Qui est Margarita Louis-Dreyfus?
Ressortissante russe au passé mystérieux et blonde spectaculaire à l’allure tape-à-l’oeil, égérie du ballon rond mais aussi cost-killer de l’OM, héritière et patronne d’un géant du négoce de matières premières, « capitaliste de l’année » 2011 pour le Nouvel Economiste et deuxième fortune de France, figure marquante du dernier forum de Davos et invitée spéciale de Dilma Roussef… Margarita, c’est tout cela à la fois. Et c’est surtout une femme puissante qui, malgré les apparences, échappe à tous les clichés.
La journaliste Elsa Conesa lui consacre une première biographie, remarquablement documentée, à travers laquelle elle soulève avec panache les questions les plus dérangeantes sur les femmes et le pouvoir. Faut-il avoir une moustache pour diriger un empire ? Comment se faire accepter dans la sphère des affaires quand on n’a pas le costume de l’emploi? Les femmes se comportent-elles différemment des hommes quand elles veulent conquérir le pouvoir?
Rencontre avec l’auteure de Margarita Louis-Dreyfus, enquête sur la fortune la plus secrète de France.
Programme EVE : Bonjour Elsa Conesa. Vous venez de faire paraître la première biographie consacrée à Margarita Louis-Dreyfus, Présidente-directrice générale du groupe Louis Dreyfus, plus connue du grand public comme l’actionnaire majoritaire du club de football de l’OM. Pourquoi avoir choisi un tel sujet?
Elsa Conesa : Je suis journaliste aux Echos depuis 10 ans. J’ai couvert pour le journal la guerre de pouvoir qui a fait suite au décès de Robert Louis-Dreyfus.
Le groupe Louis Dreyfus, c’est une entreprise familiale de négoce de matières premières agricoles vieille de plus d’un siècle et demi et qui engendre chaque année des dizaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires. A la mort de Robert Louis-Dreyfus, une lutte violente pour en prendre le contrôle a violemment opposé Jacques Veyrat, un chef d’entreprise issu de l’establishement français à… Une femme des plus inattendues! Cette femme, c’est Margarita Louis-Dreyfus, l’épouse de Robert. Dès que je l’ai rencontrée, elle m’a paru tout à fait exceptionnelle, très originale…
Programme EVE : Dans le livre, vous parlez d’emblée de cette originalité. Ce sont ses vêtements, ses attitudes, sa manière un peu provocante de faire fi des « codes »…
Elsa Conesa : Oui, c’est son apparence « décalée » qui marque au premier abord. Elle est blonde, elle est russe, elle parle avec un fort accent de l’est et se déplace partout où elle va, même dans les rencontres d’affaires les plus sérieuses, avec un petit chien nommé « Liebchen » (« Petit Trésor » en allemand). Elle porte des tenues voyantes, du léopard, de la fourrure blanche, des robes moulantes. Son maquillage, sa coiffure, sa façon d’être ne sont pas ceux dont on a l’habitude chez une grande dirigeante. Dans le business, on l’a évidemment d’abord prise pour une potiche, pour ne pas dire autre chose. Elle réveille tous les fantasmes de la femme russe, de la blonde, de la riche héritière… Au départ, elle fait donc l’objet d’une présomption d’incompétence et de bêtise.
D’ailleurs, dès qu’elle commence à menacer les intérêts de l’establishment masculin, surdiplômé et appartenant à un milieu social très fermé, on ne la soupçonne tellement pas d’être intelligente et volontaire, qu’on imagine qu’il y a « quelqu’un derrière ». On prétend que c’est le KGB, ou alors la mafia russe, qui l’a placée sur la route de Robert Louis-Dreyfus. En l’occurrence, après enquête de la DCRI, toutes ces rumeurs se sont révélées infondées.
Son histoire est exceptionnelle, c’est une vraie saga, mais ce n’est pas un film de James Bond. Son histoire, c’est celle d’une orpheline russe, qui a réussi à quitter l’Union soviétique à une époque où c’était quasiment impossible, qui a rencontré son milliardaire de mari dans un avion, qui s’est bagarrée pour le garder en vie plusieurs années malgré la maladie et qui s’est transformée en incroyable femme d’affaire quand elle a été en situation de le devenir. C’est ça qui surprend le plus, personne ne s’attendait à ce qu’elle se batte avec une telle pugnacité pour prendre le contrôle du groupe et encore moins qu’elle y parvienne…
Programme EVE : D’autant qu’une femme à la tête de ce groupe, c’est inédit…
Elsa Conesa : Des femmes à la tête de grands groupes, il n’y en a peu, de façon générale. On cite volontiers Anne Lauvergeon, mais ensuite, on est assez vite à court de noms. Margarita Louis-Dreyfus est une héritière, c’est un peu moins noble que d’être une dirigeante. Mais c’est tout aussi rare. Dans la plupart des grandes familles industrielles, ce sont les fils qui héritent et quand il n’y a pas d’héritier mâle, alors ce sont les gendres qui gouvernent, sans que leur légitimité soit contestée. Chez Louis Dreyfus, jusqu’à l’arrivée de Margarita, la règle n’avait jamais été transgressée : les hommes héritaient et les femmes donnaient leur nom aux bateaux (lesquels, pour l’anecdote, avaient la réputation de couler).
Ce qu’il faut quand même savoir, c’est que même si, en préparant sa succession, Robert Louis-Dreyfus a, malgré lui, permis que Margarita soit en position de prendre le pouvoir, il ne l’avait pas prévu. Il l’a choisie comme épouse, parce qu’elle lui correspondait (lui aussi avait une personnalité très originale et assez décalée), il ne l’a pas choisie pour diriger le groupe. Mais elle s’en est donné les moyens.
Programme EVE : Comment expliquez-vous que Margarita Louis-Dreyfus ait décidé de se lancer dans cette bataille pour prendre la succession de son mari, alors que ce n’était pas « prévu » et que des personnalités réputées très compétentes étaient en place?
Elsa Conesa : Je crois que ça tient à plusieurs choses. D’abord, à son tempérament et à son histoire : c’est une lutteuse, une guerrière, une survivante. Oui, elle est tenace, elle est déterminée et elle ne voit pas ce qui l’empêcherait d’arriver. En tout cas, ce n’est certainement pas, à ses yeux, le fait de venir « d’un autre monde », de ne pas maîtriser les codes de l’establishment qui va faire obstacle à ses ambitions.
C’est aussi quelqu’un qui est dans le « contrôle ». Elle l’a démontré pendant la maladie de Robert, où elle a tenu tête aux médecins, en exigeant qu’on lui explique la maladie et les traitements, elle s’est renseignée de son côté, elle a défié plus d’une fois l’autorité de grands pontes.
Elle veut comprendre et ne supporte pas qu’on lui dise « Ne vous occupez de rien, on a la situation en main ». Quand Robert Louis-Dreyfus est mort, ils ont tous fait cette erreur de lui dire qu’elle n’avait pas de raison de s’inquiéter ni de se mêler des affaires de l’entreprise, que l’on veillerait sur ses intérêts et que tout irait bien si elle restait à la place prévue pour elle. Or, c’est quelqu’un qui s’est toujours tirée toute seule de toutes les situations, même les plus difficiles, elle a besoin d’être actrice de son destin.
Programme EVE : Vous dites dans le livre qu’elle a aussi été guidée par une forme de « peur »…
Elsa Conesa : Quand elle s’est penchée sur le testament de Robert Louis-Dreyfus, elle a réalisé qu’elle allait devoir faire face rapidement à des échéances financières importantes. Elle s’est vue ruinée. Elle aurait sans doute moins pris peur si on ne lui avait pas dit « Il n’y a rien à craindre ». Elle a trouvé suspect qu’on veuille la rassurer en la tenant à l’écart. Elle n’a pas supporté qu’on sous-estime ses craintes et sa capacité à comprendre les enjeux. Elle a du caractère, une formidable capacité d’apprentissage et une détermination à toute épreuve, je crois que c’est ce qui lui a permis de se transcender et devenir la leader qu’elle est aujourd’hui.
Plusieurs articles de presse récemment parus sur mon livre l’assimilent à Erin Brockovich, je n’y ai pas pensé en l’écrivant, mais effectivement, il y a un peu de ça : c’est la femme qui tombe sur un problème, commence à s’y intéresser, tire les fils, répond aux questions avec bon sens, cherche les explications, rassemble les pièces et va au bout de quelque chose sans que rien ne l’arrête.
Programme EVE : Diriez-vous que c’est un destin particulièrement féminin? Un homme aurait-il pu avoir le même?
Elsa Conesa : C’est un destin si particulier qu’il est difficile de le comparer à d’autres ou d’en imaginer de semblables. Ce qui est sans doute vrai, c’est qu’en plus d’avoir été très méprisée au départ, elle a beaucoup choqué quand elle a déployé les moyens de la conquête du pouvoir. Sans doute davantage que si elle avait été un homme.
Margarita Louis-Dreyfus, ce n’est pas Cosette au pays des méchants, c’est quelqu’un qui emploie les méthodes parfois brutales des milieux d’affaire et des sphères du pouvoir. Elle ne respecte pas les codes de l’apparence, mais elle a vite appris les règles du jeu. Je pense que d’un homme qui maîtrise ces règles sur le bout des doigts, on dit qu’il est redoutable, ce qui, derrière le respect teinté de méfiance, cache aussi une forme d’admiration. Elle, elle a été plutôt perçue comme une hystérique, comme quelqu’un qui agissait sur des coups de colère et faisait des caprices. Elle est d’ailleurs très susceptible sur le sujet : elle déteste qu’on résume ses conflits avec les anciens dirigeants du groupe à de petites histoires personnelles et qu’on la fasse passer pour une irationnelle qui a « voulu la tête » d’untel ou d’untel sur une pulsion. Elle tient à faire comprendre qu’elle sait ce qu’elle fait. Elle s’impose comme une dirigeante qui a la tête sur les épaules.
Programme EVE : après avoir travaillé de longs mois sur Margarita Louis-Dreyfus, dans des conditions parfois compliquées (lors d’une interview récente à la radio, vous avez reconnu avoir reçu des pressions au cours de votre enquête), que ressentez-vous à l’égard de cette figure originale du monde des affaires? Vous fascine-t-elle?
Elsa Conesa : Je crois qu’elle est fascinante pour tout le monde. Tous ceux qui l’ont rencontrée disent « J’ai été surpris ». Elle surprend, c’est vrai. Elle bouscule beaucoup de certitudes et de préjugés. Ce n’est pas forcément un modèle, mais c’est quelqu’un qui met en cause les modèles établis.
Quant aux pressions auxquelles vous faites allusion, je le redis comme je l’ai dit lors de l’émission sur Europe 1 : je m’y attendais. Je suis journaliste, c’est mon métier d’enquêter. Il est évident qu’un livre comme celui-là ne se fait pas sans interroger les acteurs et leur entourage. Il est compréhensible qu’au vu des intérêts dont il est ici question, ceux-ci s’inquiètent de ce que je vais écrire.
Ce que j’ai écrit, c’est le portrait d’une femme hors norme, en mettant en échec tous les fantasmes qu’elle suscite et toutes les caricatures trop faciles. Non, elle n’est pas la potiche, non, elle n’est pas l’intrigante, non elle n’est pas plus douce ou plus tendre en affaires qu’un homme. Elle est ce qu’elle est et elle ne transige pas, y compris quand on lui conseille, à présent qu’elle a acquis sa légitimité de patronne, de faire un effort pour s’habiller « mieux » : elle dit que les gens qui jugent sur l’apparence ne l’intéressent pas. La reconnaissance dont elle fait aujourd’hui l’objet, malgré la persistance de certains préjugés, lui donne en partie raison.
Propos recueillis par Marie Donzel
Margarita Louis-Dreyfus, enquête sur la fortune la plus secrète de France – Editions Grasset, avril 2013