Longtemps, on a dit que les hommes dessinaient et les femmes étaient dessinées. Entre 1974 et 2000, le Festival d’Angoulême n’a décerné son Grand prix qu’à une seule femme, Claire Brétecher… Au final, sur près de 50 ans d’existence, cette distinction à portée internationale n’aura récompensée que 7% de dessinatrices. Mais le festival s’en préoccupe, en témoignent des initiatives telles que la table ronde tenue en 2021 sur l’invisibilisation des femmes dans l’histoire de la BD.
Indépendamment de ce zoom sur Angoulême, il semble quand même que le vent ait tourné dans l’univers BD, avec une visibilité nettement accrue des créatrices et concomitamment du féminisme. Illusion d’optique ou réel changement dans ce secteur en forte croissance économique en même temps qu’il reste un haut vecteur de pop culture ?
Quelle proportion de créatrices de BD ?
Les illustratrices représentent aujourd’hui 12% des illustrateurs édités. C’est mieux que 10 ans en arrière, au temps où les libraires séparaient dans leurs rayons les rares albums « de femmes » du reste de la bédéthèque. En finir avec cette pratique fut d’ailleurs l’une des premières demandes du Collectif des créatrices de BD contre le sexisme, à sa création en 2013. Le premier article de sa charte présente comme « rabaissant pour les femmes auteures d’être particularisées comme créant une bande dessinée féminine ».
Et de dénoncer la qualification de « girly » qui collait à la plume des nouvelles figures du 9è art qu’étaient alors les futures stars Pénélope Bagieu, Marion Montaigne, Emma, Diglee ou Margaux Motin.
L’égale représentation des créatrices et des créateurs dans les rayons BD n’est pas encore une réalité, mais assurément on a progressé à pas de géants entre la fin du XXè siècle qui voyait une Claire Brétecher prisonnière du Syndrome de la Schtroumpfette et du Complexe de Madame Curie et notre époque qui ne sait même plus comment le monde de la BD a pu se passer du talent de toutes ces créatrices.
Quelle vision de la féminité véhiculée par la BD ?
Arrêtons-nous maintenant sur le regard que porte la BD sur les femmes et la féminité. Bon, la caricature, c’est l’ancestrale Bécassine, sotte mais gentille. Il y a la Schtroumpfette, sympa mais destinée à l’insipidité du simple fait qu’elle ne présente aucun autre caractère ni trait de personnalité que de représenter la féminité. Dans les variations du féminin, on trouve encore Bonemine, incarnation de la mégère armée d’un rouleau à pâtisserie ; Mademoiselle Jeanne, l’amoureuse naïve ; Natacha, l’hôtesse de l’air plus que parfaite ; Falbala, la créature tout droit sortie du fantasme de la femme fatale et tout un aréopage de pin-ups à la sensualité exacerbée et aux courbes défiant les principes de la gravité.
Dans cet inventaire, il ne faudrait pas oublier les super-héroïnes : la première d’entre elles, Wonder woman, sa consoeur Superwoman et sa cousine Supergirl. Oui, mais voilà, les regards aiguisés ont noté que ces supernanas ont davantage tendu vers l’hypersexualisation qu’elles n’ont acquis de superpouvoirs. D’autres ont fait remarquer que bizarrement, dans la BD, les femmes n’ont pas de nez : une ombre à peine prononcée au milieu de visage de Natacha et deux micro-narines pour Laureline et pas plus pour respirer chez Valentina ou Gwen Stacy… Alors même que de nombreux personnages masculins ont de sacrés tarins !
Au-delà de cette seule affaire de pif, c’est toute la représentation de la beauté féminine qui est pointée du doigt : quand elles sont belles, ce sont des bombasses et la bombasserie s’exprime par la taille fine, la poitrine galbée, le regard immense (d’ailleurs, toute une littérature sur les yeux dans les mangas explore le poids du soft power occidental dans les représentations de la beauté au cœur d’une culture venue d’Asie), les lèvres sensuelles, les postures gracieuses (même dans les mouvements les plus acrobatiques). La BD traditionnelle aurait-elle une vision particulièrement stéréotypée (et passablement étriquée) de la féminité ?
Pas si sexiste qu’on le dit, la BD « classique » ?
A cette question du poids des stéréotypes de genre dans la bande dessinée, une première réponse est apportée par la distinction nécessaire à faire entre « type » et « stéréotype », explique le chercheur Pascal Robert. Par « type », il faut entendre l’ensemble des signaux caractérisant un personnage au premier coup d’œil. Le/la bédéaste n’a en effet pas la même possibilité qu’un·e romancier·e de décrire un personnage dans les largeurs, en s’étendant sur ses traits physiques et de personnalité, sur sa biographie, sur ses ambiguïtés. Il faut que dès la première case, on sache à qui l’on a à faire. Tout dans Gaston, de la posture à la coiffure en passant par la tenue vestimentaire, doit respirer la nonchalance. Tout chez Bonemine, doit évoquer la mégère, depuis la moue jusqu’au rouleau à pâtisserie en passant par la pose poings sur les hanches. Alors, oui, le « type » fait appel aux stéréotypes. Ainsi, la BD s’accroche-t-elle aux reliefs de l’imaginaire collectif : quand celui-ci réduit le nuancier de la féminité à la ménagère et à la femme fatale, difficile de croquer des personnages féminins qui dépassent ces archétypes.
Mais ça se discute, nous dit la sociologue Marie-Christine Lipani-Vaissade, qui regarde les héroïnes de la BD francophone traditionnelle au-delà des tentations de la caricature : à bien y lire, Bécassine n’est pas si cruche, elle a même un sacré tempérament et relève tous les défis de son temps ; Barbarella partage avec Brigitte Bardot une plastique offerte au « male gaze » autant qu’un esprit de farouche liberté, irréductible aux clichés. Et puis, à partir des années 1970, nous dit la chercheuse, la BD accompagne les changements de société : les personnages féminins des BD cultes gagnent en épaisseur, de nouveaux « types » de femmes entrent dans les albums et les voilà qui ont plus de choses à dire dans les bulles de parole. D’ailleurs, puisque la révolution féministe est en marche, voilà qu’elle infuse aussi le monde du 9è art.
Le boom de la « BD féministe »
Toutefois, le vrai boom de la « BD féministe » ne se fera pas dans les seventies mais attendra les années 2000 bien sonnées pour qu’émergent à la vue du grand public toute une génération de filles spirituelles de Brétecher, au coup de crayon affûté et à l’esprit bien tourné. D’abord sur le web et assez rapidement dans les presses des éditeurs qui flairent la tendance de fond, la BD de chronique sociale s’empare de tous les thèmes de l’égalité de genre : l’effet Matilda et l’invisibilisation des femmes dans le récit de l’histoire avec Les culottées de Pénélope Bagieu, les albums de Catel ou de Séverine Vidal, la lutte pour les droits des femmes avec Chloé Wary ou Marta Breen, la maternité et la parentalité avec Nathalie Jomard, Marie Dubois, Aurélie William Leveau ou Lucile Gomez, le couple et la charge mentale avec Margaux Motin ou Emma, la masculinité toxique avec Liv Strömquist ou Juliette Boutant et son projet Crocodiles, le harcèlement sexuel avec Mirion Malle, la réappropriation du corps et de la sexualité avec Tess Kinski, Léa Bordier, Lili Sohn, Diglee ou Laetitia Coryn, la question queer avec Carole Maurel ou Aude Mermillod quand elle adapte le Chœur des femmes de Martin Winckler…
Cette bande dessinée assumant la rencontre entre l’artistique, le politique et le pédagogique contribue largement à populariser des notions clés de la conversation sur l’égalité. Jamais la pop culture ne s’est autant mise au service d’une question aussi sensible dans le débat public.
Un milieu en quête d’un nouvel équilibre
Sans conteste, les femmes de la BD et leurs alliés font souffler un vent nouveau sur le milieu. Ce n’est pas sans faire de bruit dans le Landerneau : en 2016, Riad Sattouf refuse sa nomination au Grand Prix du Festival d’Angoulême (il en est finalement le lauréat en 2023) pour protester contre l’invisibilisation de ses collègues illustratrices dans la sélection ; la même année, une polémique éclate autour d’un album de la série Leonard, accusé de véhiculer une misogynie d’un autre âge ; à partir de 2017, une page « Paye ta bulle » recense les témoignages d’actrices du monde de la BD confrontées au sexisme parfois très décomplexé des éditeurs, des organisateurs de Salon et d’autres dessinateurs ; en 2020, plusieurs scénaristes et illustrateurs américains sont visés par des campagnes de dénonciation d’agissements inappropriés sur les réseaux sociaux ; et l’on peut citer évidemment la récente « affaire Vivès » du nom de l’auteur accusé de diffusé des images pédopornographiques à travers ses dessins et d’avoir fait montre de sexisme hostile envers certaines de ses collègues qui critiquaient son travail…
Comme tous les milieux artistiques, le neuvième art est aux prises avec la limite des antiennes « séparer l’homme de l’artiste » et « distinguer l’œuvre de la pensée » voire « faire la part des choses entre le fantasme et la réalité ». Ces schémas rhétoriques largement employés pour discréditer toute mise en cause d’un créateur sur des questions de sexisme ou dans des affaires de violences ne suffisent évidemment plus à fermer le ban. Les questions de la place des créatrices, des représentations de la féminité, de l’influence de la BD sur les mentalités sont sur la table. Pour y apporter de nouvelles réponses, les acteurs et actrices de cet art complexe ont à trouver un nouvel équilibre pour que l’humour, l’esthétique, l’esprit subversif et le narratif se remarient harmonieusement, sur un autel autre que celui de la caricature de genre.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE