Pour faire suite au Rapport EVE & DONZEL paru en septembre 2015, le blog EVE vous propose désormais chaque mois d’analyser un chiffre de l’(in)égalité et/ou du leadership (insuffisamment) partagé.
Après avoir ausculté dans le détail les chiffres de la répartition des tâches domestiques le mois dernier, nous vous proposons aujourd’hui une lecture commentée d’un indicateur de visibilité des femmes dans les médias : la proportion d’expertes invitées par les radios et télévisions.
LE CHIFFRE
Selon l’ONG Global Media Monitoring Project, dont la mission est d’étudier la représentation des femmes et des hommes dans les médias du monde entier, les femmes représentent 20% des expert-es invité-es à éclairer les grands sujets d’actualité (source : GMMP, 2010).
Si on veut l’exprimer autrement, 1 expert médiatisé sur 5, seulement, est une experte !
DANS LE DETAIL
Variations géographiques
Comme tout indicateur de moyenne globale, ce chiffre de 20% cache des variations géographiques, avec ses excès et modérations.
Du côté des extrêmes, on va trouver des pays qui ne donnent quasiment pas la parole aux femmes d’expertise (le Bénin, la Guinée, le Niger, le Bangladesh, la Coratie, le Chili ou Israël). Pour certains, la dramatique sous-représentation des femmes expertes est à relativiser au regard d’une faible audience plus globale de l’éclairage expert dans les médias : selon la maturité des démocraties, on semble parfois préférer convier des porte-paroles officiels plutôt que des commentateurs indépendants. Mais pas d’illusion à se faire pour autant : à l’échelle mondiale, les porte-parole féminines comptent seulement pour 19% et elles ne sont pas plus visibles que les expertes dans les zones sinistrées de la visibilité des femmes à l’antenne.
A l’extrême opposée, on trouve des nations plus vertueuses que la moyenne, dont une bonne partie de pays émergents : Mauritanie, Namibie, Sénégal, Mexique, Jamaïque. Mais aussi quelques pays européens : Bulgarie, Islande, Suisse et dans une moindre mesure Danemark, Finlande et Canada.
Pour le reste, Europe et Amérique du Nord se situent dans une moyenne plus ou moins basse, avec selon les pays 15% (Autriche, Portugal, Allemagne, Espagne, Roumanie) à 25% (Royaume-Uni, Pays-Bas, Pologne, Hongrie, Etats-Unis) de participation des femmes à l’analyse médiatique du fait politique, économique ou social.
De quel-les expert-es parle-t-on ?
Mais au fait, ces variations géographiques ne pourraient-elles pas venir témoigner aussi de différences d’appréciation de la qualité d’ « expert-e » qui ferait que celle ou celui qui a ici l’aura de l’intellectuel-le avisé-e n’a pas forcément ailleurs la même légitimité ? Non, répond le GMMP qui a construit son propre indicateur d’ « expertise » en étudiant à la loupe le contenu des articles et émissions diffusées sur le critère de la prise de parole analytique sur les faits.
En revanche, il est instructif d’observer la fonction desdit-es « expert-es » au prisme du genre : le gros de la population des expert-es médiatisé-es, femmes (23%) et hommes (24%), sont des figures politiques, viennent ensuite les hauts-fonctionnaires et les chefs d’entreprise (femmes : 7%, hommes : 9%), puis les militaires et responsables de la sécurité où sans surprise les femmes sont sous-représentées (2% des expertes visibles contre 8% des hommes). On les retrouvera également sous-numéraires parmi les expert-es du sport et des questions agricoles. En revanche, elles seront plus nombreuses que les hommes parmi les professionnels de santé et les représentant-es d’ONG.
Sans conteste, on retrouve ici la fameuse répartition genrée des champs d’activité qui, des filières de formation aux secteurs professionnels, laisse volontiers la sphère du « care » aux femmes et celle de la « technicité » et de la « poigne » aux hommes.
LE(S) DEBAT(S)
Des phénomènes de « requalification » des expertes en « personnes ordinaires »
Une autre question à se poser est celle de la reconnaissance d’une personne qualifiée en tant qu’expert-e, quand ce n’est pas son titre ou sa fonction qui lui accorde légitimité. Ici, le GMMP alerte sur la tendance des médias à « requalifier » certain-es interlocuteurs/interlocutrices ayant capacité à porter un discours d’expertise en témoins convié-es à l’expression de l’expérience personnelle : c’est dans une sorte de « lessiveuse » qui transforme la « personne de compétences et de discours » en » témoin » ou « personne ordinaire » que passent 44% des femmes qu’on entend à la radio ou voit à la télé.
Prenons un exemple concret pour bien comprendre cette mécanique de « blanchiment » de l’expertise : imaginons un-e DRH invité-e sur un plateau de télé à l’occasion d’une grande grève. La démarche du média invitant n’est pas la même si on lui demande de venir expliquer les tenants et aboutissants complexes de la crise économique et sociale ou si on lui propose de témoigner à chaud de sa propre expérience de négociations particulièrement tendues. Or, dit le rapport 2010 du GMMP, il y aurait bien une telle tentation chez les journalistes (qui sont pour 67% des hommes, mais les femmes ne sont pas forcément moins sexistes) à poser des questions appelant des réponses plus émotionnelles que rationnelles aux femmes qu’aux hommes.
Reste entière la question de la crédibilité à accorder aussi aux émotions dans les discours, la rationalité ne faisant pas toute la vérité non plus (mais c’est un autre débat).
Quel est le nom de l’expert-e ?
Ce phénomène de requalification qui discrédite la personne potentiellement experte en lui confiant plutôt le rôle de témoin sensible, on peut le lire aussi aussi dans la familiarité avec laquelle les médias s’adressent aux femmes : elles sont 5 fois plus souvent que les hommes citées ou interpellées par leur seul prénom, signalait en 2013 le CSA.
Anodin ? Pas si sûr ! Il y a quelques mois, après le coup de g*** du Ministre des Sports Patrick Kanner qui s’indignait d’une forme de désinvolture des titreurs de presse à l’égard de Najat Vallaud Belkacem qui, selon lui, portait autant atteinte à la personne qu’à la fonction, le journaliste de Slate Gregor Brandy s’amusait à refaire toutes les couvs des grands magazines en nommant les hommes politiques par leur seul prénom. Résultat saisissant : si l’effet quasi-comique était évident dans certains cas, l’information perdait directement en clarté dans d’autres. Autrement dit, une fois encore, le traitement différencié entre femmes et hommes ne porte pas préjudice qu’aux seules premières, mais entraîne une déperdition de valeur pour tous.
EN PRATIQUE(S)
Pour une plus grande vigilance des médias invitants
Du CSA en France au Women’s Media Center aux Etats-Unis, en passant par le réseau Women, en passant par le réseau Women in Media en Inde, l’organisation New Press Women au Mexique, Women for Media au Royaume-Uni, un grand nombre d’acteurs de l’observation des médias plaide aujourd’hui pour une vigilance accrue sur le thème de l’égalité femmes/hommes : il est notamment demandé aux chaînes de radio et télévision de mieux équilibrer les temps de prise de parole et de faire l’effort d’inviter davantage d’expertes en plateau.
Mais c’est bien d’un « effort » qu’il s’agit encore. D’une part, car cela exige des médias qu’ils challengent leurs façons de voir (quand la légitimité à prendre la parole ne passe peut-être plus seulement par le titre ou la fonction des personnes) et leurs méthodes de travail (quand il paraît plus confortable de puiser dans un vivier déjà constitué de « bons clients » plutôt que d’enrichir son carnet d’adresse d’outsiders). D’autre part, car les journalistes témoignent, avec une certaine bonne foi, de leur difficulté à identifier des femmes expertes, puisqu’elles s’inscrivent souvent dans une « chaîne d’invisibilité » qui les écarte de la lumière aussi dans les labos de recherche, dans les institutions ou dans les entreprises aux positions de leadership.
Pour une mise en avant de l’expertise au féminin
Au lieu de leur répondre sèchement « Si vous ne trouvez pas de femmes à inviter, c’est que vous n’avez pas bien cherché« , certaines initiatives proposent à la presse des annuaires de femmes légitimes identifiées.
C’est par exemple le cas en France de la plateforme Expertes (issue du Guide des Expertes, créé en 2012 par Marie-Françoise Colombani) qui recense plus de 1500 femmes qualifiées, disponibles pour intervenir sur 300 sujets différents dans tous les champs de la recherche et de l’analyse.
Pour une audace et une confiance renforcées des femmes invitées
Les médias ont donc tout entre les mains pour féminiser leurs ondes et colonnes. On entend cependant encore quelques journalistes regretter que, par trop souvent, celles qu’ils se donnent la peine de solliciter déclinent l’invitation à passer dans la lumière des projecteurs.
Par complexe d’imposture ? Plutôt par manque de confiance et surtout d’entraînement, nous disait il y a quelques temps la spécialiste du média training (et du développement du charisme) Béatrice Toulon : retournez vite consulter notre boîte à outils pour une prise de parole en public plus assurée ! Garantie 100% good tips pour oser l’expression médiatique et vivre pleinement le plaisir de partager ses connaissances et analyses avec le plus grand nombre.
Marie Donzel, pour le blog EVE.