La « shine theory » ou l’art de bien s’entourer pour mieux briller

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Dans son célèbre ouvrage Lean In ! la dirigeante Sheryl Sandberg conseille aux femmes qui veulent réussir de bien s’entourer… Tout particulièrement en évitant de fréquenter des personnes qui seraient tentées de vous faire de l’ombre, en pratiquant le manterrupting, le bropropriating ou tout simplement en prenant tant de place qu’il ne vous resterait pas une once d’espace pour être un tant soit peu visible. Il vaut mieux s’entourer de personnes qui sauront vous faire briller ! Cette stratégie porte un nom, « la shine theory ». Mais où se situe la frontière entre se constituer un entourage valorisant et utiliser les autres comme des faire-valoir ? On fait le point.

La stratégie des faire-valoir

Dans le théâtre classique, il existe une figure bien connue… Pour sa capacité à être invisibilisée ! C’est le faire-valoir. C’est un personnage secondaire qui a pour fonction de rehausser par comparaison les qualités du personnage principal. Le faire-valoir manifeste l’importance du héros en témoignant de sa loyauté, de son admiration à son égard. Mais cela peut aussi passer par le simple fait qu’il est plus petit, moins beau, moins bien habillé, moins spirituel… Il a moins d’existence et de présence, en somme. On cite volontiers le personnage de Spirou qui dans l’univers Dupuis est omniprésent sans pour autant que sa personnalité ne gagne jamais vraiment en relief : il est plutôt là pour faire contre-point aux tempéraments originaux de Fantasio ou Gaston. Il est donc indispensable mais c’est sa discrétion même qui fait son importance.

Dans la vraie vie, être le faire-valoir de quelqu’un n’est pas très valorisant. On se sent utilisé·e par l’autre qui ne verrait que ses intérêts à la relation. Aussi, une personne qui est soupçonnée de s’entourer de personnes moins brillantes qu’elle a tôt fait d’être jugée moralement. On l’accuse d’utilitarisme relationnel mais on lui reproche aussi de préférer s’entourer de médiocres pour minimiser ses efforts en vue d’être remarquable (un peu comme le roi des borgnes au pays des aveugles). Pis, on la suspecte d’œuvrer à rabaisser les autres pour se rehausser soi-même.

Le mythe de la « reine des abeilles »

Ce fantasme s’est tout particulièrement activé à l’endroit des femmes dirigeantes, au moins jusqu’au début des années 2010 et l’on en observe toujours des réminiscences à travers le mythe de « la reine des abeilles ». C’est ainsi qu’à partir des années 1970, on a désigné les femmes qui parviendraient au faîte du pouvoir en ayant savamment œuvré à se positionner en « femme d’exception », seule crédible et respectable, en tout cas « bien au-dessus » des autres femmes.

Il y a peu de mythes aussi pervers que celui de la « reine des abeilles » dans l’imaginaire qui entoure le leadership des femmes. Il est pervers à triple titre. Premièrement, il réancre fermement l’idée que le monde du pouvoir est nativement celui des hommes, accessible uniquement à une minorité de femmes qui donnent des garanties qu’elles sont capables d’être à la hauteur. Deuxièmement, il suppose qu’une femme qui réussit est une femme qui traite mal les autres femmes. Troisièmement, il nie la possibilité de la sororité, entretenant l’idée que les femmes entre elles sont d’abord mues par la rivalité.

Quand les femmes bousculent les codes

La chroniqueuse au New York Mag Ann Friedman a démonté efficacement ce nœud de stéréotypes autour des femmes leaders qui ne sauraient pas avoir d’amies autrement qu’en les employant comme faire-valoir. Dans son article « Why powerful women make greatest friends », elle affirme que les femmes doivent se libérer de la peur d’être accusées de narcissisme sadique dès lors qu’elles ont de l’ambition.

La compétition, dit-elle, ce n’est pas entre femmes qu’elle se joue, c’est avec les hommes qui restent majoritaires dans les espaces de pouvoir et ne vivent pas toujours bien que les femmes y prennent une place croissante. Ce qu’ils vivent mal, ce n’est pas seulement le risque de voir arriver de nouveaux concurrents (nouvelles concurrentes, en l’occurrence) dans l’espace prisé des responsabilités, c’est aussi – et peut-être surtout – que les normes et les codes puissent changer. Aussi, par réaction conservatrices, ils pourraient être tentés de se raidir sur les repères de genre et témoigner d’attentes encore plus stéréotypées vis-à-vis des femmes. Parmi ces caricatures normatives, il y aurait l’idée qu’une femme qui réussit trahit son genre : en étant elle-même moins féminine et en étant également moins aimable avec les autres femmes.

La « shine theory », une stratégie sororale exponentielle

Mais c’est le contraire que l’on observe, dit Friedman. La plupart des femmes ambitieuses ont davantage le réflexe de faire briller d’autres femmes pour briller elles-mêmes que celui de les rabaisser. Un peu comme si elles œuvraient à l’extension du domaine de la luminosité pour se mettre en lumière. On peut par exemple citer l’exemple des femmes du staff de Barack Obama qui avaient mis en place une « stratégie de l’amplification » de la voix des unes et des autres dans les réunions de cab. On peut aussi évoquer les réseaux féminins dont l’objet même est de multiplier le nombre de femmes en visibilité en mobilisant l’énergie des femmes et de leurs alliés. Les femmes pratiquent donc exactement l’inverse de la stratégie du faire-valoir.

Mais comment expliquer cette inclinaison pour la sororité ? Par les spécificités du parcours des femmes leaders, dit l’autrice. Selon elle, les femmes prennent plus rapidement conscience que les hommes que l’on ne peut pas réussir en étant isolé·e. Elles auraient constaté à chaque étape de leur progression que des femmes étaient là pour elles, qu’il s’agisse de garder leurs enfants, de contribuer au « glue work » dans les entreprises ou de les soutenir moralement soit de façon informelle soit dans le cadre d’un accompagnement professionnel. Cette expérience très concrète du soutien les rendrait relativement moins sensibles que les hommes à la conviction que le mérite individuel est l’ingrédient premier de la réussite et davantage réceptive à l’idée que la réussite dépend aussi de la qualité de l’environnement dans lequel on évolue.

Osez (et encouragez) la « shine theory » !

Avec tout cela, la « shine theory », c’est bénéfique pour les femmes qui réussissent car elles tirent avantage de la volonté des autres femmes de braquer les projecteurs sur elles. C’est aussi bénéfique pour l’ambition des femmes en général car la promesse implicite d’être soutenue et mise en visibilité par ses paires encourage nettement plus l’audace que la crainte que les copines sèment des peaux de banane. C’est enfin bénéfique pour les organisations car la mise en lumière est des un·es et des autres, c’est très utile pour détecter et développer les talents.

Alors, n’hésitons plus : osons la « shine theory », osons briller en faisant briller les autres. Et encourageons la « shine theory » : ce n’est pas du copinage, c’est un cercle vertueux de l’ambition !

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE