’effectif, et nous avons bien pour enjeu d’en attirer davantage, car nous souhaitons atteindre la mixité dans l’ensemble de l’organisation.
Néanmoins, même en ayant davantage de femmes que d’hommes dans les effectifs, nous sommes confrontés aux mêmes problématiques de mixité que n’importe quelle autre entreprise de n’importe quel autre secteur : nous avons une politique volontariste à mener pour attirer des femmes dans certains métiers où elles sont traditionnellement moins représentées (et vice versa pour les hommes) ; et nous devons être particulièrement vigilants à ce que femmes et hommes aient des opportunités équivalentes de progression de carrières et d’accès aux responsabilités.
Cette politique, conduite depuis plus de 15 ans, nous a permis d’obtenir des résultats probants : nous n’avons plus d’écarts salariaux significatifs en France (source INED), nous atteignons la parité au niveau senior management, nous avons un ComEx parmi les plus mixtes au sein du CAC40…
Eve le blog : On imagine aisément qu’une entreprise particulièrement attentive à l’égalité soit attractive pour les talents féminins. Mais l’est-elle aussi pour les talents masculins?
Jean-Claude Le Grand : Le dernier classement Universum des entreprises les plus attractives pour les jeunes nous place au onzième rang mondial et au premier rang européen. Dans le détail, on constate cependant un écart entre la perception très positive que les jeunes femmes ont de notre groupe et celle des jeunes hommes, qui nous situent à un rang honorable (40è à l’échelle mondiale) mais se projettent visiblement moins dans une carrière chez L’Oréal.
C’est un signal intéressant à entendre, mais je crois que notre politique mixité est plutôt un atout à mettre en avant pour attirer les hommes qu’un motif qui les éloignerait de nous. Notre vision, c’est que la mixité est bénéfique à toutes et tous, et en cohérence avec cela, nous n’avons jamais imaginé qu’elle puisse être au détriment des hommes.
Il ne s’agit pas de les chasser pour mettre des femmes : ce que nous recherchons, c’est l’équilibre. Nous promouvons des valeurs, comme le goût d’entreprendre, l’esprit d’initiative, l’aventure ou le défi, que chacun et chacune peut s’approprier. Je crois que l’égalité est en train de rejoindre le corpus de ces valeurs qui participent à donner du sens et du sel à la vie professionnelle des individus, quels que soient leur sexe, leurs origines, leur culture…
Eve le blog : Comment expliquez-vous que les hommes, longtemps restés à l’écart du mouvement en faveur de l’égalité, soient aujourd’hui de plus en plus nombreux à s’engager?
Jean-Claude Le Grand : Je vois deux raisons qui expliquent le ralliement des hommes au mouvement en faveur de l’égalité.
La première relève du principe de réalité : le sujet est sur la table, partout dans le monde, dans l’univers économique, dans les médias, en politique, au niveau des institutions internationales… Et on ne reviendra pas en arrière. Maintenant, tout l’enjeu, c’est de passer des discours aux actes et aux résultats. Le monde de l’entreprise porte aujourd’hui le fer de lance de l’égalité en action, bien en avance sur le monde politique par exemple, et c’est à mon avis ce qui facilite l’engagement des hommes. Car le sujet ne leur est pas amené comme un débat d’opinion, mais comme une question de qualité et de performance. En d’autres termes, comprendre l’égalité et la faire avancer entre désormais dans le champ des compétences professionnelles attendues, chez les hommes comme chez les femmes.
La seconde raison est générationnelle : pour les trentenaires, l’égalité n’est pas une option. Ils ont fréquenté l’école mixte, ils ont fait les mêmes études que les femmes, leur compagne a le même niveau et les mêmes ambitions qu’eux, leurs concurrents sur le marché de l’emploi et leurs pairs dans le travail sont autant des hommes que des femmes. Ils ne sont pas, comme nous, épatés par l’idée qu’il y aurait là un progrès, ils regardent cela comme quelque chose de naturel et d’évident. Ce qui ne signifie pas que ces générations sont à l’abri de recréer des inégalités, surtout si rien ne change dans les organisations. Les jeunes font pression pour que ces organisations changent et c’est à nous de veiller à ce que la mixité garde, sur la durée, une bonne place dans le mouvement de transformation qu’ils appellent de leurs vœux.
Eve le blog : Parlons justement de ces grandes transformations qui nous attendent… Comment voyez-vous le monde dans les années et décennies qui viennent?
Jean-Claude Le Grand : Pour répondre à cette question, je veux vous inviter à lire l’ouvrage Sapiens de l’historien Yuval Noah Harari. Cette captivante histoire de l’humanité donne à comprendre pourquoi, parmi les 6 espèces d’hominidés qui peuplaient la terre il y a 100 000 ans, une seule a survécu, en prenant le dessus sur toutes les autres et en installant sa domination sur toute la planète. Rien ne prédisposait l’homo sapiens, plutôt plus faible que les autres espèces, à occuper cette place… Sinon, sa capacité à maîtriser le langage et à raconter des histoires, donc à se fédérer et à créer des institutions, depuis la monnaie jusqu’à la nation, en passant par la religion, les horaires ou les traditions.
Outre que ce livre démonte l’idée reçue que les femmes sont physiquement moins fortes que les hommes, preuves scientifiques à l’appui de leur plus grande capacité de résistance à la faim, à la maladie et à la fatigue (ça mérite d’être signalé au passage), il pose le pouvoir de la narration en clé du changement.
Ce pouvoir, nous avons parfaitement démontré, de guerres en dictatures, de catastrophes écologiques en tragédies humaines, que nous savons en faire usage pour le pire. Maintenant, si on veut, on peut en faire usage différemment : on peut raconter d’autres histoires, se rassembler autour d’autres imaginaires. La transformation digitale, par exemple, dont tout le monde parle comme de quelque chose qui nous dépasse et auquel nous n’avons plus qu’à nous adapter, ne sera que ce que nous déciderons d’en faire, selon l’histoire que nous voudrons raconter à nos contemporain.es et laisser en héritage aux générations futures.
De l’avenir, tout est à écrire, c’est enthousiasmant, n’est-ce pas ?
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE. Avec la complicité de Marie-Aude Torres Maguedano, Christina Hillebrand et Christelle Lamperti (L’Oréal).