On convoque souvent le « syndrome de l’infirmière » dans le champ des relations privées, pour désigner les femmes (principalement) qui auraient tendance à s’investir dans des relations intimes avec des personnes en souffrance dont elles se retrouvent à prendre soin, au risque d’installer durablement un déséquilibre dans le couple, voire des rapports toxiques. Mais le syndrome de l’infirmière s’exprime aussi dans le monde du travail. On fait le point sur cette question.
Aux origines du concept, « l’effet Florence Nightingale »
Le concept de « syndrome de l’infirmière » est une dérivation d’un autre concept issu des recherches en psychologie : « l’effet Florence Nightingale ». Cet effet fait référence à l’histoire réelle d’une infirmière fortement engagée dans l’amélioration des soins médicaux et de la condition de vie des patients et dont l’implication sur le terrain fut jugée excessivement affective, au point qu’on la soupçonna d’être amoureuse de plusieurs de ses patients. L’effet Florence Nightingale pointe une confusion des passions : l’amour du métier se mélange à l’amour pour les personnes avec lesquelles on l’exerce, l’engagement dans la relation professionnelle se mélange avec les sentiments intimes.
Le risque d’ « effet Florence Nightingale » au travail est à l’origine identifié dans les métiers de la santé et du social, réputés « métiers de vocation ». Il est abordé sous l’angle d’un double risque : celui de l’épuisement de l’individu qui se dédie à son travail jusqu’au sacrifice de soi et celui des dysfonctionnements induits par une déprofessionnalisation à mesure que l’affect prend le pas sur le protocole.
Du care au quer : la fatigue compassionnelle
Le « care » n’est plus l’apanage de certains corps de métier, mais entre désormais dans la grammaire managériale de tous les secteurs. Nous sommes désormais de plus en plus appelé·e·s à prendre en compte les vulnérabilités dans la gestuelle d’encadrement et il nous est demandé de mobiliser des ressources de bienveillance pour faire grandir les autres. Si c’est de l’ordre du bon sens, (et que cela va dans le bon sens), ce n’est pas sans demander de nouveaux efforts aux managers ni induire de nouvelles formes de fatigue.
On voit ainsi apparaître en entreprise un phénomène précédemment observé dans les hôpitaux : la fatigue compassionnelle. La relation empathique est en effet très gourmande en énergie et en flexibilité psychique… Il est improbable de l’exiger avec une intensité équivalente tout au long de la journée, chaque jour de la semaine, pendant des mois et des mois, sans que l’individu s’épuise jusqu’au « quer » (souffrance, en allemand). Aussi, on ne peut pas demander un management par le « care » d’autant d’individus que lorsque l’on manage par l’autorité ou le process. Mais rares sont les managers qui témoigneront du fait que leur charge de travail globale aura été réduite pour leur dégager la disponibilité et le temps de récupération nécessaires à une transformation de leurs pratiques vers plus de relation empathique.
Les paradoxes de l’engagement
Non contente de puiser énormément d’énergie, la relation empathique entre volontiers en concurrence, si ce n’est en contradiction avec d’autres exigences… Au risque de l’injonction paradoxale ! Il faudrait ainsi à la fois prendre soin de chacun·e dans ses singularités et faire avancer le collectif en équité, être dans la souplesse relationnelle mais d’une rigueur intraitable sur les process, valoriser les soft-skills tout en faisant du chiffre, raisonner long terme tout en témoignant d’une haute efficacité immédiate, encourager la sérendipité et le droit à l’erreur tout en craignant les sanctions en cas de faille…
Plaçant constamment l’individu en conflits de valeur en même temps qu’elle lui demande une agilité de tous les instants, l’injonction paradoxale est connue pour être une source de stress et de perte de discernement. Confronté·e·s à des systèmes d’obligations contradictoires, certain·e·s donneront des signes de désengagement (repli sur soi, distanciation du collectif, paresse sociale…) quand d’autres entreront dans la spirale du surinvestissement, courant inlassablement après le besoin de soigner l’organisation malade de ses incohérences et de réparer les blessures causées aux individus par les dysfonctionnements de l’organisation. Et voilà que l’on retombe sur le syndrome de l’infirmière, avec des comportements managériaux d’effacement de soi et de silenciation de ses propres besoins pour diriger toute son énergie vers l’objectif plus ou moins inatteignable du sauvetage des autres.
Se défaire du biais de perception pour aborder autrement le sur-engagement
On le voit, le syndrome de l’infirmière n’est pas tant une affaire de névrose individuelle dans le rapport au travail qu’une problématique organisationnelle d’ajustement raisonnable entre les attendus vis-à-vis des individus et les capacités réelles qu’ils ont (du fait de leurs compétences mais aussi des moyens qu’on leur donne) pour atteindre leurs objectifs. Se défaire de l’idée que le syndrome de l’infirmière est une faille psychologique de l’individu permet aussi de se libérer de la tentation d’associer des stéréotypes liés à la féminité (sensibilité, émotivité, attachement au « care ») aux mécanismes de sur-engagement empathique.
Il n’y a pas d’autres raisons au fait que les femmes y soient plus souvent sujettes que le fait qu’elles sont plus nombreuses dans des métiers à haute intensité d’interactions humaines (le médical et le para-médical, les services à la personne, l’enseignement, le social…) et dans des fonctions de management de proximité. Le sur-engagement des individus dans ces métiers et fonctions est davantage un indice de la nécessité de faire évoluer les conditions dans lesquels ils s’exercent que de l’urgence à guérir les névroses de chacun·e !
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE