Rencontre avec Philippe Guichandut, directeur du développement et de l’assistance technique de la Fondation Grameen Crédit Agricole
Fruit d’un partenariat entre Grameen Trust et le groupe Crédit Agricole S.A., la Fondation Grameen Crédit Agricole soutient depuis 2008 des projets d’entreprises dans le monde émergent. Une majorité des bénéficiaires de ces projets sont des femmes.
Pour comprendre pourquoi et comment la micro-finance peut être une des voies d’accès innovante pour la participation de toutes et tous au développement économique, nous avons interrogé Philippe Guichandut, directeur du développement et de l’assistance technique de la Fondation Grameen Crédit Agricole.
Pour lui, les choses sont très claires : prêter à celles à qui on ne prête pas, c’est essentiel… Mais ça doit s’inscrire dans une démarche intégrée visant à terme à l’empowerment général des intéressé-es.
Eve le blog : Bonjour Philippe, vous êtes à la direction du développement de la Fondation Grameen Crédit Agricole. Pouvez-vous nous présenter cette Fondation, son rôle et son fonctionnement ?
Philippe Guichandut : D’abord, il s’agit bien d’une Fondation, indépendante par statut, du groupe Crédit Agricole. Elle a son propre conseil d’administration, son propre objet… Et son autonomie financière complète.
Ensuite, ce qu’on peut dire, c’est que c’est une fondation tournée vers le développement économique des populations défavorisées et exclues des systèmes financiers traditionnels. Nous ne faisons pas de dons, mais nous intervenons en appui aux acteurs locaux du développement économique à savoir des entreprises de Social Business et des Institutions de Micro-Finance. Notre soutien se fait sous forme de prêts, de garanties ou prises de participation au capital de ces structures naissantes ou en croissance.
Pour ce premier aperçu, j’ajouterais que nous intervenons partout dans le monde, et tout particulièrement en Afrique, au Moyen Orient, en Asie centrale et en Asie du Sud-Est.
Eve le blog : Même si la Fondation est indépendante du groupe Crédit Agricole, c’est tout de même au coeur des valeurs qui font son ADN, d’accompagner les acteurs économiques de terrain dans leur démarche de développement?
Philippe Guichandut : Parfaitement. Au vu de son histoire, il est très cohérent que le Groupe Crédit Agricole se soit doté d’une Fondation comme celle-ci. Vous avez raison de faire référence aux valeurs mutualistes du Crédit Agricole inscrites dans son ADN : proximité, coopération, accès au financement pour tous ceux qui le méritent, ce sont bien des fondamentaux pour le groupe, depuis sa création au XIXè siècle.
C’est une culture très préservée au Crédit Agricole, ce qui fait qu’il est apparu évident, quand on a commencé à parler de micro-finance, que le groupe devait se positionner dans ce secteur. La rencontre entre les dirigeants du groupe Crédit Agricole et Muhammad Yunus, alors qu’il venait d’obtenir le Prix Nobel de la Paix, a été le déclencheur.
Eve le blog : La vision de la banque selon Muhammad Yunus est très « challengeante » pour un groupe bancaire international…
Philippe Guichandut : La vision de Yunus remet en question pas mal de choses, ne serait-ce que quand elle fait le constat que les banques prêtent aux riches, aux hommes et aux individus et que lui en appelle à ce qu’on prête aux pauvres, aux femmes et aux groupes. Mais je crois que cette vision remet aussi les choses à leur place, oblige à poser la question très simple en économie du « Pourquoi nous sommes-là?« .
Cette vision a de vertueux que tout en étant humaine et sociale, elle est aussi économique : dans « Social Business« , il y a social et il y a business. Dans notre démarche quotidienne, dans notre travail très concret de tous les jours, ces deux volets sont en permanence en balance.
Eve le blog : Sur quels critères sélectionnez-vous les Institutions de Micro-Finance que vous allez soutenir?
Philippe Guichandut : Justement, sur des critères « sociaux » et des critères « business« . Les critères « business » sont assez classiquement ceux de l’analyse financière, on vérifie la viabilité, la pérennité, les potentiels sur les marchés…
Les critères « sociaux » nous font entrer dans le vif de notre sujet : on va d’abord vérifier qu’on prête bien à ceux qui sont exclus de l’accès au financement classique, on va aussi évaluer la performance sociale et les impacts directs et indirects des projets pour la population.
Eve le blog : La performance sociale attendue relève beaucoup de l’intangible… Comment fait-on pour l’envisager?
Philippe Guichandut : On va sur place. Systématiquement. Rencontrer les gens, discuter de la façon dont ils conçoivent l’intégration des entreprises financés dans le tissu local (Qui ils vont embaucher? De quelle façon ils vont former leurs employé-es? Ce qu’ils prévoient pour développer les personnes à mesure que l’entreprise se développera?).
La qualité des services est clé dans notre appréciation d’une Institution de Micro-Finance ou d’une entreprise de Social Business : c’est la formation, l’organisation de la gouvernance, la vision du management qui font la différence. Vous savez, ce n’est pas parce que les intentions de démarrage sont bonnes que les résultats sont conformes. Et la micro-finance, ce n’est pas non plus le monde des « Bisounours ». Nous ne sommes pas juges de l’honnêteté des personnes, nous ne sommes pas non plus là pour imposer notre vision occidentale du business en faisant fi des cultures, mais nous voulons être strictement garants de l’intégrité d’un projet qui bénéficie à ceux qui créent d’abord et à leur environnement ensuite.
Quand nos partenaires en micro-finance prêtent de façon privilégiée aux femmes, c’est parce qu’elles en ont le plus besoin, parce que leurs projets le méritent, parce qu’elles ont des qualités d’entrepreneur-e qui le justifient, mais nous devons veiller à ce que ça ne soit pas un « critère aveugle » qui permettrait qu’on les utilise comme seules « prêtes-noms » sans qu’à terme leur empowerment soit vraiment consistant.
Eve le blog : Il se dit souvent, en effet, que les femmes sont de bonnes candidates au micro-crédit. Mais c’est un discours qui suscite certaines critiques : on lui reproche d’essentialiser les femmes et aussi de les confiner un peu dans une échelle très « micro » du développement économique…
Philippe Guichandut : La critique qui porte sur l’attribution de qualités aux femmes que n’auraient pas les hommes est un point de vigilance. Il est cependant constaté que les femmes portent généralement des projets qui ont un impact plus grand pour leur famille et sont plus tournés vers l’avenir. Ce sont souvent des mères qui ont pour priorité l’éducation de leurs enfants. Dire cela, ce n’est pas valider une vision des femmes comme seules mères, ni dire que les hommes sont moins préoccupés par l’avenir de leur famille, c’est prendre appui sur des réalités socio-culturelles qui dans les faits donnent aux femmes ces responsabilités, afin de leur donner plus que ces responsabilités.
Ceci m’amène à répondre à la seconde critique que vous évoquez : l’enjeu du micro-crédit, c’est bien d’impulser quelque chose qui va permettre un développement autonome des bénéficiaires. C’est pourquoi nous sommes particulièrement attentifs à ce que cet empowerment de l’entrepreneur-e et du groupe fasse pleinement partie du projet d’entreprise. Concrètement, la micro-finance doit non seulement permettre de lancer une activité mais aussi favoriser l’émergence d’acteurs responsables sur leurs territoires, qui seront des interlocuteurs avec les autorités et avec les autres agents économiques.
Ceci est aussi vrai pour les entreprises de Social Business que nous soutenons. Un porteur de projet, c’est quelqu’un qui reçoit un prêt, mais c’est aussi et surtout quelqu’un qui peut prendre des responsabilités et la parole. Il est vrai néanmoins que la micro-finance va financer essentiellement des micro-entreprises, avec un impact « micro », essentiellement au niveau des bénéficiaires directs et élargis (famille), alors que l’appui à des entreprises de Social Business peut avoir un impact plus large pour le développement local.
Eve le blog : Quels sont les développements à venir pour la Fondation Grameen Crédit Agricole?
Philippe Guichandut : Nous travaillons sur la mise en place d’un Fonds spécifique dédié aux entreprises de Social Business. La Fondation soutient déjà 11 entreprises sociales dans 8 pays en plus de 35 Institutions de Micro-Finance. Nous travaillons aussi, avec entre autres le soutien des experts de Pacifica, sur la micro-assurance agricole. Le sujet est assez neuf, mais il nous semble très porteur pour l’enjeu du financement de l’agriculture par l’appui aux exploitations familiales agricoles dans les pays émergents.
Notre métier nous invite à une forme d’humilité : la « finance sociale« , c’est moins d’1% de l’argent qui circule dans le monde. Mais malgré tout, nous prouvons par la création de valeur, réelle, concrète, chiffrable, que d’autres voies sont possibles. Je crois que cela entre en résonnance profonde avec la demande de sens, aujourd’hui. Je prône donc un regard lucide mais encourageant sur les rapports entre finance, entreprises, organisations non-gouvernementales comme entre pays développés et pays émergents.
Propos recueillis par Marie Donzel et Clotilde Jardel (CASA), pour le blog EVE