Selon certain·e·s historien·ne·s et anthropologues, c’est à la période paléolithique et à l’invention de l’agriculture que l’on devrait l’origine des inégalités femmes/hommes. Le passage du modèle relativement égalitaire des chasseurs-cueilleurs à celui reposant sur la domestication des végétaux et animaux aurait favorisé une répartition des tâches, fonctions et espaces séparant femmes et hommes selon un ordre appelé à se hiérarchiser. Où en sommes-nous 10 millénaires après ?
On fait le point sur la place des femmes dans l’agriculture.
Combien de femmes travaillent dans l’agriculture ?
Selon la FAO, les femmes représentent 43% de la main d’œuvre agricole dans le monde. A l’échelle des pays en développement, ce taux monte à 60%. Dans certaines zones géographiques, il est encore plus élevé : 70% en Asie du Sud, 85% dans les régions rurales de l’Inde…
Néanmoins, dans de nombreux pays, les données sont difficiles à établir et stabiliser du fait de l’importante part d’emploi informel dans le monde en développement en général et dans le secteur de l’agriculture en particulier. Selon l’OIT, l’agriculture représente en effet la part la plus importante de l’économie informelle non criminelle : 90% de l’emploi du secteur agricole à l’échelle mondiale serait informel !
L’informalité de l’emploi agricole est en large partie lié à des caractéristiques spécifiques de ce secteur économique : l’héritage d’une structuration en exploitation familiale a longtemps favorisé l’invisibilisation des acteurs autres que le propriétaire. En France, le statut de conjoint-collaborateur créé en 1980 permet aux partenaires de vie des exploitant·e·s d’accéder à des droits sociaux (dont la retraite) et il a le mérite de rendre visibles toutes les femmes de paysan qu’on a longtemps comptabilisé comme des femmes au foyer alors même qu’elles bossaient dur, au quotidien, sur l’exploitation. Aujourd’hui, en France, les femmes représentent 30% des effectifs permanents du secteur de l’agriculture, 27% des chef·fe·s d’exploitation. En revanche, elles ne sont que 17% à être salariées.
Plus formées que jamais, mais…
La faible part des femmes dans l’agriculture a ceci de paradoxal que les filles sont très bien représentées dans les formations agricoles. Elles comptent pour 50% des effectifs dans l’enseignement technique agricole et pour 61% dans l’enseignement supérieur de la filière. Les écoles d’ingénieur agro sont d’ailleurs celles qui comptent le plus de filles : 59% contre 23% pour l’ensemble des écoles d’ingénieur. Quant aux écoles vétérinaires, elles scorent carrément à 74% de filles.
Mais derrière ces chiffres globaux, il faut noter une sur-représentation des filles (82%) dans les spécialités « services à la personne » des formations agricoles : dispensées en ruralité, dans des établissements agricoles, ces formations ne débouchent majoritairement pas sur des emplois dans l’agriculture. Si l’on s’en tient à la stricte part des spécialités menant à la production agricole, les filles ne représentent que 37% des classes. Et si l’on compte la part des apprentis en poste sur des exploitations, elles ne sont plus que 20%. En d’autres termes, on perd un nombre important de femmes entre celles qui obtiennent les diplômes nécessaires à travailler au cœur des métiers de l’agriculture et celles qui y exercent réellement.
Où sont-elles ? Elles s’orientent plus volontiers que leurs camarades masculins de formation initiale vers les métiers de la transformation, mettant leur force de travail au service des industriels de la filière agro-alimentaire. On les retrouve aussi dans la fonction publique territoriale et un certain nombre complète sa formation ou se reconvertit précocement pour rejoindre le secteur médico-social. Est-ce à dire qu’elles fuient en masse les travaux des fermes et champs ?
L’exode rural des femmes
La première raison pour laquelle les femmes sont peu présentes dans les métiers de l’agriculture et qu’elles leur « préfèrent » des emplois plus urbains même quand elles ont des diplômes agricoles, c’est le taux de chômage qu’elles subissent. Dans les zones rurales, les femmes sont deux fois plus exposées au risque de chômage que les hommes. Pour ce qui concerne strictement les emplois agricoles, elles ont près de 20% de chances en moins d’y accéder.
Faut-il en conclure que l’employeur agricole a des biais sexistes fortement ancrés ? La sociologue Hélène Guétat-Bernard, rattachée à l’ENSFEA, autrice de l’ouvrage Féminin-Masculin – Genre et agricultures familiales, met en évidence une permanence de la répartition genrée des espaces et fonctions dans les exploitations qui peut faire obstacle à l’emploi des femmes au niveau de qualification qui est le leur. Même diplômées, aptes aux travaux de cœur de métier agricole et habilitées à conduire les machines et à manipuler les produits phytosanitaires, les femmes sont plus volontiers affectées à des tâches traditionnellement dévolues aux épouses d’agriculteur : traite, transformation des cultures, vente…
A cela s’ajoutent les impacts de la confusion entre espace professionnel et espace privé sur l’exploitation qui réancrent davantage les femmes du monde agricole dans les responsabilités domestiques et familiales que les femmes qui ont un travail sur un lieu distinct du lieu de vie familiale. Ainsi, selon une étude de la FNAB, les agricultrices sont 66% à être seules dans le couple à s’occuper des tâches domestiques contre 26% des femmes de la population générale à être dans la même situation.
Pour compléter le tableau de la dureté de la vie paysanne pour les femmes, il faut ajouter la sur-représentation du monde rural dans les violences sexistes. Un quart des appels reçus au 3919 (numéro vert d’alerte pour les violences intrafamiliales) provient des territoires ruraux (qui ne concentrent que 33% de la population générale) et près de 50% des féminicides ont lieu en zone rurale.
Toutes ces raisons font que les femmes, qui plus est quand leur niveau de formation leur permet de s’ouvrir des horizons de développement professionnel, d’autonomie et d’ascension sociale, tendent à déserter les campagnes.
Et pourtant, les campagnes ne peuvent se passer des femmes…
Première conséquence de l’exode rural des femmes : le célibat des agriculteurs. La face amusante de ce phénomène se lit dans l’existence même d’une émission de télé-réalité qui promet à des agriculteurs de trouver une compagne qui acceptera de partager leur existence si particulière. Mais derrière le divertissement, il y a une vraie préoccupation sociale. Dès 1962, Pierre Bourdieu s’y intéressait : son article Célibat et condition paysanne attribuait principalement la faible nuptialité des agriculteurs aux enjeux de non-dilution du patrimoine familiale. Mais 40 ans plus tard, il publiait Le bal des célibataires en adoptant une toute autre perspective : derrière la misère conjugale des hommes ruraux, c’est toute une crise de la société paysanne qui se dessine.
Et le sociologue d’insister sur le rôle clé des femmes pour faire la jonction entre le monde rural et le monde citadin, faire pénétrer dans les campagnes les idées venant des villes et jouer les vectrices de la modernisation et de la transformation des modèles paysans, jusque dans les façons de produire. On en veut pour preuve le rôle moteur qu’ont joué les femmes au tournant du XXIè siècle dans l’engagement des exploitations en transition bio. Aujourd’hui encore, les agricultrices sont sensiblement plus nombreuses dans l’agriculture raisonnée et bio que dans l’agriculture dite conventionnelle.
A l’échelle mondiale, l’ONU alerte de longue date sur la nécessité d’une part de renforcer la mixité dans le monde agricole à l’heure du défi de nourrir toute la planète sous régime de changement climatique et d’autre part d’accélérer l’égalité femmes/hommes dans le monde rural. Selon les estimations de l’organisation internationale, « si les femmes qui travaillent dans l’agriculture bénéficiaient du même accès aux ressources productives que les hommes, elles pourraient accroître les rendements de leurs exploitations agricoles de 20 à 30%, faisant augmenter de 2,5% à 4% la production agricole totale de leurs pays. Cela permettrait de réduire le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde d’une proportion de 12% à 17% environ ».
De toute évidence, l’agriculture ne peut pas se passer des femmes.
Comment faire revenir les femmes à la terre ?
Alors, comment les retenir dans le monde rural et les inclure pleinement dans l’activité agricole ? Un rapport très complet du Sénat, rendu public en 2017, analyse en profondeur les causes de la désertion paysanne des femmes et préconise un certain nombre de pistes pour enrayer le phénomène.
Parmi ces pistes, on retiendra :
- La question du financement et des aides à l’installation : les rapporteur·e·s du document parlementaire estiment que les systèmes en place ne sont ni adaptés à la condition des femmes (dont les apports initiaux, notamment, sont moindres que ceux des hommes) ni favorables à la transition agroécologique. Il faudrait donc que les acteurs publics et privés du financement fassent évoluer leurs process, leurs offres et leurs pratiques pour mieux cibler les femmes et les systèmes de production durables.
- L’enjeu de l’articulation des temps de vie: la géographie du monde rural ainsi que les contraintes spécifiques des métiers de l’agriculture font que les solutions de gardes d’enfant et d’activités périscoloraires pensées pour la vie citadine sont en large partie inadaptées. Il y a donc tout un chantier d’innovation sociale à explorer et déployer pour faciliter autrement la conciliation vie pro/vie perso pour les parents dans les territoires ruraux.
- La mixité des instances décisionnaires et des réseaux professionnels est aussi pointée comme un défi à relever. Chambres d’agriculture, syndicats, comités territoriaux et même collectivités locales souffrent d’un déficit de femmes dans leur composition et d’une rareté manifeste des femmes à leur tête. Or, il semble indispensable que ces espaces qui constituent autant de lieux où se prennent les orientations pour structurer les territoires que de lieux où les individus peuvent réseauter et renforcer leurs horizons d’opportunité soient paritaires.
- Il faut enfin œuvrer de façon pertinente à la sensibilisation de tous les acteurs du monde rural au sexisme et à ses effets sur les conditions de vie et de travail, sur l’épanouissement, sur les dynamiques collectives et sur la performance du secteur agricole.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE