Entretien avec Martine Bordonné, directrice de projets RH, référente télétravail France chez Orange.
Martine Bordonné est directrice de projets RH chez Orange. Elle est également référente télétravail du groupe pour toute la France, animant une communauté multidisciplinaire d’actrices et acteurs engagé-es dans la transformation de l’organisation.
Pour elle, le télétravail est loin d’être uniquement une mesure permettant la conciliation des temps de vie des collaboratrices et collaborateurs ; c’est l’occasion d’un dialogue neuf entre les parties prenantes de l’entreprise, et une formidable opportunité à saisir pour engager une réflexion collective sur l’avenir du travail.
Eve le blog : Bonjour Martine, vous êtes directrice de projets RH chez Orange, en charge notamment du développement déploiement du télétravail. Pouvez-vous nous rappeler l’historique du télétravail chez Orange ?
Martine Bordonné : Le télétravail n’est pas un sujet neuf dans l’entreprise. France Telecom a fait partie des premières organisations à s’y intéresser, en étant signataire de la Charte Européenne du travail à distance dès 1998 et en créant la même année, les Trophées du Télétravail, pour recenser et valoriser les initiatives.
En 2009, un premier accord d’entreprise était signé. Ce dispositif, qui concernait à l’époque un millier de collaboratrices et collaborateurs, installait le principe d’un télétravail pendulaire, avec 3 jours maximum de télétravail par semaine et 2 jours minimum de présence dans l’entreprise pour maintenir le collectif de travail.
Dans le nouvel accord signé en 2013, nous avons voulu aller encore plus loin et inscrire dès le préambule de l’accord notre volonté de développer ce nouveau mode d’organisation du travail en faveur d’une modernisation des relations managériales. Et au-delà du cas du télétravailleur à jours fixes et pour répondre à la question de la flexibilité et de la souplesse d’organisation, nous avons introduit le télétravail selon un volume de jours mensuels plus adapté à certains métiers comme les chefs de projet, les comptables ..
Aujourd’hui, avec plus de 4600 télétravailleurs, nous ne regardons plus le télétravail comme une seule adaptation des conditions de travail facilitant des situations personnelles, mais comme un véritable levier de transformation pour dynamiser toute l’entreprise.
Eve le blog : Est-ce à dire que dans l’absolu, tout le monde peut télétravailler ?
Martine Bordonné : Non, toutes les fonctions ne permettent pas le télétravail. C’est l’évidence même pour toutes les personnes qui, par exemple, travaillent en boutique.
En revanche, le télétravail n’est pas réservé qu’aux cadres, comme on le croit souvent. Ces dernières années, cette forme d’organisation du travail s’est notamment développée dans nos centres d’appel, sur les différents métiers. En l’occurrence, pour le métier de conseiller client particulièrement prenant, les conditions de travail sont un enjeu important. Mais au-delà de cette question du bien-être des personnes, ce qui va être bénéfique à tous, c’est le mouvement dans lequel le télétravail entraîne l’entreprise : d’autres formes de management, d’autres approches du temps et du lieu de travail, d’autres visions de l’entreprise et de son avenir…
Eve le blog : Entrons dans le détail. Qu’est-ce que le télétravail change en termes de management ?
Martine Bordonné : Le télétravail change radicalement l’approche managériale. Il demande d’ailleurs des efforts aux managers, qu’il oblige à sortir de la vision présentielle du travail. Cela signifie que la relation au collaborateur absent physiquement des locaux doit être repensée. Cela implique nécessairement une formalisation des missions et des objectifs.
La réactivité de l’encadrement managérial en cas de difficulté ou de questionnement du télétravailleur nécessite aussi d’être repensée : dans un cadre traditionnel de travail, si vous avez un souci, vous sollicitez le manager en tenant compte de ce que vous percevez de sa disponibilité : il passe près de vous, vous l’interpelez ; si en revanche, il est au téléphone ou occupé avec quelqu’un, vous attendez qu’il ait fini avant de lui faire appel. Quand vous télétravaillez, un certain nombre d’informations de contexte vous manquent, il va donc falloir organiser les sollicitations, pour préserver la souplesse voulue par le télétravail tout en garantissant un cadre sécurisant et efficient.
Eve le blog : Vous dites aussi que le télétravail change la vision du lieu de travail…
Martine Bordonné : Le télétravail change la vision du lieu de travail, avant tout parce que par définition, il délocalise l’espace de travail (à domicile, ou sur un autre site de l’entreprise). Il matérialise une extension de l’espace de travail. Quand j’ai commencé ma carrière, j’avais un espace professionnel clairement défini comprenant mon bureau et ses alentours immédiats (bureaux de mon manager et de mes collègues) ; celui-ci étant bien séparé de mon espace privé ; chaque espace de vie avait sa temporalité. Les choses étaient simples. Aujourd’hui, je peux faire de chaque endroit mon espace de travail, grâce à mon équipement informatique et à mon smartphone.
Le télétravail s’inscrit dans ce mouvement général de plus grande porosité entre les lieux et les temps de l’existence, avec le développement du travail mobile au sens large. On peut s’en inquiéter ou s’en réjouir, voire les deux à la fois, mais il faut surtout l’organiser. Car évidemment toutes ces évolutions de perception et d’occupation de l’espace peuvent créer des inquiétudes, voire mettre les personnes en situation d’insécurité. Cela bouleverse des habitudes et défie les façons de faire établies, cela remet également en question les critères d’efficacité auxquels on a pu jusqu’ici se référer.
Mon approche du télétravail, comme de toutes les transformations, n’est ni béate ni prosélyte : elle est à l’ouverture d’esprit, à la réflexion partagée, à la discussion sans tabou et au partenariat avec tous les acteurs impliqués. Je vois le sujet du télétravail comme une porte d’entrée à l’échange et au débat sur les façons de travailler, en général. C’est une pelote que l’on peut tirer à l’infini pour faire émerger de vraies questions sur ce que représente le travail pour chacun-e, ce qu’il structure de la vie des personnes et du collectif.
Eve le blog : De quelle façon, concrètement, mettez-vous en œuvre cette intention de créer du débat ouvert sur les façons de travailler ?
Martine Bordonné : Pour commencer, j’ai ouvert le sujet à tous. Pour moi, le télétravail et les nouveaux modes de travail, ce n’est pas une « RHrie ». Cela concerne tout le monde, et j’implique, dans ma démarche de référente télétravail pour Orange en France, des personnes qui ont des visions de tous les aspects de la vie professionnelle des collaborateurs/collaboratrices de l’entreprise : les domaines métiers, la médecine du travail, le SI, la formation, l’immobilier…
Cette approche multidisciplinaire permet de bâtir, par le frottement des points de vue, une culture des nouveaux modes de travail : le but n’est pas de mettre en place des process et de les faire « descendre » ensuite, c’est d’embarquer tout le monde dans le mouvement du changement et de l’innovation. Nous avons par exemple mobilisé 1400 personnes de toute la France, des DOM-TOM et des Caraïbes, le 4 février dernier, pour un événement digital dédié à la discussion ouverte sur le travail et le management à distance. Je l’ai voulu comme une expérience d’open innovation, offrant la possibilité pour tou-tes les participant-es de témoigner, de partager leur expérience et de proposer de nouvelles approches.
Je ne vois pas le sujet du travail comme une affaire de « sachants » ou d’experts qui apportent des réponses toutes faites. Le travail est une activité humaine, expérimentale et évolutive, sur laquelle chacun-e a son mot à dire.
Eve le blog : Il y a aujourd’hui plus de 4600 collaborateurs et collaboratrices qui pratiquent le télétravail chez Orange. Avez-vous pu évaluer les bénéfices du télétravail dans l’entreprise ?
Martine Bordonné : Nous avons récemment fait un sondage sur les effets du télétravail sur la performance, auprès de la quasi-totalité de la population concernée sur le périmètre Orange SA : 3900 collaborateurs et collaboratrices et 2300 managers associé-es. Les télétravailleur-ses estiment à 10%-15% le gain d’efficacité. Les managers à 5%-10%. Ces résultats témoignent d’une expérience globalement positive pour tout le monde.
Je pense que pour avoir une appréhension complète de cette montée en performance, il ne faut pas se contenter d’interpréter les chiffres en terme de productivité accrue, il faut aussi intégrer tous les effets indirects de la démarche télétravail. Le seul fait de faire une demande de télétravail engage un dialogue porteur entre collaborateur/collaboratrice et manager : c’est une occasion de reparler des missions, d’exprimer les attentes réciproques, de percer des abcès s’il le faut et parfois de trouver un nouveau souffle. Un manager me disait récemment « la distance rapproche« , il me parlait de sa conscience accrue de l’attention à prêter aux autres quand leur présence n’est plus une évidence routinière, mais une opportunité parmi d’autres de créer de la relation.
Eve le blog : Le télétravail est dans l’ensemble plébiscité par les acteurs du monde professionnel… Mais certains observateurs alertent aussi sur les nouveaux risques psycho-sociaux qu’il peut impliquer (isolement, troubles musculo-squelettiques liés à un mobilier « familial » insuffisamment ergonomique, sur-investissement dans le travail par excès de porosité entre les sphères professionnelles et privées…). Intégrez-vous cela aussi, dans votre approche du télétravail?
Martine Bordonné : Bien sûr, cette question des risques professionnels liés au télétravail fait l’objet d’une attention particulière. Je rappelle donc que le télétravail chez Orange n’est en aucun cas un dogme et qu’il se fait toujours, absolument toujours, sur la base du volontariat. Mais là encore, nous voyons la prévention de ces risques liés aux formes nouvelles du travail comme une occasion d’enrichir la réflexion et le corpus d’actions pour lutter contre les risques liés à toutes les formes du travail.
La question de l’hyperactivité et de l’hyperconnexion, par exemple, est arrivée sur la table avec le travail nomade et le travail à distance. Mais elle concerne aussi des personnes qui vont tous les jours au bureau. Ce que cela révèle, c’est que le temps du travail n’est plus celui du temps passé au travail et sur le lieu de travail. Derrière cela, c’est la définition même du travail qui est en reconfiguration. Aujourd’hui, tout le monde reconnait que bâtir et entretenir un réseau, par exemple, fait partie du travail. Pourtant, on sait aussi que ça se fait surtout dans des contextes non professionnels, en faisant appel à des compétences qui ne sont pas forcément celles que l’on a l’habitude d’évaluer en entreprise. Autre exemple : l’avenir est à l’innovation, et les entreprises ont besoin de personnes inventives. Mais le process d’innovation suit des voies difficilement prévisibles, il passe par la capacité à « perdre du temps » pour tenter des choses qui n’aboutiront peut-être pas immédiatement, il demande de savoir échouer parfois…
Ces exemples montrent qu’il va nous falloir travailler autrement, construire de nouveaux modèles d’organisation (qui ne seront peut-être d’ailleurs pas modélisables), réenvisager le management, inventer des façons différentes d’évaluer la valeur du travail.
Eve le blog : Au fond, votre mission est par nature prospective : vous imaginez le travail de demain…
Martine Bordonné : J’ai effectivement pris la question du télétravail comme un point de départ pour nous engager collectivement dans une démarche participative de réflexion et discussion sur ce qu’est le travail aujourd’hui et de ce qu’il sera demain. Je refuse de me positionner en experte, je suis là pour créer de l’échange, pour permettre à chacun-e d’exprimer ce qu’il/elle pense, ce que sont ses attentes et les espoirs, ses craintes aussi, et encore apporter ses idées pour bâtir le monde qui vient.
Ce monde là est radicalement neuf pour tout le monde et il est passionnant : le vrai défi, c’est de le construire ensemble.
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE.
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