Le sport féminin, dernier bastion du sexisme?

Eve, Le Blog Actualité, Leadership, Rôles modèles

Rencontre avec Fabienne Broucaret, auteure de l’ouvrage du même titre.

 

 

Dès que nous avons ouvert notre chantier sport, nous sommes tombé-es sur son blog : Sportissima. Une mine d’informations exclusives, d’articles de fond, d’actualités décryptées autour d’un thème unique et passionnant : les femmes et le sport. En plus du site, un livre, paru juste avant les Jeux Olympiques de Londres, dont le titre annonce clairement la couleur : Le sport, dernier bastion du sexisme?

Histoire du sport féminin, étude clairvoyante de la représentation du corps dans la société, place des femmes dans les médias sportifs, image de la femme sportive, inégalités de revenus entre sportifs et sportives, conciliation vie familiale et vie de championne, présence dérisoire des femmes dans les instances dirigeantes du milieu sportif… Tout le spectre du sujet est balayé en 300 pages ponctuées de témoignages inédits.

Le livre nous a impressionné-es tant il traite avec pertinence et exhaustivité la problématique. Nous avons donné rendez-vous à Fabienne Broucaret dans un café à Paris. On savait qu’elle était journaliste, mais on ne s’attendait pas à ce qu’elle ait à peine la trentaine et déjà tant de lucidité, d’esprit de synthèse et d’audace. Rencontre.

 

Programme Eve : Bonjour Fabienne Broucaret. Vous êtes journaliste indépendante, spécialiste du sport féminin. Pourquoi avoir choisi ce thème ?

 

Fabienne Broucaret : J’aime le sport, j’en fais depuis toute petite. C’est aussi un domaine qui m’a permis de partager beaucoup de choses et beaucoup d’émotions avec mon père.

Aussi, pendant mes études à Sciences Po, j’ai trouvé assez naturel d’effectuer des stages dans les rubriques sportives de différents magazines ou quotidiens. Après mon diplôme, je suis entrée au au service société du ELLE. Au moment de la  Coupe du Monde de rugby, j’ai proposé une enquête complète sur les femmes et le rugby : les supportrices, les joueuses, les commentatrices sportives… Le sujet m’a passionnée.

En 2011, j’ai ouvert mon blog entièrement consacrée aux femmes dans le sport.

J’avais aussi ce projet de livre, j’ai cherché des éditeurs engagés sur les questions de féminisme, je suis tombée sur Michalon, qui avait déjà publié plusieurs essais vraiment intéressants et sur le sport et sur les femmes.

 

Programme Eve : Votre livre s’ouvre sur une histoire du sport féminin. Où l’on découvre que le sport moderne est précisément né au siècle bourgeois, une époque qu’on sait particulièrement peu favorable à l’émancipation des femmes…

Fabienne Broucaret : Oui. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le sport n’est pas un domaine à part de la société, il fait partie de la société et il en dit long sur les perceptions collectives.

Pour revenir à votre question sur la naissance du sport moderne, on peut dire qu’il trouve son origine dans la préparation militaire. En France, c’est l’époque de Napoléon III, la figure valorisée, c’est celle du soldat. Et à la même période, les femmes sont particulièrement invisibles dans la société. Le sport n’est pas pensé pour elles.

 

 

Pour le baron Pierre de Coubertin, père du mouvement sportif moderne, les femmes n’ont rien à faire sur le terrain…

Programme Eve : Mais quand il se démocratise, notamment sur l’impulsion de Pierre de Coubertin, le mouvement sportif se fait aussi sans les femmes…

Fabienne Broucaret : Ah… Pierre de Coubertin! On lui doit les Jeux Olympiques modernes, l’éducation physique à l’école et le fameux « esprit sportif », mais on lui doit aussi une belle collection de sorties machistes : « Les JO doivent être réservés aux hommes, le rôle des femmes devant être, avant tout, de couronner les vainqueurs », « Une olympiade femelle est impensable : elle est impraticable, inesthétique et incorrecte », et on en passe…

 

Programme Eve : Ce que vous dites aussi dans le livre, c’est qu’à l’époque, on argumente beaucoup sur l’idée pseudo-scientifique que le corps féminin n’est pas « fait » pour le sport.

Fabienne Broucaret : En effet, on estime qu’il est avant tout fait pour procréer. Qu’une femme mette son corps à disposition d’un autre objectif dérange les consciences de l’époque. Ce qui gêne aussi, c’est que ce corps féminin soit visible. On tolère les femmes dans les sports qui se pratiquent loin des yeux des spectateurs : la randonnée, par exemple, qui se pratique à l’écart des villes et en tenue couverte. Mais enfiler un short, montrer ses mollets, attacher ses cheveux, se débarrasser de tuniques embarrassantes pour adopter le maillot, ça, c’est très subversif.

La tenue des sportives est un constant sujet de contrôle social. Ici, en 1922, on vérifie la longueur réglementaire du costume de bain de quelques baigneuses.

Il n’y a qu’au moment de la première guerre mondiale, quand les hommes sont au front et que les femmes les remplacent à l’usine qu’elles osent aussi aller fouler les stades. Ensuite, le sport féminin profitera de toutes les avancées sociales de chaque époque : les congés payés et l’avènement des loisirs sportifs pour tous, la généralisation de l’éducation physique et sportive à l’école, l’évolution des mentalités vers une prise de conscience des préjugés sexistes…

Mais la tenue  des sportives restera, sinon un sujet de controverses, toujours un sujet de discussions ou d’intérêt déplacé. Il suffit de voir le traitement réservé par les photographes et cadreurs aux beach-volleyeuses : leur bikini semble plus important à montrer que leurs smash!

 

Programme Eve : Revenons un instant sur le corps féminin procréateur. Est-ce que maternité et sport ne restent pas aujourd’hui encore incompatibles dans les esprits?

Fabienne Broucaret : Beaucoup de choses ont évolué, pour les sportives elles-mêmes, ces dernières années. Il y a encore quinze ans, faire un enfant, c’était mettre fin à sa carrière sportive. Revenir au niveau était incroyablement difficile et les sponsors vous lâchaient.

 

Aujourd’hui, elles sont nombreuses à être performantes sur le terrain tout en étant mères : Laure Manaudou, Laura Flessel, Muriel Hurtis, Christine Arron, Kim Clijsters, Lindsay Davenport et beaucoup d’autres ont prouvé qu’elles pouvaient revenir au meilleur niveau, et parfois aller encore plus haut, après une maternité. La marathonienne Paula Radcliffe, qui a remporté le marathon de New York dans l’année qui a suivi la naissance de son bébé, explique tout simplement que devenir mère l’a rendue plus heureuse et plus forte. Le mental des sportives semble boosté par la maternité. C’est tout le contraire de ce qu’on en pensait il y a encore quelques années.

Mais ça va avec une vraie volonté d’accompagnement des sportives pendant la grossesse et après. A l’INSEP, les sportives de haut niveau qui sont enceintes font désormais l’objet d’un suivi spécifique, à la fois du point de vue nutritionnel pour les aider à gérer la prise de poids et du point de vue sportif, pour préserver la masse musculaire. Selon les sports, on peut s’entraîner jusqu’à un certain stade de grossesse, sans contre-indication particulière et c’est important pour préparer l’après.

Mais il faut quand même ajouter que les sportives ne bénéficient pas d’un congé maternité clasique. Leurs revenus ne sont pas garantis pendant la période de grossesse, c’est au bon vouloir des sponsors et des clubs, selon les contrats.

 

Programme Eve : vous avez aussi remarqué, au cours de vos nombreuses interviews de sportives, que la plupart de celles qui sont mères en sont tout particulièrement fières…

 

Fabienne Broucaret : Oui, les sportives parlent beaucoup de leurs enfants. Elles disent très naturellement qu’elles ont eu envie de gagner pour eux et elles veulent partager leur victoire avec eux, comme par exemple Kim Clijsters qu’on a vu se faire remettre son trophée de l’US Open avec sa petite fille. Je crois qu’elles ont à coeur de montrer que c’est possible. Elles savent qu’au quotidien, elles ne sont pas des mères comme les autres, mais elles ont envie de dire qu’elles sont des mères quand même.

 

Programme Eve : Pas des mères comme les autres, c’est sûr… Comment font-elles, par exemple, pour gérer des déplacements fréquents, des horaires particuliers, des conditions de travail qui changent souvent?

Fabienne Broucaret : Elles se font aider. Les conjoints et les familles jouent un rôle important. Quand il y a une crèche sur leur lieu d’entraînement, comme à l’INSEP, c’est aussi une vraie solution pour les aider à poursuivre leur carrière.

 

Programme Eve : La figure de la sportive maman est en train de s’installer et elle semble bénéficier d’une certaine bienveillance. Mais qu’en est-il de l’autre grande figure : la sportive glamour?

Fabienne Broucaret : La figure de la sportive glamour est très étroitement liée au système de financement des carrières sportives. Quand vous êtes sportif, vous ne vivez pas seulement de vos primes, mais aussi et surtout des sponsors et des contrats publicitaires. Il y a là une vraie inégalité entre hommes et femmes. Inégalité des revenus et inégalité des représentations.

Pour décrocher des contrats et gagner leur vie, les sportives doivent être jolies et sexy. Le reproche à celles qui ne le sont pas est d’ailleurs à peine voilé : ne pas être « féminine » au sens publicitaire du terme est mal vu. Les filles qui lancent le poids ou soulèvent des haltères en prennent pour leur grade à ce propos, on leur reproche d’avoir choisi une discipline pas sexy.

Les sportives sont parfois assez agacées par cette exigence de glamour : tiens, vous pourrez aller jeter un oeil à la campagne d’affichage de la fédération de foot féminin de 2009. Quatre joueuses ont posé nues sous le slogan « Faut-il en arriver là pour que vous veniez nous voir jouer? ». La campagne est amusante mais elle n’a pas plu à toutes les joueuses de l’équipe qui auraient préféré être promues comme des championnes sur le terrain et non comme des mannequins. De plus, notons que cette opération de communication n’a eu qu’un impact limité : c’est la belle performance de l’équipe féminine de foot féminin l’an passé qui a véritablement donné de la visibilité à nos Bleues.

 

Programme Eve : Le foot féminin, justement, est un exemple très intéressant. On assiste à un réel engouement. A quoi l’attribuez-vous?

 

Fabienne Broucaret : Au niveau de jeu, pour commencer. Elles sont devenues très fortes, nos footballeuses. Mais ce qui mérite d’être souligné, c’est qu’elles ont commencé à intéresser les médias après avoir réalisé l’exploit.

Dans le sport, les hommes sont suivis pendant leur préparation, pendant les matchs intermédiaires. Les femmes, c’est une fois qu’elles sont au top. Et encore, regardons les choses en face : elles ne bénéficient toujours pas de la même couverture médiatique que les hommes.

 

Programme Eve : D’aucuns disent que le sport féminin est moins intéressant à regarder que le sport masculin. C’était notamment un des arguments avancés par Gilles Simon au moment de sa sortie misogyne sur les primes au tennis.

 

Fabienne Broucaret : Il y a des cycles dans le sport. Pendant une période, telle ou telle discipline est particulièrement stimulante, c’est vrai que c’est le cas du tennis masculin en ce moment. Mais ça n’a pas toujours été le cas, dans les années 1990, pour voir du très bon tennis, il va mieux aller voir du côté des courts féminins.

Ce qu’il faut aussi cerner, c’est que le niveau de jeu dépend toujours du niveau d’investissement : dire qu’une équipe féminine est moins performante qu’une équipe masculine sans interroger les conditions d’entraînement, la situation financière personnelle des joueurs ou joueuses, c’est se voiler la face sur le système sportif. Il est évident que vous n’avez pas le même niveau de jeu quand vous ne faites que du foot toute la journée, en vous entraînant sur des stades bien entretenus, sans avoir à vous inquiéter de vos revenus et quand vous allez à l’entraînement après une journée de boulot sur un gazon râpé en vous demandant comment vous allez boucler le mois et qui garde les enfants pendant ce temps…

 

Programme Eve : Comment agir positivement pour plus d’égalité dans le sport?

Fabienne Broucaret : D’abord, il faut que les femmes investissent le terrain sportif. Il faut qu’elles s’intéressent à ce sujet, qui n’est pas qu’une affaire de loisirs mais aussi un enjeu majeur de santé publique (il suffit de voir à quels problèmes d’obésité et de maladies cardio-vasculaires se confrontent les femmes, dès un assez jeune âge, dans les pays où le sport leur est interdit).

Il y a des places à occuper partout dans le sport : on manque de dirigeantes dans les instances officielles du milieu sportif, on manque d’entraîneuses et d’arbitres sur les terrains, on manque de femmes qui ne soient pas seulement jolies comme des mannequins pour commenter le sport à la télé...

Et puis, le sport féminin, ce peut aussi être un immense marché : regardez ce qui se passe pour la course à pieds. Les femmes aiment ce sport, le pratiquent énormément. Toutes les entreprises qui se sont lancées sur ce créneau font de beaux bénéfices : depuis les revues spécialisées comme Running pour Elles jusqu’aux équipementiers sportifs.

Les femmes ont une carte à jouer dans le sport, mais je défends l’idée d’un indispensable volontarisme politique notamment pour leur permettre d’accéder aux responsabilités. Ca va au-delà de la nomination d’une femme au poste de Ministre des Sports, qui, par une certaine ironie, est souvent occupée par une femme. Ca suppose d’encourager concrètement le milieu sportif à se concevoir plus égalitaire. L’ancienne Ministre Chantal Jouanno avait proposé des quotas dans les fédérations. Ca se pratique déjà dans certains pays d’Europe du Nord.

On parle aussi de mettre en place un réseau officiel de femmes dirigeantes du sport, avec toute une panoplie bien connue d’outils favorisant le leadership : mentoring, travail sur l’estime de soi, media-training, formation à la gestion des conflits…

Le sport ne peut pas prendre de retard sur cette évolution majeure de la société actuelle.

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel