Rencontre avec Ingrid Bianchi, co-fondatrice de l’AfmD.
Ingrid Bianchi est co-fondatrice de l’Association Française des Managers de la Diversité*.
Sensibilisée de longue date aux questions de diversité et mixité (genre, origines, parcours…) en entreprise, elle est aussi à la tête du cabinet de conseil Diversity Source Manager qu’elle a créé, membre du Club XXIè siècle et intervenante en milieu académique.
Pour en savoir plus sur la vision éclairée de cette pionnière française de la diversité et sur les missions et le fonctionnement de l’AfmD, nous l’avons interviewée.
Eve le blog : Bonjour Ingrid, vous comptez parmi les pionnier-es de la diversité en entreprise. Comment avez-vous été amenée à vous intéresser, dès le début des années 2000, à cette question?
Ingrid Bianchi : La diversité est une question qui s’est posée à moi dès les premières années de ma vie professionnelle, en 2000. Je travaillais alors dans un cabinet de chasse de tête assez atypique car il était adossé à une société de conseil en fusion-acquisition dont une large partie du business était tourné vers l’investissement dans les start-ups. Souvenez-vous de cette époque : un foisonnement d’innovations et de nouveaux modèles économiques mais des cultures managériales encore assez classiques et des profils de dirigeants assez traditionnels. Ma mission consistait à doper les équipes en recrutant des talents capables de faire croître rapidement les start-ups. Rapidement et durablement, car ces boîtes passaient parfois de 10 à 200 collaborateurs en moins de 6 mois, ce qui exigeait des qualités managériales multiples et assez inédites.
D’emblée, j’ai compris qu’il fallait raisonner en terme de « potentiel » plutôt qu’en « profil« . Ce qui allait faire la différence, c’était surtout la personnalité et la capacité d’adaptation et d’évolution. De plus, comme on était en période de croissance, les entreprises étaient en quelque sorte moins « regardantes » sur certains critères : le diplôme, les origines culturelles, l’âge… Ou le sexe! Alors, j’ai pu proposer à des postes clés des personnes aux profils considérés comme « audacieux« , même si, à moi, ça ne me paraissait pas une folie ni même exotique de faire embaucher un senior ou une femme qui avait arrêté de travailler trois ans pour élever ses enfants! Mais ça m’a effectivement vite valu le titre de « recruteuse de profils atypiques« !
Eve le blog : En même temps, c’était effectivement assez culotté, il y a quinze ans, de proposer des profils inattendus, qui ne cochaient pas « toutes les cases » de la légitimité traditionnelle…
Ingrid Bianchi : Oui et ça l’est encore. Même si mes clients n’étaient pas tous convaincus a priori par les CV que je leur présentais, à l’issue de la rencontre avec le candidat, ils avouaient être surpris par la qualité de leur profil.
Il y a quinze ans, on parlait déjà de lutte contre les discriminations, de parité, d’égalité professionnelle… Mais effectivement, l’idée que recruter dans la diversité puisse être un choix motivé par des intentions de performance économique n’était pas aussi couramment exprimée qu’aujourd’hui.
Eve le blog : Dès cette époque, vous formulez le sujet en termes de « diversité« ?
Ingrid Bianchi : Oui, quand en 2003, je fonde mon propre cabinet de conseil, je l’appelle Diversity Source Manager.
C’était, dès le départ, très conscient chez moi, parce que précisément, j’ai eu le sentiment que l’enjeu de demain pour les entreprises, ce n’était pas la représentation des différences, mais une approche globale d’ouverture qui permet de penser autrement, à partir de la diversité des talents et capable de valoriser de nouveaux styles de leaders, aptes à faire face au bouleversement économique et sociétal que nous vivons.
Eve le blog : Qu’en comprend le « milieu » des RH à l’époque?
Ingrid Bianchi : Il y a dix ans, les niveaux de conscience et de culture sur ce sujet étaient très hétéroclites dans la sphère large des ressources humaines en France (où j’inclus les RH des entreprises, mais aussi les cabinets de recrutement et la presse spécialisée).
Pour moi qui avais déjà à coeur de porter la problématique des diversités dans toute sa complexité, il était important que mon propos ne soit pas résumé à la question des minorités ou des discriminé-es… Mais ça ne loupe pas, le journal de l’APEC m’a fait un grand papier titré « La chasseuse de têtes de femmes« ! Dans la foulée, je reçois une foule de candidatures de femmes qui se disent « Enfin, un recruteur qui nous comprend! Enfin quelqu’un qui s’intéresse à nos problématiques particulières! »
Alors, why not, puisqu’il y a un vrai besoin, vraisemblablement, et que c’est une porte d’entrée pertinente pour faire comprendre ma démarche. Je fais le pari qu’on viendra vers moi avec une question « femmes » et que je saurai y répondre plus globalement autour du thème « talents et diversité« . Et c’est exactement ce qui se passe avec mon premier client, un patron de mutuelle qui veut féminiser sa gouvernance. Il me dit : « Trouvez-moi une femme pour mon CoDir« . Je lui réponds : « Pas de souci, je vous présenterai plusieurs candidatures, des hommes et des femmes de même niveau, et vous choisirez. » En l’occurrence, il a pris une femme, convaincu au passage que « femme » n’est pas un critère d’exception à d’autres exigences…
Eve le blog : Certes, il est hors de question de revoir ses exigences (sous-entendu à la baisse) pour recruter des femmes… Mais on sait aussi que pour recruter des femmes, il faut revoir ses process et remettre en question certaines visions traditionnelles de l’expression du leadership…
Ingrid Bianchi : Oui, c’est ce qui est subtil dans la promotion de la diversité : faire comprendre que l’on ne prend pas des mesures arrangeantes pour certaines « catégories « de population (cette notion même de « catégories » étant insensée car chacun-e d’entre nous recouvre bien sûr de multiples appartenances), mais que l’on fait évoluer les organisations pour que toutes et tous puissent y trouver leur juste et légitime place.
Diversifier le recrutement ou promouvoir le leadership des femmes, ce n’est pas « réserver » des places pour les figures de la diversité ou les femmes, c’est oeuvrer au changement pour rendre possible l’expression de leurs talents.
D’ailleurs, j’ai très rapidement compris qu’il fallait développer l’offre de Diversity Source Manager pour aller au-delà de la réflexion stratégique et du sourcing en construisant également des dispositifs d’accompagnement des équipes à l’appropriation de la diversité. Ce sont, par exemple, des programmes de mentoring, des séminaires de formation des managers et dirigeants pour appréhender l’enjeu diversité, des actions de networking et de coaching pour doper l’ambition des femmes et les préparer à prendre avec assurance des postes à fortes responsabilités…
Eve le blog : Outre une activité professionnelle très « engagée« , vous avez décidé d’agir aussi sur d’autres terrains. J’ai vu que vous étiez membre du Club XXIè siècle…
Ingrid Bianchi : Dès que ce Club a été créé, en 2004, avec pour leitmotiv « Valoriser cet atout formidable qu’est la diversité pour la France, en promouvant l’égalité des chances sans artifices ni passe-droits« , j’ai été séduite par l’esprit novateur et rassembleur des fondateurs. Au Club, qui est avant tout un groupe de personnalités qui s’apprécient et partagent des valeurs, la minorité, c’est moi, la blonde aux yeux bleus (rire)!
Le club XXIè siècle est un espace d’échanges constructifs, où chacun-e est conscient-e de ce qu’il est et représente pour les autres, autorisé à exprimer sa voix singulière et se risque au « frottement » avec celle des autres, sans que cela soit de l’opposition ou de la contradiction. Ce que j’observe au Club, c’est qu’on peut s’entendre sans parler d’une seule voix.
Parler ensemble sans avoir à tenir un discours unique, ce pourrait être une définition de la diversité.
Eve le blog : Et puis, en plus de votre fonction de cheffe d’entreprise et vos activités associatives, vous avez participé à la création d l’Association Française des Managers de la Diversité…
Ingrid Bianchi : Oui, au sein du Club XXIè siècle, j’ai plusieurs activités… Je participe, depuis sa création, en 2009, à la Chaire Management et Diversité de l’Université Paris Dauphine. J’ai accepté la proposition qui m’a été faite de rejoindre ce programme de formation continue car à présent que le sujet de la diversité est devenu assez médiatique en France et que de nombreuses organisations s’en sont emparé, il me semble indispensable de le nourrir d’une vision académique.
J’ai rencontré, au cours de cette expérience, des acteurs et actrices de la diversité qui oeuvrent sur d’autres terrains que les miens et qui m’ont alors apparu assez solitaires dans leur démarche égalité pro/diversité : à la fois dispersé-es, n’ayant pas de lieu pour se retrouver et partager l’expérience et les pratiques, et isolé-es parfois même au sein de leur organisation avec une mission insuffisamment articulée avec les activités business.
J’ai pensé qu’il fallait connecter ces personnes en réseau pour leur permettre d’échanger afin de faire avancer la nécessaire transversalité du sujet de la diversité qui ne doit pas rester une question RH mais doit percoler partout dans l’entreprise. L’enjeu était aussi d’officialiser la création d’une nouvelle fonction, celle de « manager de la diversité ». Voilà comment est née l’AfmD, sous l’impulsion du Club XXIè siècle.
Eve le blog : Comment fonctionne l’AfmD? Quelles sont ses activités?
Ingrid Bianchi : L’objectif de l’AfmD est d’intégrer le management des diversités dans les pratiques managériales. Afin d’impliquer les managers opérationnels, au-delà du seul responsable diversité, l’AfmD propose 10 places à chaque entreprise partenaire. Les représentant-es de ces entreprises participent à des commissions interpartenaires chargées d’expertiser des sujets spécifiques (nous avons par exemple, des commissions « articulation des temps de vie« , « diversités des parcours et formation« , « apparence physique en milieu professionnel« , « management intergénérationel », « labels« …) et partagent leurs expériences sous forme de petits-déjeuners-débats ou d’ateliers.
La particularité de l’AfmD est de croiser les échanges entre adhérents tout en bénéficiant de l’éclairage académique des enseignants-chercheurs associés aux groupes de travail et aux conférences-débats, dans une logique de co-production.
Nous organisons et/ou soutenons de nombreux événements, des colloques, des cycles de conférence, nous concluons des partenariats (nous sommes partenaires des Trophées de l’entreprise citoyenne, des Trophées des femmes de l’Industrie, des Trophées de l’accessibilité…), nous publions des rapports afin de diffuser nos travaux (sur les femmes dirigeantes, l’intergénérationnel, le dialogue social…).
Tout ce qui participe à faire progresser la réflexion et la mise en œuvre de la diversité a sa place à l’AfmD.
Eve le blog : Peut-on aller jusqu’à dire que l’AfmD est un think-tank de la diversité?
Ingrid Bianchi : Ce que l’on peut dire, c’est que l’AfmD a toujours exigé d’elle-même et de ses adhérent-es un haut niveau de réflexion et pour cela, pris le pari d’échanges vastes et sans tabou.
Cela implique qu’on s’y oblige à un langage de vérité. Quitte à être un peu poil à gratter, à poser des questions qui dérangent, même sur des sujets très sensibles sur lesquels le monde de l’entreprise a moins l’habitude de s’exprimer. Par exemple, nous avons lancé des discussions sur le fait religieux au travail qui soulève de vraies questions dont l’entreprise doit s’emparer, car le sujet agite notre société. Ce que nous pensons, c’est que ce n’est pas en éludant les sujets, surtout quand ils sont complexes, qu’on règle les problèmes : c’est en prenant de l’avance sur la réflexion, en confrontant les idées, en multipliant les points de vue et partageant les ressources pour pouvoir prendre des décisions éclairées le moment venu…
Dans une logique de recherche-action, l’AfmD identifie des solutions innovantes en apportant des outils concrets permettant de s’adapter aux situations soulevées par le management des diversités.
Eve le blog : Est-ce que ce parti pris d’une grande ouverture d’esprit va jusqu’à accueillir et instuire les critiques adressées à la notion même de « diversité« ?
Ingrid Bianchi : Bien entendu, le rôle de l’AfmD est aussi d’intégrer la réception et l’analyse des critiques sur la notion de diversité telle qu’elle est perçue, comprise et utilisée dans le langage des entreprises, des médias, des institutions, du monde associatif et politique…
Que cette notion de diversité enthousiasme ou irrite, elle ne laisse pas indifférent et ouvre un vaste champ de débats : par exemple, quand on dit que la diversité est facteur de performance, cela oblige à instruire le concept de performance (C’est quoi, la performance? Comment on l’évalue?) ; quand la diversité est renvoyée à du « politiquement correct« , ça incite à challenger les façons de parler de la diversité (Comment la définir? Comment enrichir la notion et éviter qu’elle soit galvaudée? ) ; quand la promotion de la diversité est accusée de paradoxalement stigmatiser des populations identifiées, ça ouvre le dialogue sur ce qui fait différence et similarité (C’est quoi le droit à la différence et le droit à l’indifférence? Quelles sont les facettes de nous-même par lesquelles nous nous identifions en société? Comment une même personne se conçoit comme « similaire » ou « différente » selon les contextes?)…
Je pense que la diversité est un sujet dynamique par essence, qui peut se prendre par plusieurs angles à la fois et travaille davantage sur les cheminements que sur les aboutissements. La diversité, est un sujet complexe et beaucoup plus étendu que l’image qu’on s’en fait, ça interroge un grand nombre d’interlocuteurs de l’entreprise et représente un levier d’innovation et de performance, c’est pour ça que c’est passionnant.
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE.
Nos partenaires Orange, SNCF, L’Oréal, Crédit Agricole S.A. et Groupe Caisse des Dépôts sont adhérents de l’AfmD.
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