Connaissez-vous… Hubertine Auclert?

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Depuis le printemps dernier, le blog EVE vous propose une rubrique intitulée « La connaissez-vous? » qui se donne pour objectif de mettre en lumière une femme à qui l’on doit un apport majeur aux progrès de l’humanité… Mais que l’histoire officielle a un peu oubliée au moment de l’édification de son récit et de la rédaction de ses manuels!

 

Après vous avoir raconté la vie et l’oeuvre d’une Mary Parker Follett, pionnière du management, à la pensée aussi brillante que visionnaire et celles d’une Ada Lovelace, première programmatrice informatique de l’histoire, nous vous invitons en cette rentrée, à la rencontre d’une femme dont on aurait pourtant du entendre parler cette année, au moment du centenaire de sa disparition : la femme de presse et de combat Hubertine Auclert qui a oeuvré toute sa vie durant à faire entendre la légitimité de l’accès plein et entier des femmes à la citoyenneté et aux espaces publics de débat et de décision.

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« De bonne heure déterminée à revendiquer l’indépendance et la considération » pour les femmes

« Je suis de bonne heure déterminée à revendiquer pour mon sexe l’indépendance et la considération», disait Hubertine Auclert, résumant là le sens de toute une existence, vécue en plein « siècle bourgeois » d’instituation des femmes en non-frères de citoyenneté, mais par elle consacrée à la défense de leurs droits et à la promotion de l’égalité.

 

Née en 1848, année de proclamation du suffrage dit universel (ça ne s’invente pas!), Hubertine Auclert développe dès son enfance une conscience politique forte, auprès d’un père républicain que révolte le coup d’état de Napoléon III. Elle bénéficie d’une bonne éducation, ses parents, à la tête d’une famille de 7 enfants augmentée de deux nièces orphelines à charge, étant particulièrement soucieux de les voir chacun-e doté-e de compétences et d’un bon niveau de culture. Elle poursuit des études en internat catholique puis, après la disparition de ses parents, au couvent.

Ayant un temps envisagé de devenir nonne, elle y renonce et sort de l’institution religieuse animée d’un certain sentiment anticlérical. Selon ses différents biographes, elle aura ainsi radicalement viré de bord soit par dépit (quand les supérieures du couvent l’auraient saquée en raison des opinions de son père défunt), soit par goût personnel trop prononcé pour l’indépendance, de coeur, de corps et d’esprit.

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1870 : l’espoir que d’une ère nouvelle pour la démocratie découle « logiquement » la reconnaissance pleine et entière de l’égalité entre femmes et hommes 

Du reste, la voilà qui à 21 ans, réclame sa part d’héritage et décide de s’installer à Paris, hors la tutelle de quelque frère ni d’un mari. Elle assiste le 4 septembre 1870 à la proclamation de la République, Place de l’Hotel de Ville, et espère de l’ère nouvelle qui s’ouvre dans de vibrants discours sur l’idéal républicain d’égalité une reconnaissance « logique » de la citoyenneté pleine et entière des femmes aussi.

 

Elle n’est pas seule, d’ailleurs, à estimer que le temps est venu de donner aux femmes ce que la Révolution française leur a volé en oubliant les écrits de Condorcet et en étouffant les revendications d’Olympe de Gouge. Une « Société pour la revendication du droit civil des femmes » et une « Association pour les Droits des femmes » viennent de se créer, sous l’impulsion de Louise Michel, Paule Minck, Maria Deraismes et Léon Richer. Hubertine Auclert rejoint ces figures libre-penseuses qui éditent un journal, L’avenir des femmes, où l’on parle d’éducation gratuite et obligatoire pour tous ET toutes, d’accès des femmes aux professions réservées aux hommes, d’égalité de rémunération, d’autorisation d’ouvrir un compte bancaire à son nom et de disposer de ses propres ressources…

 

Un grand « Banquet pour l’émancipation des femmes » et une vibrante lettre de Victor Hugo

Au printemps 1872, le groupe qui a intégré Auclert en tant que bibliothécaire de « l’Association« , prépare un grand événement : « le Banquet pour l’émancipation civile des femmes« . 150 personnalités sont conviées, qui assistent à la lecture des lettres de soutien que Deraismes et Richer, en actives têtes de réseau, ont sollicitées auprès de nombreuses éminences influentes de l’époque : Victor Schoelcher, George Sand, Victor Hugo… C’est le poignant texte signé par ce dernier qui soulève la plus forte émotion, quand y sont dénoncés une « civilisation » qui traite les femmes en « mineures » et un régime politique qui compte « des citoyens mais pas de citoyennes« . « C’est un état violent, il faut qu’il cesse« , conclut le grand écrivain avec la ferveur communicative qu’on lui sait.

 

L’enthousiasme est à son comble chez Hubertine Auclert et les partisans de l’égalité des droits. Il est moins partagé par le Ministre de l’Intérieur qui fait interdire les Banquets de Richer et lui refuse l’autorisation d’organiser l’année suivante un « Congrès des droits des femmes« . La presse, moqueuse ou alarmiste (Le Figaro couvre l’événement en prédisant une « dissolution de la famille » qui découlerait de la « fin de l’autorité paternelle« ), n’est pas non plus du côté des banquettistes. Chez les forces républicaines les plus progressistes, on se montre d’une prudence excessive : invité à devenir membre de « l’Association des Droits des Femmes« , Gambetta tergiverse, se dit d’abord insuffisamment au fait de la question pour prendre parti avant de faire comprendre à Richer qu’il est favorable à l’éducation des filles mais réservé sur les droits politiques des femmes adultes.

 

Principe et tactique : des droits pour les femmes, oui, mais lesquels en priorité?

D’ailleurs, au sein même des défenseur-es des droits des femmes, les avis sont partagés, non tant sur le principe que sur la « tactique« . Pour certain-es, dont Deraismes, les droits juridiques dont la légitimité est mieux perçue par la société, doivent précéder les droits politiques qui constituent un sujet trop sensible dans le débat public. Pour d’autres, dont Richer, qui confrontent leur engagement en faveur de l’égalité femmes/hommes avec leurs postures républicaines, le vote des femmes que l’on soupçonne par anticipation d’être influençable (par l’Eglise, en particulier), est un risque à ne pas prendre. Hubertine Auclert demeure, elle, convaincue que l’égalité passe avant tout par le droit de vote.

 

Elle s’en va créer sa propre « Société du Droit des Femmes » qui lance en 1877 son « appel aux femmes de France« , lequel dénonce l’asymétrie entre leur statut (« la femme est incapable pour les actes de la vie sociale et politique, on l’assimile aux interdits et aux fous ») et leur situation devant le droit pénal (« quand elle s’écarte de la loi, la femme est tout aussi sévèrement punie que l’homme en pleine possession de ses capacités« ). Et son plaidoyer pour l’égalité des droits de s’achever sur une comparaison entre le combat des travailleurs et celui des femmes, qui devraient « unir leurs forces » pour s’émanciper ensemble.

 

C’est d’ailleurs dans les rangs du mouvement ouvrier qu’on retrouve Hubertine Auclert quelques mois plus tard, notamment à la tribune du Congrès de Marseille de 1879, où elle prononce un discours qui cause du remous : « Si vous prolétaires, vous voulez aussi conserver vos privilèges, les privilèges du sexe, je vous demande : quelle autorité avez-vous pour protester contre les privilèges de classe ? Que pouvez-vous répondre aux gouvernants qui vous dominent, qui vous exploitent, si vous êtes partisans de laisser dans l’espèce humaine des catégories de supérieurs et d’inférieurs? » Le mouvement ouvrier, ouvert à des améliorations du sort des travailleuses (et notamment à l’interdiction du travail de nuit) ne la suit pas sur l’émancipation et l’autonomisation des femmes, et moins encore sur le terrain de l’égalité de principe.

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« Tous les Français« … Même les Françaises?

Qu’à cela ne tienne, Hubertine prépare un coup d’éclat : elle prend l’initiative de demander en 1880 son inscription sur les listes électorales du Xè arrondissement en invoquant l’article de la loi de 1848 qui stipule que tous « les Français sont électeurs« . Elle est expulsée sans ménagement des bureaux de la Mairie. Et décide, puisqu’elle ne fait pas partie de « tous les Français » de s’absoudre des obligations faites aux mêmes « Français« , à commencer par le paiement de l’impôt. Vous jouez sur les mots, Madame! Pas autant que vous, Messieurs qui considérez le masculin comme un neutre quand il s’agit d’imposer des devoirs, mais comme un marqueur du genre quand il s’agit d’accorder des droits! Après plus d’une année de procédures et recours, qui la mènent jusque devant le Conseil d’Etat, Hubertine Auclert plie et met fin à son boycott fiscal.

 

Mais elle est désormais célèbre, « la femme seule contre tous » à qui Le Petit Parisien a consacré sa Une en juillet 1880. Elle donne des conférences partout en France et lance son propre journal, La Citoyenne. 

On y parle bien sûr du vote des femmes, fil d’Ariane du combat d’Hubertine, mais on pose aussi la question d’après, celle de leur éligibilité, quand il parait évident que pour faire avancer les droits de tous ET toutes, il faut que d’aucunes aient aussi voix au chapitre de l’écriture des règles de la collectivité. « Quand les femmes pourront intervenir dans les affaires publiques, leur premier soin sera de réformer l’injuste législation, leur premier acte sera d’user du droit qui leur sera donné pour changer leur sort« , envoie Auclert aux Républicains qui se disent progressistes sans vouloir faire de place aux femmes dans les instances de pouvoir, autant qu’à ses anciens camarades de « lutte des classes » qui voudraient faire passer le sujet des femmes après celui des prolétaires et à ses ami-es du temps de « l’Association » qui pensaient réussir l’émancipation des femmes sans en passer par l’ambition de les mettre aussi aux commandes.

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Emancipation et ambition : pour « Des femmes au gouvernail » 

Pionnière d’un leadership féminin assumé et affirmé, elle met en cause, dans Les femmes au gouvernail, la prégnance des « préjugés » (que l’on n’appelle pas encore des stéréotypes) qui enferment les discours même bienveillants dans des impasses, refuse le procès fait aux femmes dites privilégiées qui n’oeuvreraient que pour elles-mêmes et leur rang quand elles promeuvent les droits de toutes au travers des leurs, évoque sans ambages le sujet tabou s’il est est de l’argent des femmes, fait clairement le lien entre l’évolution des rôles domestiques dans les familles et la capacité des femmes à investir l’espace public… Elle intime enfin ses contemporains au changement en avançant sa conviction forte que l’égalité sera généralement porteuse du progrès « que tout le monde attend« .

 

Elle a aussi son mot à dire sur la langue, dont elle interroge la fausse neutralité d’un masculin qui l’emporte sur le féminin, et pas que grammaticalement parlant : « l’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée. N’est-ce pas à force de prononcer certains mots qu’on finit par en accepter le sens qui, tout d’abord, heurtait? » argue-t-elle pour défendre la féminisation des noms de ces métiers, avocat ou médecin, auxquels les femmes conquièrent peu à peu l’accès mais dont le titre reste masculin.

 

Après une parenthèse de quatre ans en Algérie, où elle a suivi Antonin Lévrier, son avocat et compagnon épousé en 1887, Hubertine Auclert poursuit ses activités de journaliste (La Citoyenne disparait en 1891, mais elle collabore à divers journaux libres-penseurs et humanistes), d’auteure (elle fait paraître un livre sur les femmes algériennes et en prépare un autre sur le vote des femmes), de conférencière… Et d’activiste, créant le « Conseil National des Françaises » (sorte de fédération d’associations de promotion des droits des femmes) et interpellant à de multiples reprises les élus, notamment quand une réforme du Code Civil se prépare sans qu’aucune femme n’ait été invitée à participer à la commission qui y travaille.

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« Suffragiste » activiste

Outre-manche et outre-atlantique, le mouvement suffragiste s’organise, qui multiplie les actions symboliques et les parades animées. Hubertine Auclert est séduite par le mode d’action de ses femmes de tête qui, quoique confrontées à une sévère répression qui les expose aux violences policières et les conduit parfois en prison, marque les esprits et semble faire évoluer les mentalités. Elle fait à son tour placarder dans Paris des affiches suffragistes au moment des élections de 1906. Lors des Municipales de 1908, elle est arrêtée après avoir renversé une urne électorale qu’elle qualifie d’ « illégale« . Son audition devant le Tribunal Correctionnel est une occasion toute trouvée pour donner un brillant discours sur l’égalité. Ses adversaires enragent de la tribune qui lui est ainsi offerte plus encore que de la clémence du juge qui lui inflige une amende dérisoire. La légitimité de son propos fait son chemin dans les esprits. En 1910, avec Gabrielle Chapuis, Marguerite Durand et Renée Mortier, elle se présente aux Législatives. Sans surprise, leur canditure est annulée.

 

Jusqu’à la fin de ses jours, Hubertine Auclert se bat pour l’égalité, les droits des femmes et leur juste représentation dans les espaces de décision. Elle obtient des avancées concrètes, comme le droit de s’asseoir pour les vendeuses des grands magasins et celui des travailleuses à siéger dans les instances prud’homales. Elle réussit aussi et surtout à mettre durablement à l’agenda des débats publics le droit de vote des femmes. Elle meurt en avril 1914, quelques semaines avant le déclenchement d’une guerre Mondiale. Il en faudra une seconde pour que la France accorde enfin, trente ans plus tard, le premier des droits citoyens aux femmes.

 

Un centre Hubertine Auclert de ressources pour l’égalité femmes/hommes

A sa création en 2011, le Centre francilien de ressources pour l’égalité femmes/hommes dont la mission est d’informer et sensibiliser les publics aux questions de discrimination liées au genre a pris le nom d’Hubertine Auclert, en hommage à celle qui a fait prendre de l’avance à son temps mais s’est vue, comme beaucoup d’autres figures féminines majeures de l’histoire, un peu effacée par les suivants.

Le centre Hubertine Auclert fait régulièrement paraître de solides études sur les inégalités encore à l’oeuvre. Certaines s’atèlent en particulier à mettre en évidence l’invisibilisation des femmes dans les programmes d’éducation et chiffrent la place qui leur est faite dans les manuels scolaires, de toutes disciplines. Entre 2011 et 2013, le Centre Hubertine Auclert révélait ainsi que les femmes représentent seulement 3,2% des personnalités citées dans les manuels d’histoire de seconde et 3,7% dans les manuels de français du même niveau. Hubertine Auclert elle-même, compte encore trop souvent parmi celles qui, bien qu’ayant marqué leur époque, participé à préparer les suivantes et laissé aux générations futures des idées et des écrits indispensables au progrès, se voient « oubliées » dans le récit de la vie et l’oeuvre des Grands Hommes… Et Grandes Femmes.

 

 

Marie Donzel, pour le blog EVE

 

 

Sources :

– Hubertine Auclert, Egalité sociale et politique de la femme et de l’homme – Discours au Congrès de Marseille, 1879 

– Hubertine Auclert, Le vote des femmes, 1908 (réed. Kessinger Publishing, 2010)

– Hubertine Auclert, Les femmes au gouvernail (pub. posthume, éd. Marcel Giard, 1924)

– Stephen C. Hause, Hubertine Auclert, The french suffragette, Yale University Press, 1987

– Dir. Christine Fauré, Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes, Les Belles Lettres, 2010

– Jean-Louis Debré et Valérie Bochenek, Ces femmes qui ont réveillé la France, Fayard, 2013

– Charles Sowerwine, « La politique, « cet élément dans lequel j’aurais voulu vivre » : l’exclusion des femmes est-elle inhérente au républicanisme de la IIIè République? », in revue Clio, 2006 

– Site Internet du Centre Hubertine Auclert

– Site Internet du Centre Rosa de documentation, bibliothèque et archives pour l’égalité des chances, le féminisme et les études féministes

– Article des Nouvelles News au moment du centenaire de la mort d’Hubertine Auclert 

– Blog La Révolution et nous de Claude Guillon, « Pour un « 89 féminin », la parole à Hubertine Auclert », 2014