Le « glue work » des femmes, un composant du plafond de verre ?

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Why Women Volunteer for Tasks That Don’t Lead to Promotions?“ (« Pourquoi les femmes sont-elles partantes pour faire des tâches qui ne servent pas leur carrière ? ») demandent les chercheuses Linda Babcock, Maria P. Recalde & Lise Vesterlund en tête d’une tribune parue dans la Harvard Business Review. Mais de quoi ces autrices parlent-elles ? Du « glue work » ou travail non-promouvable ! On vous explique de quoi il s’agit et dans quelle mesure c’est un frein à la carrière des femmes.

Faire tenir ensemble les composantes du mode projet

La notion de « glue work » est forgée par l’ingénieure Tanya Reilly dans une note de blog intitulée « being glue ». Dans un texte savoureusement ironique assorti de pastilles visuelles bien senties, elle décrit un paradoxe du travail en équipe. Chacun·e apporte sa contribution, en mettant en œuvre son expertise et ses savoir-faire techniques. Mais encore faut-il mettre du liant dans le projet pour qu’il soit mené dans de bonnes conditions, que les délais soient tenus et que l’ensemble soit cohérent. Il faut donc que quelqu’un·e suive les plannings, relance les retardataires, vérifie le contenu des contributions, planifie les temps d’échange, corrige ou fasse corriger les erreurs, ménage les personnalités des un·es et des autres, réponde aux questions, fasse monter à bord les éventuelles ressources complémentaires etc.

Bon, c’est normalement le boulot du/de la chef·fe de projet. Enfin, s’il y en a un·e. Et si cette personne n’a pas tendance à considérer que le mot qui compte, c’est davantage « chef·fe » que « projet ». Or, à l’heure où l’on valorise les « experts » et où l’on choie les « talents », il en est qui seraient assez volontiers partant·es pour prendre la casquette de leader mais ne se voient pas effectuer toutes ces tâches, de surcroît lourdes en charge mentale, qu’iels verraient plutôt exécutées par un·e super-assistant·e. Sauf que l’espèce « super-assistant·e » est en voie de disparition, en particulier dans les organisations qui fonctionnent en mode projet. Alors, il faut bien que quelqu’un·e s’y colle à ce boulot de faire tenir ensemble les composantes du travail collectif. Et qui donc ? Le/la plus perfectionniste ? Le/la plus attaché·e à la cohésion d’équipe ? Le/la moins doué·e pour imposer sa stature d’expert·e ? Le/la plus pragmatique qui sait que si on ne serre pas les boulons entre les plaques, l’édifice n’a aucune chance de tenir ? Le/la plus ancien·ne qui a la connaissance de toute la chaîne de valeur et l’expérience des erreurs du passé et qui sait donc que la réussite d’un projet, ça tient à la coordination des acteurs et au ficelage des détails ? Le/la plus récent·e dans l’équipe pour qu’iel fasse ses classes ?

Ca a l’air comme ça d’un jeu du mistigri : à qui reviendra la carte maudite de faire le « glue work » ? Mais nous dit Tanya Reilly, ce n’est pas parce que c’est un travail de moindre valeur, c’est parce que c’est un travail qui n’est pas valorisé ! Au moment des promotions, primes et augmentations, ce qui compte, c’est de pouvoir mettre en avant une contribution créative que l’on peut s’attribuer, un programme particulièrement ingénieux dont on peut se dire l’auteur·ice, une idée brillante qu’on revendique, un client important qu’on a conquis… Mais pas le fait d’avoir quotidiennement œuvré, à coup de micro-tâches, de réponses aux multiples sollicitations et de solutions apportées à divers problèmes, à ce que les projets se fassent.

Extension du domaine du travail invisible

Le « glue work » non-promouvable ne concerne pas seulement le fonctionnement en mode projet mais s’étend à l’ensemble des cultures organisationnelles dans l’économie financiarisée, si l’on en croit l’économiste Pierre-Yves Gomez, auteur de l’essai Le travail invisible – Enquête sur une disparition. Accusant les process de reporting intrinsèquement liés à l’idée que les actionnaires se font de la valeur et de la performance, Gomez dénonce une invisibilisation croissante du « travail réel » au bénéfice d’une surestimation des postes traçables comme directement rentables. Ici, rentable doit s’entendre au sens propre du terme : ce qui produit de la rente. A priori, c’est du bon sens, il faut se concentrer sur ce qui génère du profit.

Mais c’est un jeu de dupes car dans les faits, la génération de profit ne se fait pas sans le travail réel, fait de tout un ensemble de tâches, de gestes et de comportements indispensables à la chaîne de valeur. C’est juste qu’en étant pour une large part sorti des tableaux de mesure de la création de valeur, ce « travail réel » est démonétisé et sous-valorisé, voire carrément rendu gratuit.

Concrètement, de quoi s’agit-il quand on parle de « travail invisible » ? Pour Gomez, promoteur du travail émancipateur, c’est tout « le travail subjectif et collectif » : ce que les individus font pour « bien faire leur travail », aider les autres et contribuer à ce que le collectif soit vivant, coopérant et apprenant. C’est ce qui fait la différence entre le vendeur qui applique seulement les techniques de la bible commerciale de la chaîne de boutiques et celui qui s’implique dans la relation avec chaque client. Ce qui fait la différence entre le collègue qui atteint d’abord ses objectifs de son côté et celui qui se préoccupe tout le temps de ce que chacun·e dans l’équipe puisse atteindre les siens. C’est le temps passé à transmettre son expérience, ses astuces, ses conseils aux autres. C’est l’énergie investie dans la convivialité de l’équipe, dans la résolution des conflits, dans l’accompagnement des arrivant·es. C’est l’engagement dans les projets porteurs de sens même si ce ne sont pas nécessairement les plus rentables. C’est l’attention portée au maintien du bien-être et de la motivation des un·es et des autres dans l’environnement de travail.

Qui paie pour le « glue work » ?

Tout cela, les femmes seraient plus promptes que les hommes à le faire, disent Babcock, Recalde & Vesterlu dans leur article “Why Women Volunteer for Tasks That Don’t Lead to Promotions?“. Leurs travaux de recherche leur ont en effet permis d’évaluer que les femmes font 200 heures de travail non-promouvable par an de plus que les hommes.

Ce travail gratuit pour les employeurs leur coûte cher, à elles. Elles en paient le prix à trois niveaux :

  • A court terme, le travail non-promouvable n’est par définition pas producteur de primes et d’augmentation.
  • A moyen terme, le travail non-promouvable ne permet pas de faire valoir des acquis pour une évolution professionnelle… Alors même que c’est un formidable espace de mise en œuvre de toutes sortes de soft-skills: empathie, intelligence émotionnelle, écologie relationnelle, sens de la médiation, adaptabilité, sens politique, gestion du stress, orientation solution, ouverture au changement, créativité…
  • A long terme, et c’est le point sur lequel Babcock, Recalde & Vesterlu insistent le plus, cette vilaine habitude d’effectuer du « travail gratuit » entretient des stéréotypes sur le « travail féminin » que l’on s’imagine davantage tourné vers le « care », la relation humaine, le don de soi, le sens du collectif que sur la performance, la rationalité, la compétitivité et l’ambition.

En bref, le « glue work » des femmes ne serait pas pour rien dans le plafond de verre !

Dire non au « glue work » ?

Pour Linda Babcock et ses collègues, la solution, c’est de dire « non » au travail non-promouvable. Et de théoriser cette invitation dans un ouvrage intitulé The No Club. Car ce n’est pas si simple de dire « non » au travail pour les femmes, expliquent les autrices. Elles en sont principalement empêchées par la peur de déplaire en renonçant au rôle de celle qui rend service, arrange tout le monde, accueille, prend soin, soutient, rend l’environnement agréable et chaleureux.

Mais à qui ont-elles ainsi peur de déplaire ? Aux autres femmes qui pourraient les attendre au tournant du mythe de la reine des abeilles (Ah ! Celle-là, depuis qu’elle a pris du galon, elle est nettement moins sympa avec les autres nanas qu’avant) ? Aux hommes qui voudraient bien que les femmes montent dans les organisations mais préfèreraient qu’elles préservent leurs attributs féminins stéréotypés (Des femmes, d’accord, mais bon, si c’est pour en avoir qui se comportement comme des bonshommes, merci bien !) ? Ou bien à elles-mêmes qui trouveraient peu flatteur le reflet d’une femme qui refuserait de rendre service, se tiendrait à distance respectable des nécessités du « care » et réserverait son temps et son énergie à ce qui peut lui rapporter.

Pour Babcock, les femmes doivent lutter contre toute une série de croyances limitantes qui plombent leur carrière. Elles peuvent apprendre à dire « non » sans se vivre comme de froides égoïstes, à déléguer les tâches qui ne les valorisent pas sans culpabiliser, à prendre de la hauteur par rapport aux réalités quotidiennes du travail sans s’accuser d’être connectées et même à dire aux hommes de prendre davantage leur part du travail non-promouvable sans craindre de passer pour de pénibles redresseuses de tort.

Mais la responsabilité du rééquilibrage du « glue work » ne saurait reposer que sur la capacité des femmes à dire « non ». Cette question interroge plus globalement les organisations sur la valeur qu’elles accordent à ce vrai travail consistant à faire du lien et subséquemment sur la façon dont elles le prennent en compte dans la définition des critères de rémunération et de promotion.

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE