Un plaidoyer pour la reconnaissance du masculin pluriel (et pour un autre regard sur le sexisme)
Dans le cadre de son dossier thématique consacré à l’engagement des hommes, le blog EVE vous propose une chronique livre dédiée, une fois n’est pas coutume, à la question de la masculinité.
Ou pluôt devrait-on dire des « masculinités », après avoir lu la sociologue australienne Raewyn Connell. Car pas plus que le féminin n’est réductible aux généralités et stéréotypes qui lui attribuent le sens du « care« , le goût de la communication ou l’esprit de conciliation, le masculin ne peut être entièrement embrassé par l’idée commune que l’on se fait de la virilité.
Cette vision ordinaire de l’homme, Connell la nomme « masculinité hégémonique » et la définit ainsi : « configuration des pratiques de genre visant à assurer la perpétuation du patriarcat et la domination des hommes sur les femmes« . C’est un peu conceptuel, mais l’idée, forgée au début des années 1980 par la chercheuse, est que « la domination masculine » est avant tout la domination d’une perception du masculin articulée uniquement autour des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. La masculinité ne serait donc pas le propre de l’homme mais une « organisation sociale » qui oppose hommes et femmes et régit leurs relations suivant un ordre hiérarchique. Autrement dit, l’homme n’est pas toujours dominateur, mais la masculinité l’est souvent. Et cela, à l’endroit des femmes mais aussi de certains hommes.
Partant, l’auteure établit une typologie des masculinités « connexes » à la « masculinité hégémonique » :
– La masculinité « complice« , qui participe à conforter la relation de domination sans pour autant en bénéficier. Un profil particulièrement exposé à l’amertume (et à la résistance) quand les femmes montent en puissance : il est « frustrant » de voir bousculées des règles du jeu sur lesquelles on a parié, alors même qu’on a même pas eu l’occasion de gagner une partie!
– La masculinité « subordonnée« , repoussée par la « masculinité hégémonique » en tant que non-masculinité, que ce soit du fait d’un comportement considéré comme « éfféminé » ou du fait de la contestation improbable (et suspicieuse) d’une organisation sociale qui est à l’intérêt des hommes. Ici, on trouvera des hommes qui ne se reconnaissent pas dans les normes de la virilité (voire à qui ces normes font honte) et/ou veulent assumer une part dite « féminine » d’eux-mêmes et/ou refusent tout simplement de tirer profit d’une sorte d’abus de position dominante que leur seul sexe leur permettrait.
– La masculinité « marginalisée« qui subit la domination de la « masculinité hégémonique » soit du fait de son appartenance à des origines (sociales, raciales…) qui font motif de discrimination soit du fait de sa « subordination » qui lui vaut du mépris. Ici, dit Connell, on va retrouver l’homme qui est discriminé par d’autres hommes. Sans que cela empêche pour autant qu’il soit lui-même, selon les situations, acteur de la domination des hommes sur les femmes ou sur d’autres hommes encore. On verra ainsi des victimes de racisme exprimer du sexisme, des victimes d’homophobie exprimer du racisme, des victimes de sexisme exprimer du racisme et/ou de l’homophobie etc.
Si la typologie de Connell est utile pour penser la complexité et la diversité du « masculin« , elle n’en est pas non plus un logiciel systémique capable de tout expliquer des relations des hommes avec les femmes et des hommes entre eux. Car les formes de la masculinité (comme de la féminité) ne sont pas figées.
Certaines sont « institutionnalisées« , c’est à dire reconnues, validées et confortées par la société, notamment via les stéréotypes bienveillants qui infusent les mentalités (« l’homme qui a de la carrure!« ) et via les visions et critères de légitimation qui forgent de la réalité (quand à force de voir des « hommes qui ont de la carrure » aux postes de pouvoir, on finit par se convaincre que la « carrure » est la première des qualités pour exercer le pouvoir).
Mais d’autres formes de la masculinité, notamment celles qui sont en rupture avec le modèle « hégémonique« , sont en incessante dynamique : l’homme qui n’est pas dans un comportement « viril » parfaitement attendu (tout comme la femme qui n’est pas un comportement « féminin » parfaitement « conforme« ) va se trouver en tension permanente entre la définition de soi par rapport à la norme (« je ne me reconnais pas dans la virilité machiste, mais je suis quand même un homme« , « je me sens les mêmes compétences qu’un homme, mais je sais rester une femme« ) et la définition de son propre modèle autonome de masculinité ou de féminité, sans besoin de se justifier (« être femme ou être homme n’est pas le critère premier pour me qualifier« ).
Au final, le livre de Raewyn Connell, aussi solide dans son déroulé intellectuel que sensible dans les exemples de parcours masculins « hors normes » qui l’illustrent, vient suggérer une autre approche de la lutte contre le sexisme : celle qui propose aux individus non tant de s’affranchir de la norme, que créer et d’imposer de la vision de soi concurrente et surtout « décentrée« , c’est à dire débarassée de la référence aux modèles et contre-modèles existants. Et si, pour se définir en tant qu’homme, une autre voie était possible que celle qui consiste à se distinguer des femmes d’une part et celle qui consiste à se référer, par conformation ou opposition, aux autres hommes d’autres part? Une ode à « l’être soi » singulier qui ouvre aux hommes aussi, enfin, la possibilité de se libérer.
Marie Donzel, pour le blog EVE.
Raewyn Connell, Masculinités, édition présentée par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Ed. Amesterdam, 2014
Raewyn Connell, Masculinities, Polity Press, 2005
Lire aussi, dans notre dossier « engagement des hommes »
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– Nos entretiens avec Antoine de Gabrielli, fondateur de Mercredi-C-Papa, du réseau Happy Men et auteur d’une étude consacrée aux perceptions de la question de l’égalité par les hommes du monde de l’entreprise
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