A. Unguresan
A la suite de notre billet consacré aux démarches de certification de la politique d’égalité professionnelle de L’Oréal, nous avons voulu creuser un peu plus la question de la labellisation. Nous avons donc interviewé Aniela Unguresan, co-créatrice d’un label tout récent mais déjà parmi les plus réputés à l’échelle mondiale : EDGE.
Parce que la méthodologie qu’elle a co-élaborée avec une pléiade de chercheur-es de très haut niveau de toutes disciplines et de multiples horizons permet non seulement d’évaluer les résultats mais aussi de challenger les process d’une politique d’égalité professionnelle, elle a pu faire d’un outil de certification un authentique levier de dynamique d’innovation sociale.
Rencontre.
EVE le blog : Bonjour Aniela,vous êtes co-fondatrice du Gender Equality Project, à l’origine de la certification EDGE. Quel parcours vous y a menée?
Aniela Unguresan : J’ai eu plusieurs « premières » carrières : j’ai travaillé dans le conseil en stratégie et finances, puis comme trader, avant de monter et diriger une start-up dans le domaine technologique. Nicole Schwab, la co-fondatrice du Gender Equality Project a elle, un background de biologiste qui a exercé dans le monde de la recherche puis comme consultante en politiques publiques auprès de diverses grandes institutions internationales.
EVE le blog : Aviez-vous des prédispositions particulières pour vous intéresser au sujet de l’égalité professionnelle?
Aniela Unguresan : Nicole et moi-même avons eu des parcours professionnels exigeants, certes, mais assez fluides. Nous avons toujours travaillé sur des projets intéressants, nous avons progressé régulièrement dans nos métiers, nous avons été le plus souvent dans des situations où ce qui était jugé, c’était nos résultats.
Nous avions conscience d’être assez privilégiées et que toutes les femmes de notre génération n’avaient pas la même chance. Il y a quelques années, nous voyions aussi de plus en plus de femmes autour de nous évoquer leur désir d’une plus grande implication familiale comme quelque chose de plus ou moins incompatible avec la poursuite de leur carrière professionnelle. Elles se retrouvaient dans le fameux dilemme « caregiver vs breadwinner« , ce qui nous a mis la puce à l’oreille sur la prégnance des stéréotypes dans la société.
Mais dans le même temps, nous voyions que cette société était en train de changer et que de nombreuses entreprises prenaient très au sérieux le sujet de l’engagement des femmes et des hommes dans les différents rôles d’une vie et avaient envie d’agir pour créer des cultures plus inclusives. Nous avons pensé qu’en accompagnant ces entreprises volontaires pour s’engager dans de nouvelles voies d’organisation du travail avec une méthodologie rigoureuse, nous pourrions vraiment participer au changement. Alors, en 2009, nous avons créé une structure pour concrétiser cette intention : la Fondation The Gender Equality Project qui a été renommée en 2013 pour devenir EDGE Certified Foundation.
EVE le blog : Comment avez-vous défini l’objet et les missions de cette Fondation ?
Aniela Unguresan : Nous l’avons envisagée comme une institution capable de produire des instruments de mesure clairs, précis et articulés pour évaluer l’égalité professionnelle.
Alors, pour commencer, nous nous sommes entourés de nombreux-ses expert-es du monde entier, spécialistes des politiques publiques et des gender studies comme Iris Bohnet (Harvard), du droit comme Judith Resnick (Yale), du développement économique comme Johannes Jutting (OCDE), entre autres, et de représentant-es d’institutions internationales telle Saadia Zahidi du Forum Economique Mondial… Et nous avons les avons réuni-es dans un conseil académique et scientifique.
EVE le blog : Pourquoi vous semblait-il nécessaire de placer un tel aréopage de « têtes pensantes » au centre de votre organisation?
Aniela Unguresan : Pour plusieurs raisons… Qui étaient autant de batailles à mener!
La première de ces batailles, c’était d’expertiser le sujet de l’égalité, de ne pas le laisser aux intuitions et aux convictions, de ne pas non plus le considérer seulement comme un art, mais d’en faire une vraie science. Cela, parce qu’il y va de la crédibilité de nos travaux mais aussi tout simplement parce que nous nous adresserions à des dirigeant-es et que ceux-là et celles-là parlent le langage très exact des indicateurs.
La seconde de ces batailles, c’était de faire comprendre que c’est un sujet « genre » et non un seul sujet « femmes ».
La troisième, c’est qu’en plus de concerner les deux genres, le sujet est aussi fondamentalement transversal, il fait appel à toutes les dimensions de l’activité humaine et donc à toutes les disciplines, de l’économie au droit, en passant par la sociologie, la psychologie, l’ingénierie…
EVE le blog : Et concrètement, une fois cette organisation mise en place, quelle a été votre démarche?
Aniela Unguresan : Nous nous sommes attelé-es à construire un système de mesure global qualitatif et quantitatif portant sur les résultats d’une politique d’égalité mais permettant aussi d’évaluer le processus en lui-même.
EVE le blog : Pourquoi est-ce important, quand on bâtit un instrument de mesure, de ne pas s’en tenir à l’évaluation des résultats, mais d’interroger aussi les moyens et les process?
Aniela Unguresan : Parce qu’en matière d’égalité comme en matière de business, il y a des façons d’obtenir des résultats rapides et parfois spectaculaires sans qu’il soit forcément durables (dans tous les sens du terme). Il est important de pouvoir observer des résultats tangibles, ne serait-ce que pour faire connaître et valoriser l’action, mais il est surtout essentiel de s’assurer que ces résultats procèdent de dynamiques riches et persistantes.
EVE le blog : Et une fois votre outil de mesure de l’égalité créé…
Aniela Unguresan : … Il a fallu le tester, pour vérifier qu’il s’appliquait à toutes les industries, dans tous les pays et à différentes échelles d’entreprises.
Nous avons conçu un programme de « test en laboratoire » avec 7 entreprises pilotes à qui nous avons demandé de choisir chacune un pays pour expérimenter notre méthodologie : L’oréal, Ogilvy, Pfizer, Coca-Cola, Alcatel-Lucent, BC Hydro et PwC.
Fin 2010, les premiers résultats confirmaient que notre système de mesure s’appliquait à tous les pays et à toutes les filières et que nos 5 domaine d’analyse articulés (rémunération, recrutement/promotion, formation au leadership/mentorat, flexibilité du travail et culture d’entreprise) étaient partout pertinents.
Nous avons ainsi pu établir un standard mondial de l’égalité pro.
Enfin, nous avons cerné que la méthodologie en tant que telle allait pouvoir servir d’instrument de pilotage à part entière.
EVE le blog : Alors, vous avez imaginé une certification : EDGE…
Aniela Unguresan : Oui, en janvier 2011, nous avons lancé le label à Davos, lors du Forum Economique Mondial… Et immédiatement, la solidité de notre démarche, la crédibilité de notre méthodologie, les effets multiples qu’une entreprise peut attendre d’un process d’évaluation unique comme celui-ci ont séduit de nouveaux clients. L’un d’eux, Accenture, a d’ailleurs ensuite co-construit avec nous un outil technologique de préparation des entreprises à la certification : l’outil d’évaluation EDGE.
EVE le blog : Aujourd’hui, donc, EDGE Certified Foundation, c’est une Fondation, un label et un cabinet de conseil?
Aniela Unguresan : En fait, nous avons soigneusement veillé à séparer nos activités. La Fondation, sans activité commerciale et dont les ressources proviennent de dotations hors entreprises clientes, fixe la méthodologie et établit le standard.
Sa branche commerciale – une entité complètement séparée -, EDGE Strategy, se charge d’accompagner les entreprises dans le processus visant à la certification, c’est ce que vous appelez l’activité de conseil.
Ensuite, la certification elle-même n’est pas faite par nous, nous avons choisi le tiers certificateur DNV-GL, troisième groupe d’audit au niveau mondial.
EVE le blog : Combien d’entreprises sont aujourd’hui certifiées EDGE?
Aniela Unguresan : 7 entreprises sont aujourd’hui certifiées EDGE et 55 multinationales sont en cours de certification.
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE, avec la complicité de Stéphanie Oueda (L’Oréal).
Lire aussi :
– Des labels « gender equality », pourquoi faire? Le cas L’Oréal.
– SNCF, entreprise certifiée « égalité pro » par l’AFNOR
– Notre entretien avec Jean-Claude Le Grand, Directeur du Développement International des RH et Directeur Corporate Diversités de L’Oréal
– Notre entretien avec Hélène Périvier, économiste à l’OFCE