Chaque année en septembre, ce sont les « Journées européennes du patrimoine ». Depuis quelques années, la manifestation est émaillée de discussions sur la place des femmes dans le patrimoine et enrichie d’initiatives pour valoriser mieux celles qui ont contribué à l’héritage commun… Et puis en 2015, sont apparues les « Journées du matrimoine », exclusivement consacrées à la part féminine des legs du passé.
Comment prendre la mesure de l’invisibilisation des actrices du patrimoine ? Quels sont les moyens de rétablir une certaine égalité dans la reconnaissance due par les contemporain·e·s à leurs illustres aîné·e·s ? Pourquoi la mise en lumière des femmes du patrimoine réveille-t-elle parfois la crainte d’une « dérive wokiste » à grands coups de « cancel culture » ? On fait le point.
« Matrimoine », un néologisme militant ?
L’Académie française va finir par se fâcher ! Vent debout contre l’écriture inclusive, elle a fini par admettre le principe de féminisation des noms de métiers sans pour autant se laisser convaincre que l’ambiguïté entre le masculin et le neutre pouvait contribuer à l’invisibilisation de la moitié de l’humanité. Alors, si on débarque avec un néologisme tel que « matrimoine », ça ressemble à de la provocation.
Sauf que « matrimoine » n’a rien d’un néologisme. C’est un mot d’usage courant du Moyen-Âge jusqu’au XVIIè siècle. Il désigne alors tout simplement l’ensemble des biens transmis par la mère. Les actes de mariage indiquent au titre du patrimoine les acquêts apportés à la communauté par l’homme et au titre du matrimoine ceux qui le sont par la femme. Tout simplement. La première acception du patrimoine et du matrimoine concerne ainsi les affaires de transmission familiale.
C’est avec les Lumières et la Révolution française que la notion de patrimoine prend un nouveau sens, couvrant les biens collectifs : issu de la mise à disposition de la nation des biens du clergé et du régime renversé, le patrimoine national se constitue de bâtiments, de monuments d’œuvres d’art dont l’État se voit confier la préservation autant que la possession. C’est en l’occurrence à la même époque que l’on instaure le mariage civil puis quelques années après le régime matrimonial ( !) par défaut de la communauté de biens. Le code Napoléon consacre au passage la condition de minorité des femmes : le matrimoine au sens familial du terme est enterré avec l’autonomie des femmes. Reste la question de la participation des femmes au patrimoine national, et par extension au patrimoine mondial de l’humanité.
Quand le patrimoine devient patriarcal
Dès le début du XIXè siècle, le patrimoine collectif devient un enjeu politique. Il y va de l’expression de la grandeur d’une nation/d’une civilisation au travers de l’inscription des ouvrages qui la symbolisent dans une profondeur historique. L’entrée au patrimoine signe la reconnaissance du peuple envers un héritage culturel. Le patrimoine indique aussi le degré de puissance d’une nation, d’un peuple, d’une civilisation.
Mais les ouvrages ne sont pas désincarnés, d’autant moins que le récit national est avide de héros et de génies. Le patrimoine est autant fait d’œuvres que d’hommes : Notre-Dame, c’est Sully et Viollet-le-Duc ; La Joconde, De Vinci ; la chapelle Sixtine, Michel-Ange… L’extension du patrimoine à la diversité des formes culturelles met en valeur des écrivains, des hommes de théâtre, des réalisateurs de cinéma, des musiciens ; l’ouverture à l’ouvrage industriel fait la part belle aux entrepreneurs ; la notion de legs politique consacre des chefs militaires, de grands Résistants, des personnalités ayant porté des lois majeures ou accompli des réformes emblématiques… Ce qui fait beaucoup d’hommes !
En tout cas, nettement plus d’hommes que de femmes, en témoigne par exemple la répartition genrée des noms de rues & voies comme celle des personnalités panthéonisées. Cette rareté des femmes dans l’annuaire patrimonial est-elle le fruit d’une moindre capacité des femmes à créer, à exceller, à laisser des œuvres d’importance à l’humanité ? Rien de génétique ou de biologique pour valider cette hypothèse (heureusement dépassée). Mais alors, les instances qui décident qu’une œuvre et on auteur·e méritent d’entrer au patrimoine seraient-elles sexistes ? Pas exclu, si l’on considère que l’essentiel du sexisme est le fruit de biais inconscients qui tendent notamment à nous faire mieux voir ce que nous avons déjà vu (ici, des « grands hommes ») et mieux prendre en compte ce qui existe déjà que ce qui émerge. Cela vaut aussi pour l’acceptabilité sociale, ce sentiment partagé que tel·le ou tel·le est légitime ou non à accéder à la reconnaissance collective.
Rendre de la visibilité aux femmes du patrimoine
La préoccupation de la place des femmes dans le patrimoine va croissant. Il s’agit d’un triple enjeu de justice (que les créatrices ne soient pas renvoyées dans les marges des livres d’histoire, voire carrément dépossédées de leurs œuvres injustement attribuées à des hommes), d’exhaustivité (histoire de ne pas priver la mémoire collective des apports de la moitié de l’humanité) et de stimulation des vocations (car, comment les filles et femmes d’aujourd’hui peuvent-elles projeter leur ambition sans rôles modèles pour inspirer leur confiance, leur audace et leur excellence).
Diverses actions sont menées pour rendre de la visibilité aux femmes dans le patrimoine :
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Des actions de correction
Il peut s’agir de mesures de rééquilibrage de la part des hommes et des femmes dans le baptême d’espaces communs (noms de rue, de stations de transports en publics, de salles de réunion dans les entreprises) ou dans l’attribution de symboles de reconnaissance publique (Panthéonisation, érection de statues…).
Il peut également s’agir de réattribution d’œuvres à leurs créatrices : les écrits de Colette un temps appropriés par son compagnon Willy ; les peintures de Margaret Keane vendues par son ex-mari (incapable de tenir un pinceau) comme si c’était les siennes ; les travaux de l’astronome Jocelyn Burnell spoliés par son directeur de thèse ; les toiles de Judith Leyster qu’un marchand d’art trouva plus vendeuses si elles portaient la signature d’un homme ; les pièces de Catherine Bernard qui figurèrent longtemps dans les œuvres complètes de Bernard de Fontenelle (par ailleurs plagié par Voltaire)…
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Des actions d’enrichissement de la connaissance
Les historiographes s’accordent à dire que de nombreuses erreurs d’attribution tout comme une large part de l’invisibilisation de femmes créatrices procèdent surtout d’un déficit de connaissances et de partage de l’information. Quand les sources sont disponibles, le travail consiste à expertiser puis valoriser le travail des créatrices des temps passés. De nombreux ouvrages scientifiques ou plus grand public (comme le best-seller de Titiou Lecoq Les grandes oubliées) ainsi que des actions volontaristes d’institutions œuvrant au développement des savoirs (comme par exemple la fondation Wikimedia qui produit des « editathon » visant à enrichir l’encyclopédie collaborative) contribuent à l’enrichissement du savoir sur la place réelle des femmes dans le patrimoine, favorisant ainsi leur légitime reconnaissance. Mais il arrive aussi que les sources manquent ou que la documentation disponible ne permette pas d’attribuer formellement une œuvre à un créateur ou une créatrice. Très symptomatiques sont les cas des couples d’artistes ayant produit à quatre mains à une époque où il était socialement (voire légalement) acquis que les femmes étaient sans signature, sans existence publique, sans ambitions d’être reconnues…
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Des actions de réflexion sur la philosophie du patrimoine
La conversation sur la place des femmes dans le patrimoine conduit aussi – et peut-être surtout – à une réflexion sur ce que signifie le patrimoine. Est-il une instance sociale de « conservation » au risque du conservatisme ? Ou bien se définit-il comme une démarche de lien entre passé, présent et avenir ; ce qui induirait de penser le besoin des générations actuelles et futures quant au rapport au temps long ? Regarder le patrimoine comme une affaire de sens et d’appartenance collective dans le dialogue entre époques devrait laisser plus de place non seulement aux femmes, mais plus généralement à toutes celles et tous ceux qui, sans bâtir des monuments ni conduire des armées, sans diriger des entreprises ni signer une œuvre de leur nom, participent aux grandes étapes de l’histoire de l’humanité forgeant un avant-après.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE