Chaque fois que les chiffres tombent, le constat désarme : la dernière étude du CSA sur la place des femmes dans les émissions de débats et d’éclairage de l’actualité, datant d’octobre dernier, témoigne d’une redoutable inertie. Depuis plusieurs années que l’Autorité Indépendante se penche sur le sujet, le taux ne varie pas : les femmes comptent pour moins de 20% des expert-es invité-es sur les plateaux de radios et télévisions.
Sur certaines thématiques, leur représentation est carrément en chute libre : agriculture, religion, défense, économie restent des problématiques discutées majoritairement entre hommes…
Le rapport du CSA révèle encore que, quand les femmes sont conviées sur un plateau, leur temps de parole est inférieure à celui des hommes qui débattent avec elles.
Une fois ce décevant constat, fait, comment agir? Comment apporter des réponses pragmatiques et constructives à ce défaut de mixité dans l’univers non pas de l’expertise en général, mais de l’expertise médiatisée? C’est la question que s’est posée il y a 4 ans, la journaliste (alors éditorialiste au Elle) Marie-Françoise Colombani.
Pour une réponse pragmatique et constructive
Contactée par le blog EVE, cette femme de médias qui a personnellement eu la très belle carrière que l’on sait, dit « en avoir eu un jour assez d’entendre une excuse toute trouvée » par les programmateurs d’émissions d’information et d’actualité : « Des femmes, on veut bien en faire venir en plateau, mais on n’en trouve pas« . Alors, elle a tout simplement décidé de les chercher à leur place… Et de leur apporter sur un plateau tout ce qu’il faut pour qu’ils n’aient plus qu’à passer un coup de fil pour inviter des femmes à s’asseoir à la table des discussions.
C’est ainsi que le premier Guide des Expertes est né, en 2012. Distribué gracieusement aux rédactions, ce premier annuaire des femmes qui maîtrisent un sujet sur le bout des doigts, choisies sur des critères de légitimité forts (« qu’elles soient rattachées à de grands organismes, qu’elles aient publié et qu’elles soient reconnues en leur domaine par leurs pairs« , précise Marie-Françoise Colombani) proposait alors 100 entrées, avec toutes les références et coordonnées des personnalités citées.
Une « vraie démarche réseau »
Pour les « trouver« , Marie-Françoise Colombani et la « toute petite équipe ultra-motivée » qui l’entoure n’ont eu qu’à faire ce à quoi pourrait spontanément s’atteler qui « cherche » avec bonne foi et bonne volonté une femme pour s’exprimer sur un sujet (qui « cherche » aussi, rappelle-t-elle au passage, à tout simplement varier la composition des plateaux et proposer des « têtes nouvelles » de temps en temps) : elle a écumé la toile et passé des coups de téléphone.
A des hommes, en pariant sur leur conscience du nécessaire partage des responsabilités et des espaces d’expression. Pari gagné : « Quand j’ai appelé, par exemple, le constitutionnaliste Guy Carcassonne qui était lui-même partout invité dès qu’il y avait une question de droit public à traiter, il m’a tout de suite dit « Mais moi, des noms de femmes compétentes sur ces sujets, j’en ai plein à vous donner »… » Alors, il a tout naturellement ouvert son carnet d’adresse. Les femmes contactées pour apparaître dans le Guide des Expertes ont aussi joué le jeu, attirant à leur tour l’attention des rédactrices de cet annuaire sur leurs brillantes collègues et consoeurs. Ainsi, avec « une vraie démarche réseau, on a créé une chaîne formidable », s’exclame Marie-Françoise Colombani.
Résultat, pour la deuxième édition du Guide, l’an passé, ce ne sont plus 100 noms de femmes expertes mais déjà 300 qui sont listés. A l’occasion, Najat Vallaud-Belkacem signe une préface élogieuse et pleine d’optimisme : on a là un outil exceptionnel pour faire enfin bouger les lignes.
400 expertes dans le Guide 2014
Et la saga continue en 2014 : cette année, ce sont « 400 femmes pour enrichir le débat » que propose le Guide. Marie-Françoise Colombani est bien entendu ravie de ce succès qui s’accompagne de chaleureux encouragements des médias eux-mêmes. Elle se satisfait aussi de ce que le Guide ait encore gagné, dans cette dernière édition, en praticité pour ses utilisatrices et utilisateurs et donc en potentiel d’efficacité pour faire progresser la mixité.
En effet, la troisième édition de ce Who’s Who (gratuit toutefois pour celles qui y figurent) des femmes expertes s’ouvre sur un éphéméride des grands événements nationaux et internationaux qui feront l’info dans les 12 mois à venir, avec pour chacun un renvoi aux notices des femmes susceptibles de se prononcer sur les problématiques qu’ils soulèveront : cinquantième anniversaire du rétablissement des relations Chine-France, elles sont une dizaine de démographes, juristes, anthropologues, politologues, internationalistes, historiennes à avoir leur mot à dire ; l’astéroïde 2003 QQ47 frôlera la terre en mars, rendez-vous pages 236, 361 ou 416 avec des astrophysiciennes à la pointe ; Jeux d’Hiver, Coupe du Monde de foot au Brésil, 101è Tour de France, elles sont encore une foule à pouvoir apporter leurs lumières, comme sur des dizaines d’autres sujets…
Dévalorisant, de figurer dans un guide exclusivement féminin?
L’initiative de Marie-Françoise Colombani nous a évidemment enchanté-es. Mais, pour interroger toutes les facettes de la question de la visibilité des femmes dans les médias, nous lui avons aussi demandé de nous parler des réactions des femmes sollicitées pour apparaître dans ce Guide.
Nous voulions savoir en particulier si certaines avaient pu être gênées à l’idée de figurer dans un annuaire exclusivement féminin quand l’intention même est de démontrer que l’expertise n’a pas de sexe. « Comme pour les quotas, cet argument selon lequel il serait humiliant pour une femme d’être mise en avant en tant que femme et non en tant que personne compétente est tordu. Les femmes à qui nous proposons d’entrer dans le Guide sont tout simplement ravies qu’on les appelle, ravies de pouvoir parler des sujets sur lesquels elles travaillent et qui les passionnent. Elles ne sont pas en train de se poser une question aussi bizarre que « si je suis dans un guide de femmes, est-ce que ça met en cause ma compétence? » Elles sont compétentes, c’est une évidence, compétentes et femmes. Ce n’est pas exclusif l’un de l’autre, à ce qu’on sache! »
Faire évoluer les codes de l’expression médiatique au féminin
Pas de raison donc pour elles, de se laisser intimider par quelque ritournelle insincère qui viserait à les décourager de s’affirmer en femmes ET expertes, sans avoir à troquer l’un contre l’autre. Mais au chapitre du découragement, nous avons aussi questionné Marie-Françoise Colombani sur une autre figure imposée de la discussion sur la visibilité des femmes dans les médias : il se dit aussi qu’il n’est pas rare, quand on contacte une femme pour intervenir dans une émission, qu’elle décline la proposition, parce qu’indisponible ou mal à l’aise à l’idée de s’exprimer en public. Y a-t-il une part de vérité là-dedans?
L’initiatrice du Guide des Expertes est sûre d’une chose : « Ces femmes ont envie de s’exprimer et elles ont des choses à dire, il faut leur donner confiance en elles et les familiariser avec les codes de l’expression médiatique. A ce titre d’ailleurs, notre projet se prolonge sur Internet avec des petits tutoriels de média-training« .
Elle pense aussi que les codes en question doivent évoluer, pour rendre les plateaux plus accueillants pour les femmes. C’est toute la représentation stéréotypale du féminin et du masculin à l’écran qui est ici challengée, quand il semble que l’on attende d’une femme médiatisée, à la façon d’un pré-requis, qu’elle donne une image « glamour » de son genre. « Une experte n’est pas une mannequin. Elle ne vient pas pour se montrer, elle vient pour parler, alors qu’on la laisse parler! »
Marie Donzel, pour le blog EVE