L’égalité professionnelle est aussi une affaire d’hommes…

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Rencontre avec Brigitte Grésy, co-auteure du rapport du rapport sur Le poids des normes dites masculines sur la vie professionnelle et personnelle d’hommes du monde de l’entreprise.

 

Brigitte Grésy est Inspectrice Générale des Affaires Sociales. Depuis une dizaine d’années, elle a fait siens les sujets de l’égalité entre les hommes et les femmes, d’abord comme chef du service des droits des femmes et de l’égalité puis comme directrice de cabinet de la ministre de la parité et de l’égalité professionnelle.

On lui doit un incontournable Petit traité contre le sexisme ordinaire (Albin Michel, 2009) et plusieurs rapports qui font date dans la réflexion sur l’égalité. Le dernier d’entre eux, commandé par l’ORSE et co-écrit avec la psychanalyste Sylviane Giampano, met brillamment en lumière les ambivalences des hommes à l’égard de la montée en puissance des femmes. Avec la bienveillance et la pertinence qui sont ses marques de fabrique, elle a interrogé une vingtaine d’hommes sensibilisés et ouverts au dialogue sur le sujet. Pour en savoir plus sur les conditions de cette étude et pour approfondir les conclusions qu’elle établit, nous avons interrogé pendant près d’une heure Brigitte Grésy.

 

 

 

Programme EVE : Bonjour. Après avoir beaucoup travaillé sur le sort des femmes dans le monde professionnel, vous avez voulu, dans le cadre d’un rapport commandé par l’ORSE, poursuivre cette réflexion en recueillant les impressions des hommes sur la nouvelle place prise par les femmes, notamment dans les postes à responsabilité. Peut-on revenir sur les conditions de cette étude?

 

Rapport de Brigitte Grésy et Sylviane Giampano sur le poids des normes dites masculines

Brigitte Grésy : Cette étude s’inscrit dans un double contexte. D’abord, il y avait la volonté de l’ORSE (Observatoire de la Responsabilité Sociétale des Entreprises, ndlr) qui se préoccupe depuis plusieurs années du problème de la parité en entreprise et qui a acquis la conviction qu’elle ne pourrait advenir sans faire des hommes des acteurs à part entière de l’égalité professionnelle. Et puis, elle fait suite au rapport sur la parentalité que j’ai remis il y a un an à la ministre Roselyne Bachelot. J’y avais mis en évidence que la question de l’égalité professionnelle ne pourrait pas se faire sans associer les hommes, notamment parce qu’elle continue à être étroitement liée à celle du partage des tâches dans la vie privée. Enfin, Sylviane Giampino, la psychanalyste avec qui je co-signe ce rapport, avait la même envie d’aller voir ce qui se passait du côté des hommes, de leur ressenti par rapport à tout ce qui change en ce moment, en matière de répartition des rôles. Nous avons voulu interroger les hommes sur les stéréotypes masculins et voir dans quelle mesure ces stéréotypes étaient encore en vogue et si les hommes les revendiquaient. On a mis l’accent sur trois grandes normes réputées masculines : être un gagnant, ne jamais montrer une faille dans l’armure et faire partie du club des hommes. Mais l’enjeu était aussi d’observer les tensions que pouvait engendrer l’articulation des sphères privées et professionnelles et leur coût éventuel pour les hommes et pour leur famille.

 

Programme EVE : Quelle méthodologie avez-vous adopté?

 

Brigitte Grésy : Celle des entretiens. Avec une cible spécifique : une vingtaine d’hommes dont un quart de dirigeants et quinze cadres de 35-45 ans. Nous leur avons proposé des entretiens libres, très souples, qui ont duré entre une et deux heures. Et nous leur avons garanti un anonymat absolu dans la synthèse que nous ferions ensuite de leurs propos.

 

Programme EVE : Ce qui ressort des entretiens que vous avez effectués et de votre rapport, c’est que les hommes attendent des femmes qu’elles insufflent un nouveau mode de management (plus fondé sur l’écoute, l’empathie, la négociation, le collectif…) mais qu’ils se sentent frustrés et menacés par elles quand elles entendent diriger de la même façon qu’eux (avec esprit de compétition, dureté, refus des émotions)…

 

Brigitte Grésy : Je suis d’accord avec la première partie de votre proposition, sur le fait que les hommes attendent des femmes un autre mode de management, assez idéalisé. Mais j’apporterais des nuances à la seconde partie de ce que vous dites sur leur ressenti à l’égard des femmes qui se comportent « comme eux ». En réalité, ce qui ressort vraiment des entretiens, c’est deux enseignements : tout d’abord une forme de déni des hommes face à ces normes dites masculines. Non, ce ne sont pas les leurs, et quand elles apparaissent, elles sont liées, disent-ils à l’exercice du pouvoir lui-même et non pas à la masculinité. Et puis le deuxième enseignement, c’est la très grande ambivalence des hommes sur toutes les questions qui touchent au partage des responsabilités avec les femmes. On sent qu’il y a beaucoup de choses qui ont bougé et que c’est très perturbant pour eux. Il y a plusieurs facteurs combinés qui déstabilisent leur position.

– Le premier, c’est assurément la crise. Elle a littéralement démystifié le modèle de l’entreprise. Ce n’est plus l’assurance tous risques qu’elle a été car, aujourd’hui, elle peut aussi éjecter et exclure. Partant, les hommes qui s’y sentent fragilisés sont aussi mis en cause dans leur assignation identitaire traditionnelle : « je travaille à l’extérieur, je gagne ma vie, je pourvois aux besoins du foyer », ça ne marche plus comme avant…

 

– Deuxièmement, il y a effectivement, la montée en puissance des femmes. Dans les entretiens que nous avons menés, ce qui est impressionnant, c’est combien les hommes reconnaissent des qualités aux femmes et les admirent sincèrement : ils les trouvent douées et soulignent leur forte capacité de travail. Mais, dans le même temps, il ont tendance à les idéaliser et à qualifier leurs talents de façon spécifique : elles seraient plus à l’écoute et globalement plus en accord avec les modes de management modernes parce qu‘elles seraient des femmes. C’est peut-être une nouvelle forme de mystification. Et quand les femmes aux responsabilités en viennent à se comporter non pas avec souplesse et écoute, mais avec dureté et refus des émotions, ils disent qu’elles se comportent ainsi parce que l’exercice du pouvoir l’impose. Mais parallèlement, les femmes deviennent aussi des concurrentes enviées, notamment depuis l’instauration d’actions positives en leur faveur. Aujourd’hui, les quotas ne concernent que les conseils d’administration et la haute fonction publique, mais il existe des objectifs chiffrés de progression des femmes, y compris au coeur de l’entreprise et cela leur fait peur. Les cadres trentenaires et quadragénaires qui étaient la cible prioritaire de la promotion entrent maintenant dans ce que j’appelle l’ère du soupçon : ils se méfient d’une concurrence déloyale des femmes.

– Le troisième facteur de déstabilisation des hommes est la difficulté à trouver leur place dans la sphère privée et plus précisément la famille, dont ils ne sont plus le chef incontesté. C’est une autre assignation identitaire qui est bousculée.

 

Programme EVE : Sans jouer les avocats du diable, on peut quand même admettre que c’est une crainte assez légitime de leur part, non, de redouter les actions positives?

 

Brigitte Grésy : Légitime, oui, enfin, il faut quand même rappeler qu’avant les quotas légaux, il a existé des quotas invisibles, que c’est précisément ce qu’on appelle le plafond de verre et que ça reste la règle à 95%. Ce qui se passe avec les quotas, c’est la mise en transparence des moyens d’accès au pouvoir. Jusqu’ici, c’était dans l’ombre, sur des critères informels et obscurs, qu’on choisissait les collaborateurs de haut niveau. Maintenant, que sont établis des critères objectifs et un système de rattrapage du retard pris par les femmes (parce que c’est ça, les quotas), c’est vrai qu’à compétences égales, on va plutôt promouvoir des femmes. Donc oui, à l’échelle de l’individu, la crainte est légitime et le résultat est frustrant. De ce fait, il va aussi falloir repenser les métiers et les systèmes de promotion. Pour offrir de nouveaux débouchés aux hommes comme aux femmes. Il faut sans doute aller chercher du côté de voies de traverses un peu différentes pour accéder aux responsabilités. La réinternalisation du conseil dans les entreprises est par exemple une piste. Mais il y a aussi la question des priorités mentales à explorer pour faire prendre conscience aux hommes que tout ce qui est important dans la vie ne se joue pas au travail.

 

Programme EVE : Justement, votre rapport contient des développements très intéressants sur les ambiguïtés du réinvestissement des hommes dans la vie privée…

 

 

Brigitte Grésy : En effet, les hommes, en partie à cause de la crise dont nous avons déjà parlé, ont un désir de plus en plus fort d’aller voir ce qui se passe dans la sphère privée. Et ils découvrent qu’il y a de la valeur là-dedans. La montée des divorces a beaucoup joué aussi : les hommes se sont confrontés à des problèmes de gestion du temps, traditionnellement dévolus aux femmes. On assiste donc à de vrais mouvements de revalorisation du rôle du père et la conviction s’acquiert peu à peu que la performance ne peut reposer que sur l’équilibre. C’est le mouvement que j’appelle des « 3 D » : le Déni de la norme masculine, le Dépit par rapport aux avancées des femmes dans la sphère qui était celle des hommes et enfin le Désir d’autre chose. Ce désir n’a pas encore abouti, les hommes restent majoritaire préoccupés par le travail, mais ce désir naissant est assurément porteur d’espoir.

