La rubrique « livres » du blog EVE évolue : chaque mois, désormais, nous vous inviterons à découvrir un livre coup de coeur : essai sur le travail et ses transformations, témoignage fort d’expérience de leadership, enquête sur l’égalité professionnelle, ouvrage de développement personnel et pourquoi pas roman inspirant ou bande-dessinée bien croquée sur nos thèmes préférés…
Pour ce premier numéro de notre nouvelle chronique « lecture », critique admirative de l’essai L’âge du faire, que le sociologue Michel Lallement consacre à la philosophie des hackers-makers.
Le hacking, par delà des clichés : un mouvement de culture alternative
Hacker, vous avez dit hacker? Hacker comme geek, adolescent attardé à la vie sociale réduite au strict minimum permis par une paire de chaussettes hebdomadaire? Ou bien hacker comme pirate, escroc phisheur empoisonnant la toile? Ou alors, hacker comme lanceur d’alerte, Don Quichotte de l’ère virtuelle faisant de la transparence absolue le nouvel horizon des démocraties ? Les clichés pixellisés ont le cookie dur, dans nos esprits parfois encore un peu craintifs quand il est question de culture digitale. Le hacking est pourtant un phénomène bien plus vaste, diversifié et complexe que ses archétypes médiatiques le laissent penser.
C’est en réalité, tout un mouvement, qui prend sa source aux Etats-Unis dans les années 1960 et s’exprime aujourd’hui dans des communautés très actives qui, de Berlin en Californie en passant par Paris, Zagreb, Le Caire, Tokyo ou Shanghai font vivre une véritable culture alternative en appliquant une fine éthique du rapport à la technologie, mais aussi au travail, au partage des connaissances et à l’engagement.
Imprimante 3 D et colle à bois
Ces communautés, le sociologue du travail Michel Lallement, à qui l’on doit de précieux travaux sur les nouvelles formes d’organisation (dont le télétravail ou l’intrapreneuriat) est allé les rencontrer sur leurs territoires : les hackerspaces. Pendant une année entière en immersion à Noisebridge, un kacklab/fablab anarco-pédagogique (si, si!) de San Francisco, il a étudié les valeurs et les moeurs de ceux qui ont pour outils de travail des ordinateurs ultra-sophistiqués et des imprimantes 3D mais aussi des machines à coudre, des planches et des scies, de la ferraille et de la colle à bois.
Et quand on leur demande ce qu’ils font comme boulot, ils répondent « making stuffs », fabriquer des trucs. Hacker-maker, c’est un métier, c’est aussi une vision de la légitimité : on est en pleine « do-ocratie« , explique Lallement : c’est celui qui fait qui prouve. Pas de hiérarchie, pas de statuts, pas de règles.
Une déontologie hédoniste : le plaisir comme fin de toute chose, au travail
Enfin, c’est ce qu’on annonce, parce que les règles informelles, dit le sociologue, sont en réalité légion, qui se rapportent toutes à une forme de déontologie hédoniste : au travail, c’est le plaisir qui est fin de toutes choses. Plaisir jouissif de cracker un code blindé, au sens informatique comme au sens métaphorique : le hacker aime à contourner, détourner, retourner les logiciels et sytèmes en place en les prenant à leurs propres pièges. Plaisir sensuel de travailler la matière de ses mains autant que les idées de sa tête ou bien l’inverse, pour donner forme aux inventions sorties de son imaginaire et de ses lignes de calcul. Plaisir convivial de l’excellence partagée et de l’entraide gratuite qui ne connait pas de « plus tard, quand j’aurais fini mon propre taff » puisque le temps n’est plus de l’argent.
Et que d’argent, d’ailleurs, on parle peu, voire pas du tout, portant un regard un peu dégoûté sur ceux qui sont partis troquer leurs idéaux contre des capitaux virtuels, du côté de la Silicon Valley. En revanche, on est assez politisés : engagés pour la protection de l’environnement (et volontiers végétariens), pour le droit à l’infomation pour toutes et tous, contre les discriminations sexistes (quoique l’on soit majoritairement entre hommes. Mais des communautés de hackers 100% féminines existent aussi).
Hippies idéalistes ou architectes de l’avenir du travail?
Alors, des néo-beatniks qui vivent à Utopiland parmi les Bisounours, les hackers? Pas si sûr, selon Michel Lallement qui voit se dessiner l’avenir du travail dans leurs façons d’être et de faire.
Car non seulement ce qu’ils promeuvent et vivent résonne avec l’expression des nouveaux idéaux professionnels d’une large partie de la population (la demande d’autonomie, le besoin de sens, la libération du rapport au temps, le collaboratif, le retour au concret…), mais encore ont-ils inventé des modèles d’ « organisation désorganisée » et taillée sur mesure (le sociologue insiste sur la grande disparité du hackingworld) qui se révèlent de puissants gisements d’innovation.
La question reste cependant entière de la duplication de ces prototypes (dés)organisationnels dans le monde économique plus classique. A moins que ce soit celui-là précisément que les anarco-techno-pacifistes de Noisebridge entendent finalement hacker…
Marie Donzel, pour le blog EVE.
L’âge du faire – hacking, travail, anarchie, de Michel Lallement – Editions du Seuil, 2015
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