Rencontre avec Alban Jacquemart,
auteur de Les hommes dans les mouvements féministes, socio-histoire d’un engagement improbable.
Alban Jacquemart est chercheur en sociologie, spécialiste du militantisme et des études de genre.
Il a soutenu en 2011 une thèse consacrée à l’engagement des hommes dans les associations et mouvements en faveur de l’égalité et des droits des femmes, de laquelle a été tiré un passionnant ouvrage paru cette année aux Presses Universitaires de Rennes.
Dans le cadre de notre dossier thématique consacré à l’engagement des hommes, nous avons voulu recueillir le point de vue de celui qui a étudié les plus conscientisés et les plus déterminés : les hommes qui ont dépassé le stade de l’opinion favorable pour prendre pleinement part à l’action. Sont-ils une espèce une voie d’apparition ? Comment trouvent-ils leur juste place dans les mouvements en faveur de l’égalité ? Quelles sont leurs motivations ? Ont-ils des « sujets » de prédilection dans le combat pour les droits des femmes ? Sont-ils l’avenir de l’égalité ?
Eve le blog : Bonjour Alban. Qu’est-ce qui vous a amené, dans votre parcours d’universitaire, à vous intéresser à l’engagement des hommes en faveur de l’égalité ?
Alban Jacquemart : Au début des années 2000, j’ai travaillé sur les espaces politiques locaux après le vote des lois sur la parité. Au cours de mes enquêtes de terrain, j’ai entendu des discours incroyablement sexistes chez les hommes de la classe politique. Et je me suis demandé s’il y avait des hommes qui tenaient un autre discours. Si oui, lesquels ? Où étaient-ils ? Comment formulaient-ils leur discours ? Comment étaient-ils entendus, par les autres hommes, comme par les femmes ?
C’est en découvrant, au même moment, la richesse de l’histoire des mouvements féministes que je me suis intéressé aux associations féministes et à leurs militants hommes. C’est un objet de recherche intéressant, car le militant associatif est quelqu’un qui est, par définition, passé du stade de l’avis favorable sur l’égalité à celui de l’investissement personnel (de son temps, en particulier) pour l’égalité.
Eve le blog : Au début de votre livre, vous rappelez que l’engagement des hommes en faveur des droits des femmes n’est pas neuf. On pense bien sûr à Condorcet, Stuart Mill, Poullain de la Barre, Victor Hugo… Vous faites démarrer votre histoire des hommes engagés en 1870, pourquoi ?
Alban Jacquemart : Je choisis de partir de la fin du XIXè siècle car c’est l’époque où se constitue le mouvement féministe.
Avant cela, il y a des prises de position de penseurs et quelques mobilisations, mais c’est vraiment à partir des années 1870, qu’en France, le mouvement des droits des femmes s’organise durablement. Et que d’emblée des hommes y participent.
Eve le blog : Vous expliquez bien dans votre livre que la participation des hommes n’est pas une tendance née avec HeForShe ou d’autres récentes initiatives, mais qu’elle a toujours fait partie du mouvement… Tout en y faisant parfois débat !
Alban Jacquemart : En effet, des années 1870 aux années 1970, le mouvement est mixte. Les hommes n’y sont pas majoritaires mais ils sont présents. Et leur place va rapidement faire débat : dans les années 1910 par exemple, on est partagé entre le souhait d’accueillir des hommes, et notamment des hommes prestigieux qui pourraient faire rayonner le mouvement, et la crainte de les voir prendre le pouvoir dans les comités et associations.
On retrouve cette ambivalence dans la plupart des associations féministes jusqu’à la création du Mouvement pour la Libération des Femmes. Celui-ci se fonde sur le principe de non-mixité : c’est une organisation de femmes pour les femmes, entre femmes. Quelques expériences de mixité seront bien tentées, notamment sur le thème de l’IVG, mais elles vont se révéler assez conflictuelles. Alors, les militantes vont progressivement abandonner l’idée de la participation des hommes. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990 que le mouvement se reconfigure, met en avant de nouveaux sujets et, pour une partie, promeut, au contraire de son aîné MLF, la mixité et l’engagement des hommes.
Eve le blog : Est-ce qu’il y a justement des « sujets » qui engagent davantage les hommes ? Vous avez parlé de l’IVG dans les années 1970 ; aujourd’hui, on voit que c’est la question de la conciliation des temps de vie, par exemple, qui les intéresse beaucoup. Quel est le critère d’adhésion par les hommes au mouvement en faveur des droits des femmes?
Alban Jacquemart : On constate que l’engagement des hommes dans une association féministe est directement corrélé à l’importance que cette association accorde à des sujets qui impliquent ou non une perte de pouvoir pour les hommes.
Par exemple, tout ce qui apporte aux femmes sans rien retirer aux hommes (comme le droit de vote) est plus attractif que ce qui peut menacer leurs positions (comme la parité). Par ailleurs, les sujets qui sont lisiblement adressés à des institutions qui font tiers (comme l’IVG en tant que demande faite au législateur, la lutte contre la pub sexiste qui désigne le système publicitaire comme responsable de la perpétuation des stéréotypes) sont plus séduisants pour les hommes que ceux qui portent directement sur les comportements masculins (quand on parle répartition des tâches ménagères ou sexisme ordinaire au travail)…
Eve le blog : Les hommes sont de plus en plus nombreux à se dire eux aussi victimes de stéréotypes sexistes… Quel regard portez-vous sur ce qui est souvent vu comme une « libération de la parole » des hommes, à présent qu’ils se défendent à leur tour de devoir se conformer à la norme de leur genre ?
Alban Jacquemart : Le genre comme système produit de la norme et des rôles sociaux qui s’appliquent aux hommes et aux femmes. La non-conformation à cette norme va être sanctionnée dans les deux cas. En revanche, la conformation à la norme ne va pas avoir les mêmes conséquences pour les hommes et pour les femmes : pour les premiers, ce sera une source de pouvoir ; et pour les secondes, une perte de pouvoir.
Il y a donc une symétrie femmes/hommes dans le fait de faire l’objet de stéréotypes, mais une asymétrie dans les effets sociaux et politiques de ces stéréotypes. Pour le dire plus trivialement, ce n’est pas la même chose d’être sous pression pour être toujours un « winner » ou d’être culpabilisée d’être une « mauvaise mère » quand on prend des responsabilités professionnelles.
Il est donc important d’insister sur les rapports de domination et leurs effets à une époque où le culte du non-conflit et du tout-dialogue invisibilise ces rapports de domination. Observer et dire qu’il existe des rapports de domination, c’est recentrer le sujet des inégalités, et non prôner la « guerre des sexes », pas non plus désigner des coupables et des victimes de façon binaire, ni nier la sincérité du « dominant » quand il exprime de l’insatisfaction ou des souffrances liées à sa situation.
Eve le blog : Aujourd’hui, certains discours masculins passent de l’expression de l’insatisfaction à l’idée d’ un « intérêt » des hommes à l’égalité. Est-ce que c’est un paradigme nouveau?
Alban Jacquemart : L’idée d’une inégalité insatisfaisante pour les hommes, et en creux d’un intérêt des hommes à l’égalité, a une profondeur historique.
A la fin du XIXè siècle et au début du XXè siècle, cet intérêt est d’ordre philosophique : pour un Léon Richer, aboutir à l’égalité entre les sexes permet de faire advenir l’idéal républicain d’égalité tout court.
Dans le discours sur l’intérêt des hommes à s’engager pour l’égalité, on trouve aussi l’idée de la possibilité d’élargir la palette des rôles sociaux et de permettre l’expression des émotions. Cette rhétorique est aujourd’hui en déclin dans le monde associatif mais elle rencontre un certain écho dans le monde de l’entreprise, en témoigne par exemple le succès d’Happy Men. C’est aussi ce message qu’on retrouve dans HeForShe, avec de surcroît l’idée que l’engagement pour l’égalité est valorisant pour l’image de marque d’un homme.
Eve le blog : On sait l’enthousiasme que suscitent les grandes campagnes, telles HeForShe, qui font de l’égalité un « plus » pour les hommes, mais ces mouvements rencontrent-ils aussi leur critique ?
Alban Jacquemart : Il est vrai que des campagnes comme HeForShe reçoivent un écho plutôt favorable, notamment dans les médias qui conservent généralement une image caricaturale du féminisme « anti-hommes ».
Pour autant une partie des associations féministes se montre assez critique de ces initiatives, et notamment de la forme d’égalité des sexes qu’elles défendent. Ces critiques permettent par exemple, quand des hommes se disent heureux de pouvoir exprimer davantage leurs émotions, de poser la question de ce que ça change pour les femmes et de ce que ça apporte à l’égalité. Est-ce qu’un homme qui se sent davantage « le droit » de pleurer devant un film sentimental se sent aussi davantage l’obligation de partager les tâches ménagères ? Il y a peut-être des bénéfices à l’égalité pour les hommes, mais il n’y a pas que des bénéfices, il y a aussi des obligations.
Eve le blog : Nous parlons des hommes engagés… Mais il y a aussi ceux qui résistent, ceux qui se sentent menacés et qui se dressent, parfois avec ferveur, contre un mouvement en faveur de l’égalité qu’ils accusent d’être injuste avec eux. Sur le principe, d’ailleurs, ne peut-on pas entendre que les « quotas » de femmes, par exemple, constituent une discrimination à leur défaveur ?
Alban Jacquemart : Il est clair que, dans les faits, les hommes voient leurs positions de pouvoir mises en cause quand on met en place la parité ou des quotas de dirigeantes. Et effectivement, la riposte peut se faire entendre. C’était manifeste au moment de la loi sur la parité en politique. L’argumentaire était celui qui décrédibilisait les femmes sur le thème du doute sur leurs compétences ou posait comme condition qu’elles soient meilleures que les hommes ; mais il y en avait aussi de plus amers pour crier à la « génération sacrifiée » pour désigner toute une cohorte d’hommes qui auraient mérité d’accéder au pouvoir et s’estimaient doublés sur la ligne d’arrivée par des outsiders ayant pris un raccourci !
Mais ce discours part implicitement du principe que toutes les places sont dues aux hommes et qu’une femme prend la place d’un homme. Il oublie que tout homme prend aussi la place d’une femme, et que de ce point de vue il y a de nombreuses « générations sacrifiées » de femmes ! Par ailleurs, la réalité est saisissante : malgré la parité, malgré les quotas, les hommes restent largement majoritaires aux postes de pouvoir.
Eve le blog : Pour finir, vous abordez dans votre livre un sujet très rarement évoqué dans les travaux sur l’engagement : celui du désengagement. Qu’est-ce qui fait qu’un homme qui s’est engagé dans un mouvement pour l’égalité décide à un moment de renoncer ?
Alban Jacquemart : Il faut bien s’entendre sur ce que, dans mon livre, j’entends par désengagement : je parle d’hommes qui ont été militants dans des associations et qui, un moment venu, quittent l’association ou cessent d’y être actifs.
Ce que l’on observe, c’est une concurrence avec d’autres contraintes : un changement de vie professionnelle ou de vie familiale qui leur laisse moins de temps pour militer, par exemple. On voit aussi qu’ils sont plus sensibles que les femmes à la perte de visibilité du mouvement : quand le sujet de l’égalité est à l’agenda, ils sont plus nombreux et plus investis que quand on est dans un cycle qui renvoie la problématique aux marges du débat public.
Au final, on a des trajectoires de militants de l’égalité plus courtes chez les hommes et généralement inscrites dans un investissement plus large (dans d’autres associations, en politique…).
Toutefois, quand les hommes se désengagent, c’est du collectif militant mais pas du mouvement : ils ne changent pas d’opinion. Ils restent durablement convaincus que l’égalité femmes/hommes est juste.
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE.