Un concept à la loupe
Quand on parle de leadership féminin, la notion de « rôle modèle » revient souvent. Généralement pour dire que les femmes en manquent et que c’est là un frein à leur ambition.
Mais qu’est-ce qu’un « rôle modèle » exactement? Chacun.e en a l’intuition : le « rôle modèle » est un exemple, une inspiration, un guide qui trace la voie et montre la marche à suivre. Mais pas forcément une idole, ni même un étalon…
Pour bien comprendre de quoi il retourne quand on parle de « rôle modèle » et cerner les leviers d’action pour en proposer davantage aux femmes, le blog EVE passe le concept à la loupe.
Un concept forgé par Robert King Merton (encore lui!)
Si « rôle modèle » devait être synonyme de « référence », la rédaction du blog EVE pourrait sans doute assumer que l’un des siens, c’est le sociologue des sciences Robert King Merton. Nous l’avons en effet souvent convoqué ici, notamment quand il s’est agi d’explorer la notion d’effet Matthieu/effet Matilda ou celle de sérendipité. Eh bien, c’est encore à ce grand représentant de l’école de Chicago que l’on doit l’expression de « model role » exposée dans une étude consacrée aux moeurs de socialisation des étudiant.es en médecine de Columbia.
40 avant que les neurosciences établissent l’existence et la fonction des neurones miroirs dans le phénomène d’apprentissage par imitation, Merton théorise les fondements de la culture de compagnonnage dans l’enseignement des sciences et de la médecine : bien plus que lors des leçons magistrales dispensées en amphi, c’est par l’exemple que donne le professeur-mentor que le futur médecin acquiert non seulement les gestes de sa pratique, mais aussi et surtout la posture que son « rôle », en tant que soignant.e, exige.
Cette conception de la transmission, Merton démontre qu’on peut l’appliquer en tous champs initiatiques : de l’école de la rue (que Merton étudie aussi de près) à celle du leadership en politique ou dans l’entreprise.
Le « rôle modèle » n’est pas toujours un modèle de vertu
Et d’alerter immédiatement sur le fait que la position de « modèle » dans laquelle un individu est placé (par l’institution via un titre ou un statut ou par la communauté via la reconnaissance qu’elle lui témoigne) ne garantit pas une posture « modèle » au sens moral du terme.
Autrement dit, le « rôle modèle » n’est pas toujours un « bon exemple » : il peut, comme un « caïd », comme un carabin de Molière ou bien comme un boss bossy donner le la d’une conduite maligne, impactant la qualité des relations dans toute la communauté et même au-delà, et pas seulement celles qui le lie lui aux seuls individus qui interagissent directement avec lui.
Bref, le « rôle modèle » est impactant pour tout un écosystème dont il ne soupçonne pas forcément l’étendue : ce qu’il montre de façon d’être et de faire étant imité et reproduit par d’autres, il exerce une influence de fait, qui se propage dans les consciences.
Le « rôle modèle » : un leader « culturel »
Car ce que le « rôle modèle » crée, sans parfois même sans s’en rendre compte, ce sont des règles informelles de vie : la façon dont il se comporte est un message porteur des valeurs qui régissent l’action et les relations dans la communauté, et cela avec la puissance d’une « culture« . C’est à dire en agissant sur les mentalités et inconscients avec un impact bien plus profond que ce que peut la règle fixée (loi, règlement intérieur, charte, discours officiel…).
Alors, trois cas se présentent :
1/ La posture du « rôle modèle » est en rupture nette avec le droit ou la règle collective fixée. Par exemple : dans une entreprise qui applique une charte des temps de vie, le/la manager fait comprendre à ses collaboratreurs et collaboratrices que lui/elle-même ne se sent pas concerné.e, voire qu’il trouve ce genre de dispositif dérisoire et/ou le considère comme une seule contrainte pour l’organisation du service. Il/elle peut ensuite bien leur tenir le discours que chacun.e, bien sûr, a le droit de partir à 18 heures du bureau et de prendre toutes ses RTT, mais le message qui est implicitement envoyé est celui qui dit « Ne comptez pas arriver un jour à mon niveau en vous y prenant comme ça ». Et ce message sera intégré, relayé et re-légitimé par d’autres, sans même que le « modèle » ait besoin d’intervenir. Comme par exemple quand dans l’open space, le/la collègue goguenard.e lance, sans même que le boss n’ait eu à le lui suggérer, la bonne grosse vieille blague « tu prends ton après-midi, toi? » à celui/celle qui quitte son poste à 18 h 30.
2/ La posture du « rôle modèle » est ambigüe. Si l’on reprend notre exemple, le/la manager va éventuellement exprimer ses propres problématiques de conciliation des temps de vie et présenter une image, apparemment encourageante, de réussite possible en ayant une famille et des loisirs. Il/elle pourra se montrer scrupuleusement respecteux-se du droit (« pensez à prendre vos RTT, c’est important de prendre le temps de se ressourcer ») et éventuellement faire preuve d’une certaine vigilance au moment des promotions pour ne pas pénaliser les jeunes parents. Mais ça ne l’empêchera d’être systématiquement le/la dernier.e à quitter le bureau et/ou d’expédier des floppées de mail à son équipe en plein dimanche après-midi. Double discours, me voilà ! L’intention est proclamée mais l’autorisation n’est pas donnée car ce que « montre » le modèle entre en contradiction avec ce qu’il dit. Et chacun.e sait que le « faites ce que je dis, pas ce que je fais » ne convainc jamais vraiment.
3/ La posture du « rôle modèle » est alignée. Ici, le/la manager, sans forcément livrer d’éléments sur sa vie privée ni tenir de discours particulier sur la conciliation des temps de vie, montre la voie, de façon spontanée : il/elle s’autorise à quitter le bureau quand des contraintes personnelles l’exigent et exerce, semble-t-il de façon naturelle, un leadership équilibré. Ce n’est pas super-wo.man, c’est juste quelqu’un.e qui tient son rôle en situation (il/elle ne lâche pas l’embarcation et l’équipage en pleine tempête) mais sans accorder de statut d’exception à sa position. Il/elle assume que son rôle de leader est une incarnation qui lui impose une forme d’exemplarité : pas de perfection ni d’infaillibilité, mais de la cohérence et de l’intégrité.
Ni une idole, ni un.e super héros/héroïne : un leader inspirant
Mais comment admirer un.e leader normal.e? N’a-t-on pas besoin, pour progresser, de se projeter dans une forme d’idéal?
Certes, pour grandir, il faut regarder vers le haut, voire vers le très haut, pourquoi pas. Néanmoins, il faut encore pouvoir voir et toucher celle ou celui que l’on aspire à égaler : le « rôle modèle » n’est pas un Dieu que l’on vénère, pas une icône devant laquelle se prosterner, pas une idole dont on ne peut embrasser que la figuration en papier glacé, pas une statue de marbre à couvrir d’honneurs…
Ce qu’avec ceux-là, le « rôle modèle » peut partager, c’est le pouvoir d’inspirer, de susciter l’enthousiasme, de mobiliser les énergies, d’emmener les individus et le collectif vers quelque chose qui les dépasse.
Mais le « rôle modèle » est vivant et incarné : c’est un être de chair, humain et compris avec ses « défauts » aussi ; c’est une personne réelle que l’on regarde se comporter et avec lequel on intéragit. En d’autres termes, l’une des plus grandes qualités du « rôle modèle » est d’être accessible : accessible aux autres, accessible à la contradiction, accessible à la remise en question.
Ce qui en fait aussi un modèle de flexibilité, pourvu bien sûr qu’il ne se laisse pas enivrer par l’allégresse du pouvoir que sa posture lui confère… Mais se souvienne qu’être « rôle modèle », c’est avant tout une responsabilité.
Comment devient-on « rôle modèle »? (Peut-on refuser de l’être?)
Cette responsabilité, explique King Merton, on ne choisit pas forcément de l’endosser.
Il est des centaines d’exemples de « héros malgré lui » pour qui devenir l’incarnation du « bien agir » aura pu été chose plus pesante, voire douloureusement exposante, que source de satisfactions et gratifications. Raison de plus pour ne pas projeter davantage qu’on ne le doit dans la figure exemplaire et se souvenir que le leadership est toujours « situationnel » : le leader est dans le « bien agir » par ce qu’il fait et montre de juste ou de bon en contexte donné, mais ce serait lui demander l’impossible d’être, incessamment et par essence, toujours impeccablement performant.
Pourtant, cette considération de l’humain.e (parfois trop humain.e) dans le « rôle modèle » ne défausse pas le/la leader de ses devoirs principiels. Plus encore s’il/elle a oeuvré à accéder à cette position, par exemple en « faisant carrière », il/elle sera soumis.e à une forme d’éthique du leadership principalement adossée à la conscience de son impact. Quand on prend le « rôle » de « modèle », c’est à agir sur son environnement que l’on s’engage, si possible positivement, dans une perspective de développement durable des personnes, des relations et des organisations.
L’exception ou les exemples? Pour des rôles modèles féminins pluriels
Voilà qui fait beaucoup à porter… Trop? De quoi décourager certains — et peut-être surtout certaines — de faire ce qu’il faut pour se positionner en « rôle modèle »?
Oui, il y va d’une responsabilité, et en cela, ce n’est pas forcément de tout repos de vivre l’aventure de guider les autres par l’exemple. Toutefois, ça ne parait difficile, voire insurmontable, qu’à qui n’a pas été suffisamment investi.e de confiance pour l’assumer. Et à qui n’a pas soi-même pu se projeter dans des « modèles de rôles modèles » pour définir ses propres contours d’une telle ambition.
Le serpent se mord la queue pour les femmes, en particulier, à qui le récit de l’histoire (rappelons que l’on dénombre seulement 3,2% de personnages féminins dans les manuels d’histoire de seconde* et que l’on ne voit que 2% de plaques de rue portant le nom d’une femme en France**), mais aussi les photographies du présent (qui ne montrent que 20% d’expertes dans les médias*** et moins de 6% de femmes parmi les nobellisé.es****) proposent une palette si réduite de figures d’inspiration que persiste dans les esprits l’idée que le « rôle modèle » au féminin est une exception.
Mais l’exception, c’est un contre-sens pour l’exemple, explique notamment l’historienne Julie Desjardins au travers son concept de « Complexe de Madame Curie » : l’exception, c’est la rareté, voire la curiosité, le cafouillage de la règle, l’erreur de la norme. L’exception, c’est superwoman, c’est la divine infaillible, c’est la surhumaine à qui rien ne résiste. Et ça, ce n’est pas un modèle d’inspiration, c’est un motif d’intimidation.
Tout le contraire de ce que veut projeter l’immense majorité des femmes d’ambition. Alors, il n’est qu’une voie pour alléger un peu la charge symbolique pesant sur celles qui sont déjà des « rôles modèles » et stimuler le désir d’autres de le devenir à leur tour : rendre possible l’émergence et la visibilité d’un grand nombre de femmes inspirantes, singulières et plurielles.
Marie Donzel, pour le blog EVE.
* Centre Hubertine Auclert, 2013 – Cité dans le Rappoort EVE & DONZEL
** Sorptimist, 2014 – Cité dans le Rapport EVE & DONZEL
*** GMMP, 2010 – Cité dans le Rapport EVE & DONZEL
**** Rapport EVE & DONZEL