 

Programme EVE : Comment entretenir ce désir?

Brigitte Grésy : En convainquant. Encore et toujours. En expliquant en quoi la progression de l’égalité est un progrès de société et un facteur de bien-être pour tous. En accompagnant aussi ce désir par des politiques publiques : par exemple, le congé d’accueil de l’enfant, à parité égale, est une vraie solution pour impliquer les pères de façon plus valorisante que l’actuel congé paternité. Et puis, il faut inclure les hommes, faire des choses où ils se sentent autorisés à participer… Tiens, pourquoi vous ne créez pas le programme ADAM?

 

Programme EVE : C’est une idée… Avant de plancher sur ce gros dossier (rire), j’aimerais revenir un instant avec vous sur la question de la parité. On évoque souvent le crève-coeur que c’est de devoir écarter des hommes compétents pour « placer » des femmes. Mais on entend rarement ceux qui ont eu à constituer une équipe paritaire exprimer leur frustration d’avoir eu aussi à écarter des femmes compétentes. Il y a moins de femmes compétentes ou bien est-ce moins douloureux de les écarter?

 

Brigitte Grésy : Il n’y a pas moins de femmes compétentes, mais il y a moins de femmes visibles, elles ont moins de réseaux, elles sont moins nombreuses dans la liste des personnes à qui on pense immédiatement pour un poste très prisé… Et puis les femmes font moins de bruit quand elles se sentent lésées (rire)! Ce n’est pas un constat agréable à faire mais on sait d’expérience que les personnes qui revendiquent, qui exigent, qui s’expriment haut et fort, obtiennent au final davantage que ceux, et plutôt celles, d’ailleurs, qui attendent sagement et discrètement qu’on remarque leurs compétences. Il faut que les femmes revendiquent un peu plus, qu’elles se montrent, qu’elles se constituent en réseaux, qu’elles osent plus affirmer qu’elles sont capables.

 

Programme EVE : Pour finir, je voudrais vous poser une question sur le télétravail. Vous l’évoquez dans votre rapport et c’est un sujet sur lequel les partenaires du programme EVE planchent beaucoup en ce moment. Vous saluez ce dispositif comme un outil RH susceptible d’aider à préserver l’équilibre vie professionnelle/vie privée de chacun, mais vous mettez aussi en garde contre un détournement possible du télétravail qui, par effet pervers, pourrait renvoyer les femmes à la maison, certes pour y travailler, mais à la maison quand même…

 

 

Brigitte Grésy : Oui, tous les outils qu’on met en place pour favoriser l’égalité doivent de façon générale être interrogés dans leurs possibles effets pervers. Le télétravail, s’il est mal encadré, peut être à l’origine d’une invisibilité orchestrée. Il faut y faire attention. Surtout qu’il n’y a pas de raison objective pour que le télétravail ne concerne que les femmes. Dans le cas du temps partiel, il y a des négociations liées aux revenus du foyer, on peut comprendre que celui qui travaille moins, c’est celui qui a les revenus les moins importants au départ. Il n’y a plus cette dimension dans le télétravail, donc rien n’empêche que les hommes s’y mettent autant que les femmes.

 

Ecouter les hommes


 

Programme EVE : Merci, Brigitte Grésy. Voulez-vous conclure?

 

Brigitte Grésy : Je veux vraiment insister sur le fait qu’il faut écouter les hommes. C’est le bon moment pour ça. Jusqu’ici, ils n’éprouvaient pas le besoin de parler de toutes ces questions d’égalité. Maintenant, ils se sentent touchés et ils sont dans une grande ambivalence.L’ambivalence, c’est du mouvement, c’est le lieu des possibles. Il faut en profiter! Alors, à quand, ce programme ADAM?

 

 

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel

 

 

Pour aller plus loin :

– Le rapport de Brigitte Grésy et Sylviane Giampano, en téléchargement libre sur le site de l’ORSE

– En images : François Fatoux (ORSE), Sylviane Giampano et Brigitte Grésy expliquent la démarche du rapport sur le blog d’Elle Active

– La synthèse du rapport par les journalistes du Monde.

Comments 6

  1. Voilà qui donne de l’espoir! Bravo et si chacune de nous, on parlait au moins avec 1 homme, cela en ferait déjà beaucoup des hommes « ouverts »…!
    « l’homme qui veut déplacer les montagnes commence par enlever les petites pierres » Confucius

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